CONCOURS DE NOUVELLES 2004

" Les Iles de la Méditerrannée "

 

1er prix Adultes : "L'oustaou de Diou" de Monsieur René Pesci

Le bateau commença en marche arrière à s’éloigner tout doucement du bord du quai dans le fracas assourdissant de ses moteurs. Auparavant sa sirène avait lancé un cri strident pour avertir les passagers retardataires de son départ imminent. Puis il amorça son habituelle rotation à l’extrémité de la jetée pour se libérer de l’exiguïté de l’embarcadère en cul de sac. Il lança ses moteurs en avant, mettant fin ainsi aux désagréables vibrations générées par la manœuvre de recul.
Comme chaque jour, dès l’aube et jusqu’au soir, la navette maritime commençait son incessant ballet de traversées assurant ainsi les liaisons entre la Tour Fondue à l’extrémité de la Presqu’île de Giens et le petit port de Porquerolles afin d’y emmener la horde de vacanciers d’un jour sur cette petite île paradisiaque du Var, la plus grande et la plus fréquentée, faisant partie avec celles de Port Cros et du Levant du triptyque des Iles d’Or ainsi nommées à cause de la couleur mordorée que prend la roche au soleil couchant. De grandes falaises abruptes au sud contrastent avec les trois grandes plages et le petit port de plaisance sur sa façade nord. 
Robert et Claire Brisson avaient pris place sur un des nombreux bancs de la plage arrière découverte du bateau, là où assis et comprimés entre eux pendant la demi-heure que dure le trajet, les passagers peuvent se délecter du soleil, de la vue et imaginer déjà les plaisirs annoncés de leur prometteuse balade. Les plus courageux prenaient plus volontiers place debout à l’avant du bateau leur permettant ainsi de suivre l’avancée vers l’autre rive, de profiter de la vue de l’immensité de la superbe rade, des embarcations de pêcheurs et du croisement à mi-parcours de l’autre navette faisant les trajets inverses en alternance. Chacun pouvait dans le ronron des moteurs se laisser aller à la tiédeur des premiers rayons de soleil et à la caresse de la brise légère sur les visages. De temps en temps des cris joyeux s’échappaient de l’avant de la navette, poussés par les passagers subissant l’agression bienfaitrice de quelques paquets d’embruns iodés. Assurément, avec un si beau temps, la journée s‘annonçait fort agréable.

L’unique petit village de pêcheurs, dominé et autrefois protégé par le puissant fort Sainte-Agathe datant du 16e siècle, apparut lentement devant tous dans un vaporeux halo de brume matinale. Les déclics des appareils photos immortalisèrent cet instant de bonheur.
La navette accosta rapidement grâce à la dextérité des matelots afférés à amarrer les cordages destinés à l’immobiliser, qui s’empressèrent ensuite courtoisement, en leur tendant la main, à rassurer les dames et les enfants à sauter le peu de vide restant entre la coque et le bord du quai. Tous les passagers débarquèrent, agréablement surpris de ressentir sitôt à terre cette typique sensation de calme et de sérénité due à l’insularité du lieu et à l’absence de voitures. Une nuée de plaisanciers, de résidents et de pêcheurs, pour la plupart en tenues allégées, semblait attendre sur le quai, avec nonchalance et curiosité, l’arrivée de la navette. 
Le flot de ces nouveaux vacanciers d’un jour pour la plupart, entrepris alors la longue marche en direction des plages, en progressant jusqu’à l’extrémité du quai, là où les directions bifurquent à l’entrée du village. Les partisans de la magnifique Plage d’Argent, du nom de son sable si fin, doivent tourner à droite. L’alternative à ce premier choix est de prendre la direction Est à gauche si l’on veut aller vers la Grande Plage et plus loin encore à la Plage Notre-Dame. C’est cette deuxième destination que prenaient invariablement Robert et Claire car c’était celle qu’ils avaient choisie depuis bien longtemps déjà, évitant ainsi l’affluence croissante et désagréable régnant à leur sens à la Plage d’Argent.
Auparavant il leur fallait aller au village pour y acheter le pain du boulanger local et les fruits réputés mûris sur l’île pour compléter les provisions amenées depuis la maison et volontairement allégées pour le transport. L’étal débordant de légumes frais, d’abricots, de cerises et de fraises du terroir, campait sur un des côtés de la petite place carrée bordée d’eucalyptus centenaires, en vis à vis de l’église, les deux autres flancs étant occupés par 
de petites maisons, de boutiques et d’hôtels aux modestes façades bigarrées envahies de 
luxuriants bougainvillées. Une forte impression de douceur coloniale émane de ce lieu paisible devenant le soir en son centre le cadre animé d’interminables joutes boulistes. 

Ils avaient fait cette excursion tant de fois au cours des vingt dernières années avec leur fille, qu’ils en connaissaient par cœur tout le trajet. Malgré le poids des sacs et des paniers remplis d’accessoires, de denrées et surtout des thermos d’eau fraîche nécessaires à la journée, la descente du chemin en direction de la plage représentait déjà, comme la traversée maritime, un des incontournables plaisirs du séjour sur l’île. Dès le virage qui laisse sur la droite l’ancien camp militaire ( heureux soldats appelés autrefois à faire leur service dans un tel paradis ! ) et en contrebas le mess des officiers, ils se retrouvèrent à plusieurs, les cyclistes dévalant de toutes parts et sonnant pour avertir les piétons des risques de collision, dans une allée bordée d’eucalyptus leur prodiguant la fraîcheur et une suave odeur renvoyant la mémoire à la lotion utilisée par nos grands-mères pour les frictions après un refroidissement. Ce tracé rectiligne fait de sable ocre constellé de feuilles sèches et fraîches tombées de la voûte ombragée est une belle introduction à la vision éblouissante de lumière et des bleus du ciel et de la mer qui leur apparurent brusquement comme une récompense en atteignant son extrémité qui surplombe la plage.

D’un regard rapide et sûr, Robert choisit un emplacement peu fréquenté vers le milieu de la longue frange de sable jaune clair qu’il considéra décidément plus grossier que celui de la Plage d’Argent. Il étala soigneusement sa rabane au pied du long talus de sable consolidé par des galets qui sépare la plage du plateau général supérieur et sur lequel les pins autrefois outrageusement penchés vers la mer ont fini par être vaincus par l’érosion et ont disparus, gommant une partie d’un merveilleux décor de cartes postales pourtant toujours inscrit dans sa mémoire.
Claire vint à son tour s’installer à proximité, déballant méthodiquement ses affaires sur la grande serviette de bain puis enleva sa robe légère pour apparaître dans un maillot deux- pièces noir réduit au minimum de tissu. Sitôt enduite de crème solaire elle s’avança dans l’eau étale et cristalline, rajusta ses lunettes de soleil, puis se laissa voluptueusement couler, rejointe à grandes brasses par Robert. 
Il était près de 11 heures lorsqu’ils sortirent de l’eau, repus et fatigués par tant de nage.
Tous deux s’allongèrent sous la caresse d’un soleil presque à la verticale et de plus en plus chaud et se laissèrent aller au bronzage et à leurs rêveries. Robert se réveilla et, surpris de ne pas la voir à ses cotés, chercha Claire du regard sur la plage. Il sentit monter une certaine irritation au fond de lui en la reconnaissant à une centaine de mètres occupée à téléphoner selon une manie qui devenait de plus en plus insupportable. Pour un rien il lui fallait comme une drogue appeler sans cesse autour d’elle : n’avait elle pas eu, sitôt débarquée sur le quai, le besoin impérieux de téléphoner à leur fille Aurélie pour lui dire certainement qu’ils étaient bien arrivés à l’heure prévue ! .
Une nouvelle et courte baignade commune précéda le repas de midi composé immanquablement de sandwiches constitués avec le pain local et garni de thon-salade arrosé d’huile d’olive. La collation s’acheva avec les savoureux fruits du terroir. Tout autour d’eux les gens allaient et venaient au bord de l’eau dans les deux sens ou bien étaient appliqués à leur repas, certains sous la protection de modestes parasols. Devant eux, trop près de la plage malgré l’interdiction maritime, de nombreux voiliers d’un blanc étincelant balançaient langoureusement leurs coques et leurs mâts sous une légère brise qui commençait à se lever, rendant plus visible l’imposante rade d’Hyères et le massif des Maures au second plan. Quel bonheur que de se laisser aller au farniente sur ce petit paradis ! .
"Bon, ce n’est pas tout, je te rappelle que nous avons prévu d’aller jusqu’à la Pointe de l’Oustaou de Diou, voir sa jolie crique abritée qui sert de refuge aux bateaux en cas de tempête, d’où son nom - la Maison de Dieu -, et que nous ne connaissons toujours pas", dit Robert en se relevant et en regardant Claire avec détermination. "Mais tu avais dit vers le milieu de l’après midi, c’est trop tôt, il n’est qu’une heure et demie" répondit-elle étonnée. Robert insista, argumentant qu’il fallait trois bons quarts d’heure de trajet à pied, donc que le temps d’y aller, de profiter de la vue du site, d’en revenir et de se baigner à nouveau c’était trop juste pour reprendre la navette de 19 heures. "Je ne comprends vraiment pas, dit Claire surprise et agacée, où est la différence avec ce que nous avions programmé à la maison ?"."C’est que je veux que l’on s’arrête au village en repartant pour y acheter des cartes postales et déguster une glace". "Allons-y maintenant puisque tu y tiens" dit Claire résignée après un court instant de réflexion.
Les effets de bain restèrent en place sur la plage et les paniers mis à l’ombre dans un repli du talus. Ils enfilèrent une tenue légère, mirent leurs lunettes de soleil et sans oublier "les papiers" s’éloignèrent de la plage, escortés par le chant strident des cigales réfugiées sur les pins environnants, dans un fort parfum ambiant de myrte et de garrigue.
Robert avait déjà fait cent mètres lorsqu’il se retourna pour voir où se trouvait sa femme. Claire était assise sur le tronc d’un vieux pin abattu sans doute par la violente tempête du dernier hiver et absorbée par une nouvelle communication téléphonique. Comment pouvait-elle en un lieu si enchanteur et à cette heure-ci éprouver le besoin d’appeler Dieu sait qui ? Elle le rejoint cinq minutes plus tard qui lui semblèrent une éternité et le firent bouillir intérieurement. "J’avais oublié de confirmer à Florence que nous nous retrouvons bien demain à 11 heures chez son coiffeur et déjeunerons ensuite ensemble pour préparer son anniversaire", répondit Claire évasivement en arrivant à la hauteur de Robert passablement irrité mais qui n’en laissa rien paraître.

Un petit chemin tracé au milieu des vignes dans le sens nord-sud reliait la plage à la Pointe de l’Oustaou de Diou distante de 1500 mètres environ.
Le soleil de plomb, maintenant à son zénith, et la transpiration due à l’effort de la marche pourtant nonchalante, n’empêchaient pas Robert de penser fortement à Claire qui avançait prestement devant lui en ondulant naturellement son si joli corps. Comment en la regardant marcher devant lui pouvait-il ne plus ressentir la provocation et tous les émois d’autrefois, la passion qui le brûlait si vite alors au seul regard de ses longues jambes parfaites et les nombreux échanges amoureux qui s’en suivaient à la moindre occasion. Il est vrai que depuis deux ans les choses s’étaient détériorées. Claire se préoccupait plus de sa vie personnelle que de celle du couple. Elle multipliait les sorties, surtout depuis qu’à cette époque elle avait fait la connaissance de Florence nouvellement embauchée chez son employeur. Elles ne se quittaient plus et tout devenait prétexte pour être ensemble, que ce soit à la gym, au cinéma, dans les magasins ou ailleurs. Bien vite, trop vite, Robert avait compris que depuis quelques mois Claire rencontrait un autre homme. L’intérêt croissant pour les toilettes, les nombreuses sorties, les appels téléphoniques reçus à la maison sans interlocuteur lorsqu’il lui arrivait de répondre en son absence, tout attestait une liaison et Florence restait un bon alibi.
Au début il avait accepté, du bout des lèvres certes, les premiers écarts toujours bien justifiés par Claire. Il est vrai que son travail l’accaparait beaucoup et que leurs sorties tendaient à se raréfier. Il voulait alors se persuader que les incartades de Claire n’étaient que passagères, que tout rentrerait bien vite dans l’ordre dès qu’elle aurait comblé un peu de cette liberté qui semblait lui manquer. Il avait bien évoqué avec elle cette situation insupportable pour lui et lui avait proposé de partir cet été un mois complet en vacances en Bretagne pour se retrouver, mais sa réponse négative imprégnée de tout le rejet de son couple l’avait définitivement meurtri.
Les rangs de ceps d’une vigne produisant un agréable vin rosé, dessinaient des sillons d’ocres de terre et de cailloux bien parallèles en donnant l’impression de se jeter dans l’immensité de la mer dont le bleu profond commençait à pointer à l’horizon.
Robert n’était plus en mesure d’apprécier la beauté intemporelle des lieux. Sa décision, longuement mûrie depuis une semaine, se renforçait encore plus en cet instant.
Puisque Claire le rejetait et qu’il ne pouvait se résoudre à la laisser partir et à la perdre, il avait prévu d’en finir avec elle. Il lui avait suggéré cette sortie à Porquerolles un peu comme une résurgence de cette époque heureuse où ils venaient souvent s’y reposer, avec l’espoir d’un sursaut de sa part. Elle n’avait pas osé lui refuser cette proposition et sa rapide acceptation l’avait surpris. L’idée de la balade à la Pointe de l’Oustaou de Diou avait jaillie avec fulgurance dans son cerveau : si elle ne consentait à aucun effort ce jour là … il la pousserait dans le vide du haut des rochers, un accident étant si vite arrivé.
Du haut de la crique ils pouvaient contempler la majesté du site avec ses rochers dorés abrupts dévalant dans la mer infinie. "Descendons au bord de l’eau par ce petit sentier" lui proposa-t-il. "D’accord répondit-elle, à la condition que tu passes devant pour me retenir si je glisse, et de plus cela fera fuir les serpents". Ils amorcèrent la descente…

"Madame Brisson, voulez-vous bien me répéter s’il vous plait, la déclaration que vous avez faite au lieutenant à son arrivée". Le commandant de la gendarmerie d’Hyères, venait d’arriver et se tenait à proximité du départ du petit sentier déroulant son ruban plongeant jusqu’au niveau de l’eau de la crique. Il souffrait manifestement de la chaleur à cause de sa tenue stricte et du képi qui semblait apporter bien peu d’ombre à son visage hâlé. "Eh bien Commandant, mon mari et moi avions décidé de voir ce site que nous ne connaissions pas malgré nos nombreuses venues à Porquerolles depuis plus de vingt ans. Nous sommes arrivés à pied de la Grande Plage où nos affaires s’y trouvent toujours. Il était environ 15 heures lorsque nous avons décidé de descendre par ce chemin jusqu’à l’eau, c’était si attirant d’aller voir les falaises depuis le bas. Mon mari est passé devant moi pour me retenir si nécessaire car vous voyez combien c’est pentu. Je lui donnais la main et nous avancions à petits pas quand tout à coup j’ai glissé à cause de mes nu-pieds sur les gravillons. Surpris, il s’est retourné brusquement pour me retenir, a perdu l’équilibre et…". Un sanglot arrêta net Claire qui devenait livide. "Madame c’est pénible à dire mais il faut continuer". "Il a basculé dans le vide et je n’ai rien pu faire pour l’en empêcher : c’est horrible. Il a aussitôt disparu dans l’eau et je ne l’ai pas revu. J’ai rapidement appelé le 18 avec mon portable et ce sont vos hommes qui sont arrivés".
"Voilà donc plus de deux heures que l’accident a eu lieu" reprit le commandant. "Je crains fort qu’avec la tramontane qui se lève les plongeurs ne puissent retrouver le corps de votre mari avant demain au mieux. Il n’y a plus rien à faire pour ce soir. Mes hommes vont vous raccompagner sur la plage pour prendre vos affaires puis vous ramener à votre voiture à la Tour Fondue. Je vous conseille vivement de ne pas conduire pour regagner votre domicile". "Je préviendrai la famille et on viendra me chercher" répliqua Claire.

Cinq mois venaient de s’écouler et le corps de Robert n’avait pas été retrouvé. Alanguie confortablement sur le ferme canapé de cuir rouge de Paul, Claire lui dit que leur funeste projet avait failli échouer de peu, Robert ayant notablement avancé l’heure de la visite à la crique. Il n’avait tenu qu’à sa présence d’esprit à elle de lui téléphoner dès leur départ de la plage ( efficaces portables ) alors qu’il attendait dans un bar du village l’heure convenue pour se rendre sur le lieu du forfait, surprendre Robert et le pousser dans le vide pour être enfin libres de s’aimer au grand jour le moment venu qui leur semblait enfin proche.

Une semaine plus tard Claire fut convoquée le matin même à la gendarmerie d’Hyères et fut reçue par le commandant qui l’avait interrogée sur le lieu du drame. Elle crut défaillir lorsqu’elle pénétra dans le bureau : Paul était assis dans un coin de la pièce, le regard vitreux. " Madame, lui dit le commandant, nous avons saisi chez les opérateurs de téléphonie les enregistrements de vos appels réciproques le jour du meurtre : Voulez-vous les écouter ? "

2ème prix Adultes : '' La grotte bleue '' de Madame Irène Blanchet

Le bateau fendait les flots à vive allure. Naples s’éloignait, le Vésuve s’estompait. Sur les pentes des montagnes, du côté de Sorrente, des villages, lovés dans les anfractuosités de la roche ou étirés sur des étagements du relief, offraient leurs maisons blanches à la caresse du soleil. Ludovic ferma les yeux, saisi d’une angoisse mêlée d’excitation, un sentiment étrange qui l’assaillait en permanence depuis quelques jours. Il avait osé ! Il l’avait fait ! Enfin... Malgré son appréhension et ses doutes. Dans le secret le plus absolu. Il avait réservé, par le biais d’Internet, une chambre chez l’habitant, via Li Curti, dans le quartier médiéval de Capri. Le site consulté lui avait fourni le plan de la ville et il s’était empressé d’établir au feutre rouge, le parcours qu’il aurait à suivre. Le chemin du bonheur... Ses économies fondraient en peu de temps, mais qu’importait ! Il allait assouvir ce rêve d’enfant enfoui au plus profond de lui-même et qui ne l’avait jamais quitté.
Il avait fait croire à Cécile, sa mère, qu’il partait camper quinze jours à Andernos avec Jacky, son fidèle complice de lycée. En cette fin d’après-midi, Jacky était bien arrivé au bord du bassin d’Arcachon, mais lui, Ludovic Maillard, voguait vers Capri, vers Andréa... vers son père ! Dans un hydroglisseur blanc bondé de touristes de toutes nationalités.

En 1985, Cécile avait effectué à Naples, alors qu’elle avait vingt ans, un stage de quelques mois pour parfaire ses connaissances linguistiques et touristiques. Et là, elle avait fait la connaissance d’Andréa, un guide italien de trente-cinq ans chargé d’organiser le séjour du groupe d’étudiants français auquel elle appartenait. Leur amour avait été soudain, intense, exigeant. Cécile, auprès de cet homme, vécut des instants lumineux, voluptueux, et en même temps d’une douceur infinie. Ses projets furent alors à la mesure de la passion qui l’habitait, ambitieux, un peu fous quelque part. Quitter la France, vivre en Italie avec l’homme qu’elle adorait. Les jours s’étaient écoulés avec une rapidité déconcertante qui les avait perturbés, malmenés.
- Il faut qu’on parle tous les deux, j’ai des choses importantes à te dire, lançait Andréa de temps à autre. 
Mais à chaque fois, il renvoyait à plus tard, la tâche s’avérait difficile. Un mois avant la fin du stage, son directeur lui imposa un remplacement imprévu, inopportun, à Verbania, au bord du lac Majeur. Sylvio, un jeune collègue débutant qui le secondait parfois, prendrait le relais durant son absence. Ce fut un véritable drame pour Cécile. Andréa lui avait promis tant de choses ! Elle avait tant besoin de lui ! La séparation la bouleversa. Un jour, lors d’une conversation anodine, elle apprit, de la bouche de Sylvio, qu’Andréa était marié. Elle reçut cette révélation comme une gifle, comme une insulte, un désaveu total de tout ce qu’ils avaient connu ensemble. Elle se sentit trahie et sa vie bascula. Puis, le stage tirant à sa fin, les étudiants organisèrent une fête d’adieu. Dès le lendemain, Cécile s’envolait pour Marignane, sans attendre le retour d’Andréa. Elle laissait derrière elle ses rêves les plus beaux, l’amour de sa vie aussi.
Un mois plus tard, la jeune femme découvrait qu’elle était enceinte. La meurtrissure était si profonde qu’elle tut son état à Andréa et ne répondit pas au courrier de celui qu’elle avait tant aimé. Elle conserva toutefois ses lettres et les photos de son voyage, dans une boîte métallique qu’elle ouvrirait par la suite, certains jours de regrets, de déprime, lorsque la nostalgie de cette période sublime la torturerait trop. 
Elle éleva seule son enfant et ce ne fut pas facile. Ludovic, à quatre ans, manifesta une curiosité chargée d’angoisse que ses questions trahissaient. “Pourquoi je n’ai pas de papa ? Où il est mon vrai papa à moi ?” Cécile tenta d’expliquer. “On s’est beaucoup aimés, Andréa et moi, mais il n’était pas libre. Il était déjà marié. Alors, je l’ai quitté et toi, tu es né.” Quelques années plus tard, un jour de grande solitude, l’enfant sortit de l’armoire la boîte qu’il connaissait bien. Il avait vu sa mère pleurer en regardant son contenu. Et là, il découvrit, parmi les photos et les lettres d’Andréa, une carte postale qui représentait une grotte inondée où l’eau était d’un bleu saisissant. Au dos de la carte, il lut : “Je quitte Naples pour m’installer à Capri. Mon métier ne m’apporte plus rien depuis que tu es partie. Je prends la succession de mes parents à la Pizzeria Masconi. Je me demande pourquoi je t’écris ça, tu ne t’intéresses plus à moi depuis bien longtemps. Enfin, on ne sait jamais, si tu passais par là...” L’enfant relut plusieurs fois le message et se promit, ce jour-là, de retrouver son père lorsqu’il serait grand pour lui annoncer qu’il avait un fils.

“Et s’il ne veut pas de moi ?“ pensa Ludovic. “Il peut me dire que c’est trop tard, qu’il a sa famille, ses enfants. Sa vie est organisée. Il n’a pas besoin d’un fils qu’il n’a jamais vu... Et s’il n’est plus à Capri ?“ Il rouvrit les yeux, affolé à cette idée. Une boule au creux de l’estomac pesait lourdement. Sa respiration se fit bruyante. L’angoisse montait en lui, inexorablement. 
- Terra ! Terra ! cria en plaisantant le second du bateau. 
Ludovic regarda droit devant lui et son cœur s’emballa. Dans un halo de vapeurs bleues, Capri émergeait à l’horizon. Image floue, aquarelle poétique. Peu à peu, les contours se précisèrent et le rocher se dressa, superbe, au milieu des eaux limpides de la Méditerranée. L’île, parée de lumière, nimbée d’azur, jouait avec le soleil dont les rayons obliques couvraient d’argent la surface de la mer. Bientôt le bateau ralentit sa course et amorça une courbe. Il accosta enfin le long du quai de Marina Grande. Le jeune homme descendit de l’hydroglisseur et suivit le flot des passagers qui se pressèrent vers un autobus. Là-haut, au cœur de l’île, Capri les attendait.
L’autobus prit une route en lacets bordée de citronniers odorants, de genêts d’or qui escaladaient allègrement les pentes escarpées. Des habitations luxueuses se dissimulaient derrière des jardins exubérants, exotiques même. Des palmiers, des oliviers, des lauriers-roses envahissaient l’espace. “On dirait la Côte d’Azur” se dit Ludovic. Les pins lui rappelaient un peu sa Provence, mais la végétation lui sembla plus dense, plus colorée.
Le car libéra les touristes sur la Piazza Umberto Uno. Les bâches rayées des cafés, leurs parasols blancs ou colorés couvraient la place et de nombreux consommateurs s’agglutinaient autour des guéridons. Le jeune homme sortit le plan de sa poche et suivit les flèches rouges du croquis. Il s’aventura dans le quartier médiéval où les rues étroites, bordées de maisons blanches pour la plupart, se prolongeaient parfois par un escalier surmonté d’un arc en pierre. Quelques instants plus tard, il lut sur une plaque, à l’angle d’une rue : Via Li Curti. “Voilà, j’y suis”, murmura-t-il, soulagé d’être arrivé chez Clara Lorentino, son hôtesse, une petite femme toute ronde, au sourire chaleureux. Elle l’accueillit avec un plaisir manifeste.
- Je suis ravie de vous connaître, Ludovic. Mais je vous attendais plus tôt ! Je vous avais préparé una pastiera, un gâteau à l’orange. Tant pis, vous le goûterez ce soir, après le repas. Avec un peu de ma liqueur de fruit, c’est bon, vous verrez. Pour le dîner, je ferai des spaghettis avec du veau. Vous aimez le fromage ? Je me suis procuré des fiordilatte, vous m’en direz des nouvelles. A votre âge, on a toujours faim, n’est-ce pas ? 
Le jeune homme acquiesça. Il était évident que la nourriture avait une importance considérable pour Mme Lorentino.
Le lendemain matin, Ludovic partit à la recherche de la Pizzeria Masconi, tenue par Andréa Masconi... son père ! Clara lui avait donné quelques indications précieuses. Il marchait à travers la ville d’un pas léger et avait l’impression de flotter dans l’air pur, toujours en mouvement, de cette île où l’attendait son destin. Il courait parfois, sans s’en rendre compte, pressé de toucher enfin au but. L’instant d’après, il ralentissait l’allure, effrayé par la perspective d’être face à l’homme qui lui avait tant manqué. Il craignait de ne pas plaire, de ne pas être à la hauteur, de ne pas être le bienvenu. Pour dissiper son malaise, il s’arrêta à plusieurs reprises devant les vitrines des boutiques où il admira des étoffes artisanales, des objets en céramique et d’autres, en nacre, en corail. Il pourrait rapporter de beaux souvenirs à Cécile. “J’appellerai ma mère dès que je l’aurai vu” décida Ludovic. 

Andréa observa avec attention le jeune Français qui se tenait devant lui, au milieu du restaurant. “Je suis Ludovic Maillard, le fils de Cécile”, avait-il dit sur un ton mal assuré. Cécile... En quelques secondes, Andréa vit son passé défiler, avec ses moments dignes d’un conte de fées mais aussi ses tourments, ses blessures. Combien de fois s’était-il reproché de ne pas avoir tout révélé à la femme qu’il chérissait ! Il comptait tout dire, bien sûr. Mais pas n’importe où, n’importe quand. Et puis, il y avait eu ce voyage dans le nord de l’Italie pour remplacer un collègue malade. Une catastrophe pour lui. A son retour, Cécile avait disparu. Il avait cru devenir fou. Elle avait ignoré ses lettres et devant le silence de la jeune femme, il avait conclu qu’elle ne tenait pas vraiment à lui, alors que lui avait su, tout de suite, que c’était pour la vie. 
- Tu ressembles à ta mère, murmura Andréa.
Il était troublé. Il eut de la difficulté à poursuivre :
- Tu passes tes vacances sur l’île ?
- Quinze jours... Juste quinze jours.
Les mots se bloquaient dans la gorge de Ludovic. Pour la première fois, il était face à son père, il le voyait enfin, lui parlait. Il avait tant rêvé de lui ! Mais l’émotion était trop forte, il n’arrivait pas à s’exprimer, à dire tout ce qu’il avait prévu. Andréa ne comprenait pas pourquoi le jeune homme était venu jusqu’à lui. Etait-ce Cécile qui le lui avait demandé ? 
- Tu veux qu’on passe la journée ensemble ? fit Andréa.
Les yeux de Ludovic brillèrent et un large sourire illumina son visage. 
- Je ne veux pas déranger, souffla-t-il.
- Ne t’inquiète pas, je vais me libérer. J’appelle mes parents pour qu’ils viennent me remplacer. Ce sont eux qui tenaient le restaurant avant.
- Je sais, lança vivement Ludovic.
Cette réponse surprit Andréa. Le jeune homme avait l’air de savoir pas mal de choses le concernant. Il connaissait son existence, son adresse, un peu de son passé apparemment. Cécile avait donc parlé de lui à son fils. Cette idée lui procura un réel bien-être. Du coup, il avait envie de faire plaisir.
- Si tu veux, dit-il, on loue une barque à Marina Grande et on fait le tour de l’île. Tu verras, comme ça, à quoi ressemble mon rocher. On prendra des photos de ses récifs, de ses îlots - les fameux Faraglioni. On pourrait s’arrêter dans quelques grottes, il y en a beaucoup tout autour...
- Et la Grotte Bleue, on pourra la visiter ? intervint Ludovic, visiblement excité par cette évocation.
- Tu connais ça, toi ? fit Andréa, de plus en plus intrigué.
- Oui... Je l’ai vue sur une carte postale. Il y a longtemps, j’étais petit.
- Tu fais allusion à la carte que j’avais envoyée à ta mère ?
Le jeune homme hocha la tête sans rien dire. Andréa regarda longuement ce visage qui lui rappelait tant celui de Cécile. Son trouble grandissait et une pensée, ridicule sans doute, le titillait depuis un moment. “Et si je comptais encore un peu pour elle ?” Pour dissimuler son émoi, il expliqua :
- C’est l’effet de la lumière du jour que les fonds sablonneux réfléchissent dans la grotte, par une ouverture de la roche immergée. Tout semble bleu dans cette grotte, même ses parois, et c’est magnifique.
Il se tut quelques instants, un peu perdu dans ses réflexions intimes.
- Et si tu t’installais ici, chez moi ? proposa-t-il brusquement.
Ludovic crut qu’il allait hurler de joie. Le courant passait entre son père et lui. Il en était bouleversé. “Ce garçon attend beaucoup de moi, pourquoi ?” se demanda Andréa, conscient de l’enthousiasme qu’il provoquait chez le jeune homme. Alors, il posa des questions sur Cécile, sur la vie qu’ils menaient tous les deux. Il apprit que la jeune femme ne s’était pas mariée. Elle avait bien un compagnon, mais Ludovic ne l’aimait pas et il avoua que cet homme n’occupait pas une grande place dans le cœur de sa mère.
- Tu as quel âge maintenant ? 
- J’ai dix-huit ans, depuis le 20 mars. Je suis né en 1986.
- Dix-huit ans ! Je te croyais plus jeune...
“Mars 86... Mais alors, il a été conçu à Naples” pensa Andréa. A l’époque, il n’avait pas prêté foi aux allusions de Sylvio : “Elle avait tellement bu qu’elle ne savait plus ce qu’elle faisait.” Cécile... Il avait soudain une envie folle de revoir la jeune femme, d’admirer à nouveau son visage si fin, si doux, de se noyer dans son regard noir, intense. Il s’aperçut qu’il se taisait depuis un bon moment. Il leva les yeux vers Ludovic qui avait blêmi. “Cet enfant a peur. De quoi donc, grands dieux ?”
- En quinze jours, on aura le temps de voir beaucoup de choses, dit Andréa pour rattraper son silence. Je t’emmènerai dans les Jardins d’Auguste et on se promènera sur la via Krupp. C’est un sentier creusé dans la roche même. Il descend à flanc de colline jusqu’à la mer, en boucles serrées. C’est impressionnant. Tu aimes la plongée sous-marine ? Les fonds sont superbes du côté de Marina Piccola. J’habite un beau pays, tu t’en rendras vite compte. Il est petit, mais c’est le paradis... en pleine mer !
Dans sa tête, Andréa rectifia : “Ce serait le paradis si Cécile était là, auprès de moi.” Pour échapper à ce rêve insensé qui, au fil de la discussion, s’insinuait lentement en lui, il continua :
- Il faut aller aussi à Anacapri, à l’ouest de l’île, sur le mont San Michele. Autrefois, cette ville était inaccessible. Les gens empruntaient un escalier - qui existe toujours d’ailleurs - l’escalier phénicien pour y monter. Tu es sportif, tu as la forme? Huit cents marches, ça ne fait pas peur à ton âge, hein ?
Ludovic aurait voulu répondre : “Avec toi, j’irais jusqu’au bout du monde.” Il se contenta de rire. Le bonheur l’inondait, le submergeait. Ses craintes, peu à peu, s’étaient évanouies. Il avait envie de poser lui aussi des questions, beaucoup de questions.
- Tu me présenteras à ta femme et à tes enfants ?
Le cœur d’Andréa se serra. Tout à coup, sa vie lui parut vaine, comme ses regrets d’ailleurs. Comme ce rêve fou qui le taraudait : revoir Cécile... Sylvio avait ajouté : “Je l’ai retrouvée à moitié nue dans les toilettes, assise par terre. Elle dormait près d’un garçon, ivre lui aussi.” Pourquoi n’avait-il pas parlé avant son départ pour Verbania ? Le jour de la fête d’adieu, Cécile n’aurait pas bu ainsi, et rien de tout cela ne serait arrivé. Quel gâchis! Mais comment accepter de se mettre à nu devant celle qu’on vénère et qu’on a peur de perdre ? Comment lui confesser tout, absolument tout ? Son mariage - un échec douloureux, lamentable - et surtout, surtout... sa stérilité. Il soupira et s’efforça de revenir à la conversation. Ludovic le fixait intensément, et dans ce regard chargé d’interrogation, d’appréhension aussi, Andréa comprit l’attente, la quête, l’espoir qui avaient conduit le jeune homme jusqu’à lui. 
- J’ai divorcé, il y a bien longtemps, répondit-il avec une pointe de lassitude dans la voix, et je n’ai jamais eu d’enfant... A part toi, bien sûr.

Juniors Collectif : " Le manuscrit de l'au-delà "   Mention de participation aux élèves de Madame Capitti du collège Font d'Aurumy de Fuveau

Cagliari le 22 septembre 2003 :
« Aujourd'hui j'ai reçu mon diplôme : je suis enfin journaliste ! J'attends de trouver un scoop pour me faire connaître dans ce milieu. »

Cagliari le 23 septembre 2003, 16h02 :
Flash - Info : « Un vieil antiquaire spécialiste de la mythologie a été retrouvé mort dans son jardin à Olbia aux alentours de quatorze heures. Le seul indice que possède la police criminelle est une empreinte d'une taille démesurée à proximité du corps inerte. »
« Ça y est, j'ai trouvé un ‘scoop' ! Je me dépêche de préparer mes affaires. Il faut que j'en emmène suffisamment puisque je n'ai aucune idée du temps que cela va me prendre. Dès demain je serai à Olbia, sur les lieux du crime. »
Pasiphaé était une jeune sarde de vingt-six ans, habitant Cagliari, dont la hardiesse était sans limite. Elle avait pris de ce peuple méditerranéen son caractère généreux, fougueux, intrépide, chaleureux et prolixe. Elle aussi était passionnée de mythologie et cette mystérieuse affaire criminelle l'intéressait vraiment. Avait-elle imaginé le fabuleux périple qui l'attendait ? En avait-elle mesuré tous les dangers ?
Elle arriva à Olbia où le meurtre avait été perpétré. Elle demanda son chemin à un étrange passant qui semblait l'attendre. Avant toute réponse, il proféra des mises en garde qui pour elle, étaient incohérentes. Puis il ajouta:
« La maison que vous cherchez est la deuxième à gauche, celle avec toutes les voitures de police garées devant. Vous ne pouvez pas vous tromper.
Merci beaucoup, lui répondit-elle. »
Elle prit le chemin que le passant lui avait indiqué et vit la maison en question. Elle était assez grande et grise, un gris froid comme quand on regarde le ciel par temps de neige, qui contrastait avec les couleurs vives des habitations voisines. Pasiphaé s'approcha de la maison et entra par un grand trou où devait se trouver la porte auparavant. Beaucoup de personnes semblaient très occupées. Elle reconnut le commissaire et lui montra sa carte de presse. Elle allait rejoindre les médecins légistes quand elle aperçut une empreinte géante : celle d'un animal de grande taille, mais lequel ? Elle prit quelques photos et alla examiner le trou béant à l'entrée de la maison. Un chien policier reniflait la trace mystérieuse qu' avait faite cette créature et se mettait à aboyer de façon infernale, opiniâtrement.
Les interrogations étaient nombreuses : qui était coupable ? Comment ? Pourquoi ? Il fallait poursuivre les investigations hors du lieu du crime, interroger le voisinage, recueillir des témoignages, trouver des indices, écrire son premier article et le faxer à son agence de presse.
Pasiphaé s'affaira toute la journée, et lorsqu'à une heure tardive elle se rendit à son hôtel, elle réalisa qu'elle n'avait même pas pris le temps de déjeuner. Trouver le coupable était l'affaire de la police, non la sienne ! Cependant, elle résolut de suivre l' enquête sur place et de prolonger son séjour à Olbia. Ce qu'elle fit pendant trois jours, emboîtant les pas des commissaires et de l'inspecteur chargé de l'enquête, posant des questions saugrenues, se permettant d'émettre des hypothèses qui furent jugées déplacées car elle outrepassait sa fonction avec toute la maladresse relationnelle d'un début de carrière. Elle fut jugée trop gênante puisqu' « elle empêchait la police de faire correctement son métier. » La police la congédia. D'abord furieuse, elle se rasséréna ensuite dans sa chambre d'hôtel en réalisant que sur place l'enquête piétinait depuis trois jours malgré toutes les recherches effectuées sur l’île encore écrasante de touffeur comme un plein mois d'août, lorsque la chaleur caniculaire rend l'air irrespirable.
Elle consulta son carnet de notes et instinctivement dirigea ses pensées sur une autre piste. Et si la vérité était ailleurs ? Elle relut avec attention les témoignages des voisins de la victime qui déclaraient l'état d'égarement inhabituel dans lequel se trouvait l'antiquaire à son retour de Grèce et de la bibliothèque de Delphes, comme si là-bas sur le sol hellénique, il avait appris des choses ou vécu des événements qui auraient changé le cours de sa vie. Alerte malgré son âge avancé, il était revenu « terrorisé, fragilisé et tenait des propos incohérents et inaudibles, encore la veille du meurtre où i1 avait pris le soin de se barricader dans sa lugubre demeure sarde. » Mais pourquoi ? Qui lui avait si férocement dévoré la main droite et la poitrine ? De quel secret terrible était-il détenteur ? Fallait-il se rendre en Grèce pour trouver la clé de l'énigme ?
Impétueusement Pasiphaé se précipita sur le téléphone et composa le numéro de son oncle, directeur d'une agence touristique à Cagliari. Elle demanda à lui parler en personne : « Cher oncle, oui merci, je vais bien. Mais j'ai besoin d'un service : je suis sur l'affaire brûlante et encore irrésolue de l'antiquaire retrouvé mort à Olbia le 23 septembre dernier. C'est mon premier reportage, et tout me laisse à penser qu'il faudrait que je me rende en Grèce par le premier avion vers Athènes. Je pendrai ensuite un autocar pour Delphes, car c'est sans doute à la bibliothèque que se trouve la clé de l'énigme qui manque à l'enquête. Non, je ne suis pas folle, s'il te plaît, oncle Alberto, fais-moi confiance et réserve pour moi un allerretour pour Athènes sur la compagnie aérienne de ton choix, mais la plus directe. Mon retour à une date encore indéterminée. Rappelle-moi dans une heure à mon hôtel « Destino » à Olbia, chambre 77. J'attends ton appel, merci oncle Alberto. »
L'oncle ne jugeait pas crédibles les propos de sa nièce préférée mais se laissa attendrir par l'urgence de sa requête. N'était-ce pas un beau cadeau pour 1a récompenser de la réussite à son diplôme de journaliste, car après tout, l'effrontée, voulait peut-être se faire offrir quelques vacances à l'étranger ? Pourquoi pas ?
Au comptoir d'enregistrement de l'aéroport, elle fut bousculée par un personnage qui avait fui et dont la silhouette de dos lui rappelait l'étrange passant rencontré à Olbia.
Installée dans l'avion, en glissant la main dans la poche de sa veste, elle trouva une enveloppe qu'elle s'empressa d'ouvrir pendant le décollage. Elle contenait un anneau de forme bizarre avec un bref message de recommandations déjà entendues dans les mêmes termes à Olbia.
« Quelle curieuse coïncidence ! » pensa-t-elle. Mais en était-ce vraiment une ? Elle préféra ne pas envisager le pire, chasser cette idée de sa pensée et s'adonner au plaisir de son voyage.
Ainsi Pasiphaé atterrit en fin de matinée à l'aéroport d'Athènes. C'était son baptême de l'air et ayant obtenu une place près du hublot durant le voyage, elle était enchantée, presque sous le charme du vol qui donne à notre monde terrestre vu d'en haut une autre perspective, une autre échelle de valeurs, mais en révèle sa grande beauté.
Du centre ville d'Athènes grouillant de monde, elle se rendit à la gare routière pour prendre l'autobus qui la conduisait à Delphes. Admirative, elle n'eut que le temps d'apercevoir de loin l'Acropole dont elle n'arrivait pas à détacher les yeux, à regret. Elle se jura d'aller visiter ce site fameux, dès son retour de Delphes. Le trajet d'Athènes à Delphes fut long et cahotant mais Pasiphaé était curieuse de découvrir les paysages grandioses de la campagne hellénique plus arborée que sa Sardaigne natale. Elle essayait même de photographier du regard, de cristalliser dans sa mémoire les images qui défilaient sous ses yeux avides, et qui constituaient autant de souvenirs... pour plus tard... peut-être.
A peine descendue de l'autobus et d'un pas décidé, Pasiphaé se rendit immédiatement à la bibliothèque de Delphes, avant sa fermeture. Elle y rencontra Nikos, un scientifique, archéologue spécialisé dans la mythologie. S'entretenant avec lui, elle l'informa du motif de sa venue :
« Il y a eu un meurtre étrange d'un antiquaire sarde à Olbia et en guise d'indices, seule une empreinte d'un animal de grande taille a été retrouvée, or la victime peu de temps avant son décès s'était rendue en ce lieu. Pourquoi ? »
Après réflexion, Nikos conseilla à Pasiphaé d'aller se documenter au fond de la bibliothèque, au rayon « Enfers ». Savait-il donc quelque chose ? Pourquoi après ses propos énoncés en chuchotant, s' était-il enfui ?
Pasiphaé se rendit au rayon de manuscrits, indiqués par Nikos et entendit des grognements insolites. Ces horribles râles semblaient sortir d'un livre ancien. En l'ouvrant, elle découvrit une carte détaillée et l'emplacement d'un anneau. Jusqu'où ce voyage allait-il l'emmener ? Elle décida de partir seule vers la grotte qui était indiquée sur cette carte mystérieuse. Elle s'appelait : « la grotte du nécromantium », non loin de la bibliothèque. L'espace était immense mais très sombre. Elle remarqua qu'un escalier se trouvait sur la gauche. Allait-elle l'emprunter ? Avait-elle assez de témérité pour faire cela ? Elle s'assit sur un rocher et réfléchit. Quelques minutes plus tard, elle descendit lentement les marches. Était-ce son coeur qu'elle entendait en écho ? La journaliste sentit son corps frémir sous les spasmes. Elle avait de plus en plus chaud à tel point qu'elle se sentait étouffer. Enfin, elle vit une porte d'ébène ornée de deux gravures chryséléphantines, d'une telle hauteur que Polyphème aurait pu la franchir sans toucher le sommet. Au milieu de l'embrasure de la porte se trouvait un emplacement pour l'anneau qui devait servir de clé; à côté, était écrit « ~EN c ADOY » qui signifiait « chez Hadès » en grec ancien.
Pendant quelques instants Pasiphaé scruta l' inscription conservée indemne depuis des siècles. Elle sortit l'anneau de sa poche et l'observa. Elle remarqua qu'il s'imbriquait parfaitement dans une cavité. Qu'allait-il se passer quand elle l'insérerait dans l'emplacement prévu à cet effet ? Oserait-elle s'aventurer dans cet antre sombre ? La porte allait-elle s' ouvrir ? D'une main tremblante, elle l'introduisit dans l' infractuosité où il s'encastrait parfaitement. Aussitôt la porte s'entrebâilla dans un grincement infernal. Une odeur nauséabonde et putride se répandit autour d'elle. L'entrée des Enfers donnait sur un immense gouffre, un abîme, d'où partait un escalier de marches d'une taille vertigineuse, volcaniques sans doute, à descendre. D'abord pétrifiée d'angoisse au seuil des Enfers, Pasiphaé aperçut un sac de couleur foncée. Que renfermait-il ? Etait-ce un indice ? Avait-il été déposé délibérément ? Elle descendit la première marche, tendit le bras, s'en empara et l'ouvrit. A l'intérieur, la journaliste découvrit une quenouille et un carnet. Elle saisit ce dernier et une page en tomba. La jeune femme l'attrapa et la lut. Elle se rendit compte que les Parques en étaient le thème principal. Le parchemin relatait le moyen d'obtenir l'immortalité en s' emparant du fameux fil des Parques. Tel était donc le rapport avec le fuseau! En feuilletant rapidement les pages du calepin, elle reconnut un prénom qui lui était familier: celui du scientifique de Delphes. Il était raconté que l' antiquaire avait confié l'anneau à ce dernier. Ainsi l'étrange passant d' Olbia était évidemment le même Nikos ! Elle conclut que l'antiquaire avait été puni par Hadès pour avoir convoité l'immortalité. L'empreinte devait sûrement être celle de Cerbère. Elle lut ensuite : « Ne franchissez pas cette porte. Quand vous lirez ce message, je serai sûrement mort. Fabricio Marchini, antiquaire à Olbia. »
Désormais Pasiphaé détenait la vérité, elle avait les réponses à toutes ses questions. Allait-elle franchir la porte et continuer à descendre les marches ? Sa nature curieuse l'invitait à avancer, voir de ses propres yeux le Styx, croiser les âmes errantes sur ses rives dans l'attente du passeur Charon, pouvoir s'entretenir avec l'antiquaire d' Olbia sur les réelles motivations de son acte, interroger les Parques... Quel périple excitant ! Pourtant, c'était aussi accepter d'affronter Hadès, d'être affreusement -peut-être- dévorée par le monstre Cerbère, car peut-on ressortir vivante des Enfers ? Et si la hideuse sorcière Atropos coupait de ses ciseaux d'or le fil symbolique de sa vie, avant qu'elle n'ait le temps de rapporter à Olbia le fuseau et le manuscrit ? N'était-ce pas prendre des risques insensés, dont l'issue ne pouvait être que fatale ?
Pasiphaé se remémora tout à coup sa vie, en un éclair : ses moments de bonheur, ses désirs, ses projets... Il était bien trop tôt pour renoncer à la vie terrestre. Elle avait encore tant de choses à découvrir! Après quelques minutes d'hésitation, elle jeta le fil des Parques dans l'abîme. Elle se retourna et remonta la première marche. Elle entendit un grand fracas. La porte se refermait mais elle eut le temps de se faufiler. Elle était saine et sauve, libre. Elle jura alors qu'elle ne dirait jamais ce qu'elle avait découvert pour le bien de l'humanité. Elle garderait à jamais dans son for intérieur le secret du manuscrit de l' au-delà. Ce serait le premier de son début de carrière de journaliste... « Un métier difficile » pensa-t-elle. Et pour son article de presse ? Elle aviserait en temps voulu, de retour en Sardaigne, lorsqu'elle serait remise de ses émotions... Pour l'heure, encore toute tremblante, elle décida de reprendre sans tarder l'autobus pour Athènes et dès l'aube après un copieux petit déjeuner, d'aller visiter l'Acropole qui la faisait tant rêver... de profiter de la vie, du fameux « Carpe Diem » et de s'offrir une bonne nuit de sommeil réparateur dans un hôtel confortable de la capitale.Nikos se trouverait-il encore sur son chemin ? Rencontrerait-elle d'autres dilemmes et embûches ? Elle espérait que tel ne serait pas le cas...