" FEES ET MAGICIENS D'HIER ET DE DEMAIN "
Catégorie "Adulte" 2ème Prix

Comme par Magie de François COSSID

 


L'inspecteur Franck Chenoy visionna une nouvelle fois la séquence vidéo enregistrée dans la banque. Depuis l'aube, il s'acharnait sur son unique indice, un halo lumineux capté un court instant par une caméra de surveillance. Pour remarquer ce détail, le policier avait analysé des heures de vidéo grise et anonyme dans le poste de sécurité du Crédit Français. Se reflétant sur la paroi métallique de la salle des coffres, une silhouette diaphane paraissait tendre une main vers la caméra, tandis que l'autre disparaissait dans un coffre encore fermé. Les traits du visage noyés dans le halo n'étaient pas reconnaissables. L'inconnu portait un long manteau ample. L'artefact vidéo n'était visible qu'une fraction de seconde. En jouant sur le contraste et la luminosité de l'image, il parvint à dégager les contours d'un visage.

Début janvier, plusieurs clients affolés signalèrent la disparition d'espèces ou de biens précieux de leur coffre. Les plaintes s'accumulèrent rapidement. La Direction du Crédit Français sollicita les services de Police. Aucun signe d'intrusion, aucune porte forcée. On imagina d'abord que des employés indélicats avaient commis les vols ou bien encore que les clients avaient délibérément menti. Après plusieurs dizaines d'interrogatoires, il fallut se rendre à l'évidence. Un ou plusieurs inconnus étaient parvenus à dérober le contenu des coffres et à disparaître sans laisser de trace, comme par magie. Les yeux rougis, les mains crispées sur son clavier, l'inspecteur consacra de longues minutes pour obtenir une image exploitable par le programme de morphométrie. A l'aide du stylo optique, il pointa avec minutie les contours du visage. Il déclencha enfin la fonction d'identification avec le secret espoir qu'un nom surgirait des milliers de portraits enregistrés dans la base de données.

Chenoy grignotait une barre chocolatée, son seul repas de la journée, en relisant une fois de plus les plaintes des clients. Moins d'une heure après le début de la recherche, un message apparut sur l'écran. A sa grande surprise, le programme affichait la photo d'un homme âgé. Un mélange de sagesse et sévérité émanait de ses immenses yeux bleus. Son sourire indéfinissable paraissait narguer le photographe. L'inspecteur lut le nom inscrit sous la photographie. Philippe de Montalembert, aussi connu sous le nom de scène de " Phenicius ". Il manqua de renverser son gobelet de café froid en parcourant la fiche d'information. Il était noté en toutes lettres, profession actuelle : illusionniste. Accusé à plusieurs reprises d'escroqueries sans qu'aucune poursuite ne puisse aboutir, il avait fini par être condamné pour une altercation musclée avec un producteur de spectacles. A présent, Chenoy se souvenait de lui. Cet homme s'était fait connaître dans les années quatre-vingt et passait régulièrement à la télévision. Impliqué dans des affaires d'argent, il avait disparu après avoir été arrêté pour coups et blessures sur Max Lavois, le célèbre producteur de shows télévisuels. Qu'est-ce que ce saltimbanque vient faire dans mon enquête ? s'interrogea-t-il en recherchant sa dernière adresse connue.

L'inspecteur jeta un coup d'œil à sa montre en ce début d'après-midi. Il avait promis d'accompagner son fils au cinéma dans la soirée. Les occasions de se retrouver seul avec lui étaient rares depuis son divorce. A plusieurs reprises, il avait dû reporter ces rendez-vous à cause du boulot. N'ayant aucune autre piste, il décida de rendre visite à ce " Phenicius ". Dans la voiture qui le menait dans l'est de la région parisienne, Patrick Chenoy répétait mentalement ce qu'il dirait à cet homme. Sa démarche lui paraissait totalement absurde mais son sixième sens le poussait à y aller. Ce type semblait entretenir le mystère autour de lui. L'ordinateur ne conservait aucune trace de date et de lieu de naissance. Il avait exercé de nombreux métiers, tous liés à l'étrange ou au surnaturel. Médium, voyant, illusionniste ou encore guérisseur. A plusieurs reprises, il s'était retrouvé confronté à la justice. A chaque fois, il avait pu s'y soustraire et reprendre une nouvelle activité. Le plan de banlieue calé sur les genoux, Chenoy conduisait en espérant ne manquer aucun panneau. Une petite pluie fine et glacée lui compliquait la tache en détrempant un paysage déjà bien morose. Le policier soupira en se demandant à quelle heure il allait revenir sur Paris.

Il stoppa son véhicule sur le bas côté, le long d'un ancien mur de pierres couvert de mousse. Un imposant portail en fer forgé isolait la grande propriété de la route départementale qui serpentait au milieu des champs. Surpris de se retrouver aussi vite en rase campagne, il fixa son compteur. Il avait parcouru une cinquantaine de kilomètres. Il coupa le contact, enfila sa parka et vérifia son arme. Il sortit en frissonnant. Le vent glacial faisait voler les feuilles mortes mais l'immense pelouse était étonnement propre et bien entretenue. Il s'approcha d'un des piliers pour chercher un interphone. Le lourd portail s'ouvrit de lui-même en émettant de sinistres grincements métalliques. Le policier remonta rapidement dans son véhicule.

La Renault tressauta sur les graviers du chemin qui menait à la propriété. De petites silhouettes voûtées taillaient les fines allées géométriques d'un jardin à la française. De larges capelines les protégeaient de la pluie et dissimulaient leur visage les faisant ressembler à une armée de lutins ou de farfadets. Chenoy se gara devant le porche et sortit en levant les yeux. Il eut un mouvement de recul. De la route, il avait cru deviner une grande maison cossue, il découvrait à présent un véritable château. Deux tours massives s'élançaient vers le ciel plombé, les murs imposants présentaient de petites fenêtres qui confortaient l'impression de gigantisme de la bâtisse. Sur le perron apparut un homme à l'allure étrange. D'immenses yeux bleus illuminaient un visage terne et ridé, dissimulé sous de longs cheveux et une grande barbe grise. Il portait une robe de chambre défraîchie. Sa voix puissante surprit l'inspecteur.

- Que venez-vous faire chez moi à cette heure ? demanda froidement Philippe de Montalembert sans même saluer son visiteur.
- Inspecteur Chenoy, j'ai quelques questions à vous poser, répondit-il en exhibant sa carte officielle.
- Je m'en doutais… J'imagine que je suis obligé de vous recevoir !
- Cela facilitera les choses…
- Hé bien entrez, Inspecteur, conclut-il en lui faisant signe d'avancer.

Cet homme le mettait mal à l'aise. Il se complaisait à l'évidence dans son rôle de vieux châtelain un tantinet excentrique. Il en rajoutait en modulant sa voix grave et en employant une gestuelle exagérée. Ses yeux luisaient, semblant vouloir percer ses propres pensées. Chenoy se surprit à éviter son regard. Le hall recouvert de marbre était éclairé par un immense lustre qui projetait des ombres énigmatiques sur les tableaux accrochés aux murs. Un serviteur, la tête dissimulée sous une large capuche, le débarrassa en silence de son manteau et se retira aussi vite qu'il était apparu. Un court instant, il crut deviner de longues griffes au bout de ses doigts effilés mais pensa que son esprit lui jouait un tour. L'ambiance médiévale qui émanait de cet endroit était propice à ce genre de confusion visuelle.

Son hôte le guida vers un petit salon et l'invita à s'asseoir dans un fauteuil de style louis XVI. Le velours rouge sentait l'humidité. Un maigre feu de bois peinait à réchauffer la pièce aux murs de plus d'un mètre d'épaisseur. Dans le fond, une bibliothèque contenait de longues rangées de livres aux titres incompréhensibles pour la plupart.

- Je suis navré de vous déranger en fin d'après-midi, commença l'inspecteur, je souhaiterais simplement vérifier avec vous votre emploi du temps…
- Vous me semblez bien tendu, coupa le vieil homme qui observait les mains crispées de son visiteur sur les accoudoirs, une attitude étrange pour un policier.

Ce dernier ne releva pas la remarque et rentra directement dans le vif du sujet pour reprendre le contrôle de la discussion.

- Vous êtes actuellement sans emploi. Que faisiez-vous dans la nuit du 14 au 15 janvier dernier ?
- Savez-vous qui je suis ? demanda Philippe de Montalembert.
- Répondez à ma question, je vous prie ! Je sais qui vous êtes, insista fermement le policier.
- Vous ne savez rien... cependant, vous êtes venu à moi bien vite… Comment avez-vous procédé ?
- Je suis un officier de police assermenté. Je vous prie de répondre sinon…
Le vieil homme se redressa d'un bond et éclata de rire.
- Pauvre innocent… crois-tu pouvoir me menacer ?
- Je ne vous le répéterai pas une nouvelle fois, Monsieur. Répondez à mes questions ou vous allez devoir me suivre au commissariat ! Cessez de jouer ce rôle ridicule de vieux magicien avec moi !

Le visage du vieil homme se ferma et Chenoy sut d'instinct qu'il aurait mieux fait de garder pour lui cette remarque désobligeante. La réaction fut immédiate. De Montalembert tendit son bras vers l'inspecteur, immobilisa sa main ouverte à quelques centimètres de son visage et psalmodia quelques mots de latin. Une violente décharge électrique transperça le crâne du policier et irradia son épine dorsale, paralysant un à un tous ses muscles. Son carnet et son stylo lui échappèrent des mains. Il tenta de se saisir de son arme mais ne parvint plus à bouger d'un millimètre, ni même à prononcer un seul mot. Paniqué, il sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine, un filet de bave dégoulinait de sa bouche crispée dans un rictus de douleur. De Montalembert approcha son visage du sien. Son regard empli de colère plongea dans ses yeux affolés. Chenoy aurait voulu crier. Il en fut totalement incapable. - Bien ! ... Tu vas enfin pouvoir m'écouter. Je devine que ton enquête sur ce vol à la banque t'a conduit jusqu'à moi. Tu me prends pour un vieil illusionniste, un homme de scène de ton époque ! Sais-tu seulement quand je suis né et ce que j'ai vécu ? Crois-tu que quelqu'un comme toi peut me porter atteinte ou même prétendre me menacer !

Philippe de Montalembert se redressa, défit lentement la ceinture de sa robe de chambre et la laissa glisser sur le parquet vermoulu. Il portait en dessous une longue cape qui termina de se dérouler sur le sol. D'un geste ample, il ajusta sur ses épaules le lourd tissu sur lequel brillaient des symboles cabalistiques brodés de fil d'or.

- Je suis né en 1265 dans le jeune Royaume de France et ai porté plusieurs noms. J'ai traversé les siècles, les guerres, l'Histoire… et tu oses me traiter de magicien ridicule ! J'ai combattu auprès des plus grands rois ! Tu es bien innocent pour venir à moi seul et armé de ton pitoyable revolver. (Chenoy aurait voulu lui dire de cesser ce tour, d'arrêter de débiter toutes ces élucubrations et de le libérer mais il restait pétrifié.) Je lis dans ton regard l'incrédulité et la peur. Ton époque s'habitue à l'illusion, aux images truquées fabriquées par ordinateur… Laisse-moi te montrer qui je suis réellement et comprendre quelle folie t'a amené à me défier !

Le vieil homme marmonna rapidement quelques mots et la paralysie musculaire cessa aussitôt. Chenoy se ressaisit pour bondir sur le magicien. Ce dernier le repoussa d'un simple geste de la main sans même l'effleurer. Le choc invisible fut d'une telle violence que l'inspecteur décolla du sol et entama un vol plané vers la bibliothèque. Son regard se brouilla, les murs basculèrent et se désagrégèrent dans un éclair lumineux. De Montalembert leva les bras en psalmodiant des incantations dans une langue inconnue et Chenoy retomba lourdement dans de longues herbes humides. Il se remit péniblement debout en titubant. La pièce, la demeure, le magicien… tout s'était volatilisé. Il voulut se saisir de son arme mais elle n'était plus accrochée à sa ceinture. Il était vêtu d'un pantalon et d'un justaucorps en peau retournée. Il portait des cuissardes et des gants maculés de sang séché. Un casque rouillé emprisonnait sa tête et le blessait dans la nuque. Il puait atrocement. Il tenait dans sa main calleuse une hallebarde. Un homme sur sa droite s'adressa à lui en vieux français. Les mots prirent un sens immédiat bien qu'il n'ait jamais étudié de langues anciennes.

- N'ai crainte, il viendra et nous entrerons dans cette ville maudite! Il possède une grande magie… Sans lui, nous nous ferions tous massacrer avant la tombée du jour !

Une clameur monta parmi les hommes qui entouraient Chenoy. Il manqua de défaillir lorsqu'il réalisa qu'il se trouvait au milieu d'une armée de soldats et de paysans en armes. Une ville fortifiée se dressait devant lui à une distance qui les mettait hors de portée des flèches et autres projectiles que les assiégés se préparaient à leur lancer.

- Il viendra ! Le baron nous l'a promis... Ce soir tu dormiras dans la couche d'un des soldats qui nous narguent sur les remparts…
- Tu boiras son vin et tu t'amuseras avec sa femme ! ajouta un autre paysan en riant bruyamment.

Chenoy voulut hurler, affirmer qu'il n'avait rien à faire ici, demander que cette illusion cesse immédiatement. Cela semblait si réel. L'odeur du cuir, de la sueur emplissait l'air, lui donnant la nausée. Une brise chargée d'embruns faisait flotter les étendards colorés des différents seigneurs. Les croassements des corbeaux se perdaient dans le lointain. Il tombait un léger crachin qui lui glaçait les os. Les soldats s'écartèrent pour laisser passer un homme à fière allure. Il les surpassait tous d'une tête et était vêtu d'un long manteau bleu couvert de symboles dorés. Il dépassa les premiers rangs sous les cris des fantassins. A ces côtés, un cavalier, portant une armure étincelante, fit halte et brandit fièrement son épée. Il salua le magicien qui continua seul vers le château. Les assiégés vociférèrent de plus belle. Une volée de projectiles décolla des remparts et se brisa sur une invisible protection. Des soldats se signèrent et d'autres hurlèrent de joie. A chaque pas, la silhouette du sorcier semblait grandir. Ses jambes et ses bras s'allongeaient. De gigantesques crocs jaillirent de sa bouche grande ouverte. Les hommes martelaient leurs boucliers avec leurs armes lorsque qu'apparurent des ailes noires et que des écailles se formèrent sur la peau du dragon. L'animal décolla en crachant des flammes, déclenchant des cris d'effroi depuis les remparts. Dans quelques minutes, les défenses cèderaient et l'armée des assaillants déferlerait dans la cité pour piller et violer.

L'inspecteur n'arrivait plus à respirer. Il desserra le lacet qui maintenait son casque et se sentit tomber en arrière. Il bascula et s'écrasa à sa grande surprise contre la bibliothèque. Le vieux meuble oscilla et quelques gros livres poussiéreux lui dégringolèrent dessus.

- Comprends-tu enfin qui je suis ? ... J'étais le plus puissant des Magiciens. Grâce à moi, nombre de victoires ont été remportées en un jour alors qu'un mois n'y aurait pas suffi ! tonna Philippe de Montalembert.
- Pourquoi la banque ? bredouilla Chenoy en tentant de se relever.
- Parce que je ne suis plus rien dans cette maudite époque. L'illusion est partout et le pouvoir politique n'a plus besoin d'homme comme moi. Il me faut cependant vivre et entretenir mes domaines… Les richesses ne sont plus au cœur des forteresses mais dans des coffres-forts. Il est bien plus facile d'y entrer car peu d'individus les défendent. Je me suis prêté à ces spectacles de magie pour gagner de l'argent mais je pervertissais mon art… Que peux-tu y comprendre, toi qui doute encore de mes pouvoirs !

Un gobelin s'approcha en relevant sa capuche. Ses yeux jaunes fixaient le policier avec amusement. Un frisson d'effroi le glaça lorsque la main griffue le saisit par le poignet pour l'aider à se remettre sur pied. Il tenait toujours le lacet qu'il ne quittait plus des yeux.
- Comment es-tu remonté à moi si vite ? demanda le Magicien.
- Les caméras, rétorqua-t-il en se sachant obligé de répondre. J'imagine que vous pouvez vous rendre invisible… cela produit de temps en temps un halo lumineux. L'objectif électronique l'a enregistré avant que vous ne preniez le contrôle du système de surveillance.
Le vieil homme éclata de rire.
- La technologie progresse chaque jour davantage… A croire que vous devenez de véritables magiciens ! Bien…Je ferais attention à ce détail la prochaine fois.

Il appliqua sa main sur le front en sueur du policier. Ce dernier se cambra et perdit connaissance dans les bras du gobelin.

Chenoy s'éveilla en sursaut. Affalé sur son clavier, il s'était endormi. La nuit enveloppait déjà la capitale. Les réverbères laissaient entrevoir la pluie drue et glacée au-dehors. Une odeur piquante flottait dans la pièce et il s'essuya le nez avec le revers de la main. Il regarda l'heure. Il était presque vingt et une heures. Il jura en se frottant les yeux et constata avec surprise qu'il avait les pieds trempés. Il fixa l'écran encore allumé. Le halo lumineux avait été provoqué par le clignotement d'un néon avant qu'il ne grille. C'était parfaitement visible sur la séquence vidéo qui tournait en boucle. Le policier repoussa le siège et se mit debout. Il se sentait groggy et désorienté. Il passa sa main dans sa chevelure ébouriffée et laissa échapper une lanière de cuir coincée entre ses doigts. Il se figea et eut une étrange impression de déjà vu. Il ramassa le lacet, vérifia ses chaussures et jeta négligemment le bout de cuir à la poubelle. Il regarda l'heure affichée sur l'écran. Il avait promis d'emmener son fils au cinéma !

L'inspecteur traversa Paris en trombe, gyrophare sur le toit et se gara sur le trottoir devant le cinéma. Il claqua la portière et leva les yeux. On projetait un film de Fantasy, sur l'affiche étaient représentés un guerrier, des Hobbits et un magicien. Interloqué, il fixa un long moment l'homme âgé, à la longue barbe grise, vêtu d'une large cape, sans réellement savoir pourquoi. Il secoua la tête, fourra les clefs dans sa poche et courut vers la longue file d'attente.