" FEES ET MAGICIENS D'HIER ET DE DEMAIN "
Catégorie "Juniors" 1er prix

Ronds de Sorcière deClara NIZZOLI



Le garçon s'approcha des champignons, et se baissa pour tenter d'en déterminer le type. Il n'en avait jamais vu de tels auparavant. C'était pourtant un spécialiste en la matière. Il était l'un des rares à n'avoir pas peur de ces végétaux, considérés comme maléfiques. En y pensant il haussa les épaules et sourit négligemment. Les champignons n'avaient rien de remarquable à eux seuls, mais ce qui intriguait surtout Bernez, c'était leur disposition. Ils formaient un gigantesque cercle autour d'un vieux chêne. Prudent, il décida d'en rester là et rentra chez lui.

Bernez cherchait des champignons depuis l'âge de cinq ans, initié par son père. Il avait seize ans, à présent, et son géniteur l'avait quitté l'année dernière, lui laissant pour tout héritage un énorme livre sur son sujet favori, un second sur la sorcellerie, un pavé qui parlait de la chasse, et une vieille cabane qui moisissait. L'adolescent poussa la porte qui s'ouvrit en grinçant et se laissa tomber sur son lit. La journée avait été longue. Il réprima un bâillement et s'endormit aussitôt. Son sommeil fut peuplé de créatures imaginaires qui tentaient de l'empoisonner avec des champignons, de sorcières ricanantes, d'images d'un passé oublié.

Bernez s'éveilla en sueur. Il resta quelques instants assis sur son lit, désorienté, puis se leva en chancelant. Il attrapa le gros volume sur les champignons et le posa sur la table pour l'étudier à loisir. Tandis qu'il croquait allègrement dans une pomme, le garçon tourna les pages jaunies par le temps, promenant son doigt sur les lignes en partie effacées. Les étranges champignons rencontrés la veille n'étaient évoqués nulle part. Il décida d'oublier le livre pour la première fois dans sa quête de champignons.

Bernez marchait sur le petit chemin de terre qui s'enfonçait dans la forêt, poursuivi par son ombre qui le faisait paraître encore plus grand et plus mince qu'il ne l'était. Il cheminait ainsi, gaiement, sifflotant une rengaine populaire, quand le soleil se voila. La nuit succéda au jour et le silence au vacarme. Même les oiseaux les plus bruyants s'étaient tus, même le vent, le vent si tenace avait cessé de souffler. Bernez observait, affolé, ce changement.
Inconsciemment, il était arrivé au vieux chêne. Le garçon ne s'en aperçut pas, obnubilé par la disparition brutale de l'astre solaire, et mit un pied à l'intérieur du cercle des champignons.

Ses yeux bleu marine fixaient le ciel, s'attendant à une quelconque malédiction. Il n'avait pourtant jamais été dupe de ces croyances populaires. Lorsqu'on lui racontait qu'un jour il avait fait nuit, et qu'un alchimiste avait prédit que ça se reproduirait, il riait. Quand les vieux du village murmuraient que ce phénomène résultait de la colère de Dieu, il en avait pitié. Quand on le mettait en garde contre les champignons, l'assurant qu'en cueillir constituait un sacrilège et que son père y avait succombé, il haussait les épaules. Bernez savait pertinemment qu'il n'y avait rien de magique à la mort de son père, mais une simple intoxication alimentaire. " Ton arrogance t'en coûtera ! " lui soufflait-on, suivi d'un : " on ne doit pas provoquer les créatures magiques ! ". Mais aujourd'hui, il aurait voulu croire n'importe quoi, pourvu que le jour réapparaisse.

Bernez tomba et se rattrapa de justesse au vieux chêne. Brusquement, une vive lumière émana des champignons, autour de l'arbre, tandis que le ciel restait obscur. Reprenant ses esprits, l'adolescent se précipita hors du rond de champignons, qui lui opposa une étonnante résistance. Il retomba au sol, frappant, incrédule, le rideau de lumière.

Une larme perla dans son œil terrifié. Il s'assit contre le tronc de l'arbre centenaire et attendit. Il attendit comme on attendrait la fin d'une averse ou le début de l'été. Des souvenirs défilèrent dans sa mémoire, l'assaillant de toutes parts, tels des fauves affamés. Bernez croyait assister à une scène apocalyptique. Il mourrait sans connaître la nature des champignons qui l'encerclaient. Un homme trapu, dont le visage disparaissait sous une énorme barbe, trottait dans sa tête. L'image floue d'une jeune femme y faisait également intrusion. L'image d'une femme inconnue, à la chevelure d'or, vestige d'un passé mystérieux. Unique souvenir maternel. Il ferma ses yeux embués de larmes.

Les champignons se rapprochaient. Bernez devenait peu à peu claustrophobe. Les végétaux allaient-ils l'écraser ? Sa passion le tuerait-il ? " On ne doit pas provoquer les créatures magiques ! ". Ces paroles revenaient à sa mémoire à la manière d'un boomerang.
Il n'avait maintenant plus moyen de bouger sans toucher la lueur, de plus en plus intense.
Soudain, tout s'arrêta. Le ciel n'était plus noir. Peut-être parce qu'il n'était plus. Les champignons, aussi, s'étaient volatilisés, et avec eux leur faisceau lumineux ; il ne restait du vieux chêne que sa racine. Bernez poussa un ultime cri et un silence terrifiant s'instaura.

Une longue chevelure d'argent effleura le visage amorphe du garçon. Son corps inerte fut déposé sur un tapis usé. Plusieurs minutes s'écoulèrent avant que Bernez n'ouvre un œil. Il massa ses côtes endolories en s'étirant de son mieux. Alertée par le bruit, la femme s'approcha de lui, constatant d'un ton doux, mais ferme :

- Ha… Tu es réveillé !

Le garçon osa une question des plus banales :

- Qui… qui êtes-vous ?

La voix de l'inconnue se fit éthérée et mystique quand elle murmura :

- On ne sait pas…
- Qui ça " on " ?
- Personne ne sait qui je suis…
- Mais… vous ne pouvez pas me le dire alors ?
- Non ! Petit imbécile ! Puisque je l'ignore moi-même !

Instant de silence.

- Alors… Qu'est-ce que je fais ici ?
- En voilà une question intéressante !

Elle hésita :

- De quoi te souviens-tu ?
- Le ciel s'est obscurci, les champignons diffusaient de la lumière ; ils se sont rapprochés de moi.
- Vraiment ? grinça-t-elle

Bernez hocha la tête.

La femme cracha négligemment au sol.

- Mon cher Bernez, je suis très impressionnée par ta culture et ton courage ; sache-le.

Elle marqua une pause et reprit :

- Mais je suis, avant tout, vouée à faire le mal…

Elle laissa sa phrase en suspens, guettant le moindre signe chez l'adolescent qui ne sourcilla pas.

- Je suis… Je suis… Je suis une sorcière, avoua-t-elle dans un souffle

Là encore, aucun effet sur son interlocuteur.

- Mon enfant, je puis tout vous révéler, car j'ai la certitude que vous ne toucherez mot de ce discours à personne… j'y veillerai personnellement… Les champignons qui se sont trouvés sur ton chemin sont des mycéliums, communément appelés ronds de sorcière ou cercle de fée. Ces champignons, vénéneux, délimitent une zone de rituel de sorcières. Nous ne les délaissons que les soirs de pleine lune, dont l'intensité nous perturbe.
- Mais… l'interrompit Bernez
- Oui, oui, je sais ! Tout manuel de sorcellerie prétend le contraire, mais n'écoute pas les ignorants… Continuons ! Où en étais-je ?

Silence.

- Ha ! Oui ! Donc ce soir, ou même dans la journée - aujourd'hui, c'est spécial - nous nous réunissons dans les ronds de sorcière, dispersés partout dans le monde.

Bernez écoutait posément, très calme.

- Tu ne peux pas gâcher ce jour, Bernez ! Le jour où l'astre lunaire domine l'astre solaire ! Cet événement est si rare ! Malgré notre longévité, peu de générations peuvent y assister. Pour nous, sorcières, c'est une puissance inespérée !

Elle se tut puis haussa le ton :
- Bernez ! Je te tuerais si je le pouvais ! Hélas, je dois attendre la fin de l'éclipse…
- Pourquoi ? s'enquit Bernez, tout à fait décontracté
- Tuer pendant le temps du rituel est contraire au règlement des sorcières ! Je te laisse, jeune ignorant ! J'ai à faire, moi !


L'enfant n'était nullement impressionné par ladite sorcière. Il l'avait vue s'élever dans les airs et disparaître sans émoi aucun. Il était encore plus rassuré dans la caverne assombrie que dehors, dans l'inconnu.
Une vague de fierté l'envahit soudain : il savait.

Dehors, la nuit régnait toujours. La sorcière sortit de la Terre dans un tourbillon d'air et siffla. Aussitôt ses congénères accoururent et un mystérieux rituel s'entama dans le " rond de sorcière ". La lumière des champignons s'était changée en une flamme immense, sans fumée, et que les sorcières traversaient aisément. Quiconque les aurait entrevues en serait mort sur le coup. Les femmes lançaient des couteaux de feu dans tout le cercle, s'atteignant parfois entre elles, ce qui les dérangeait peu, car chaque mort renforçait leurs pouvoirs personnels. Au centre du cercle, une gigantesque aiguille tournait, faisceau lumineux rouge, broyant les sorcières qui se trouvaient sur sa trajectoire.

Soudain, l'aiguille s'arrêta, perdant peu à peu de son intensité, avant de disparaître totalement. Les sorcières se tinrent alors par la main, de façon à former un cercle, en psalmodiant des incantations. Une poussière noire tomba alors, recouvrant femmes et champignons. Elles restèrent immobiles pendant quelques minutes, puis se volatilisèrent une à une.

De l'autre côté du globe, des petites fées couraient joyeusement, dans un cercle de champignons à l'abri des regards curieux, une poudre d'or se déversant du ciel. Le soleil se reflétait joliment sur leurs petites ailes argentées. Elles se dispersèrent ensuite, pour, comme le veut leur coutume, venir en aide aux Hommes.

Bernez attendait toujours, adossé à une pierre froide et inconfortable, se renfrognant de seconde en seconde, quand une ombre se découpa sur la paroi de la grotte. Une minuscule silhouette ailée se posa sur l'épaule du jeune homme. Elle appliqua un doigt sur sa bouche, se penchant sur son oreille pour chuchoter : " Garde espoir ! "

Le saupoudrant de poussière dorée, elle s'éclipsa jovialement.

Bernez ébaucha un sourire.

La sorcière revint. Sans avoir l'air de s'occuper du jeune garçon, elle fouilla entre ses divers manuels de magie noire. Elle poussa soudain un cri de satisfaction. Elle tenait dans sa main une page froissée qu'elle montra à Bernez. " Mycéliums, lut-il, champignons vénéneux… traditionnellement associés aux sorcières pour… "

A la fin de la feuille, un numéro de page : 17.

Bernez resta songeur et s'exclama :

- Elle vient du livre de mon père ! La 17 ! Elle y a été arrachée !
- Quelle pertinence… C'est moi, qui l'ai arrachée, mais à ton père, je lui ai également arraché autre chose…

La sorcière souriait diaboliquement :

- Sa vie ! glissa-t-elle.

Ce mot résonna douloureusement dans les oreilles de Bernez, avec une intonation froide, tel un reptile qui se serait glissé dans ses entrailles…

- Nooooon ! hurla-t-il, ASSASSINE ! CRIMINELLE !

Il voulut bouger, mais la sorcière le retint, d'un simple mouvement, calmant ses ardeurs avec une force incroyable.

- Ton père a été trop curieux. Comme toi, il s'est aventuré - je crois que c'était l'année dernière - près de ce lieu sacré. Il lui en a coûté la vie. C'est devenu une malédiction familiale. Tu subiras le même sort que lui. Avant que je le tue de sang froid, il a écrit quelques vers qu'il voulait que je te remette. Je cherchais l'occasion de le faire depuis longtemps. Tiens, les voici…

Et d'un ton ironique :

- Respectons sa dernière volonté…

Bernez, j'avais tort,
Je ne croyais en rien,
Je me croyais fort,
Je mourrai avant demain,
Ne t'enfonce pas dans ta passion,
Ouvre ton esprit,
Fais attention aux champignons,
Ecoute ce que disent tes amis…

Bernez mouilla la feuille d'une larme.

Puis tout s'évapora…
Le garçon était au sol, au milieu de la clairière. Le jour était revenu. Le soleil brillait de mille feux. Il se remémora ses aventures. Dans sa poche, restait la feuille sur les mycéliums. Il écrivit maladroitement un message, dont on n'a pu lire que " attention " et marcha jusqu'au rond de sorcière

Il cueillit un mycélium et en croqua une bouchée.