CONCOURS DE NOUVELLES 2007

" On efface tout et on recommence "

 

1er prix Adultes : "MEMOIRE VIVE" de Valérie ALLAM

Georges regarde Nettie en silence. Elle est belle, Nettie. Elle n’a pas changé, malgré toutes ces années. Georges l’observe à travers la fenêtre de la cuisine. Il est sensé retourner la terre autour de ses plants de tomates, mais les tomates peuvent attendre. Georges préfère rester là à admirer Nettie, exactement comme le premier jour où il l’a aperçue.
Il l’a tout de suite remarquée, derrière la vitrine du grand magasin de la rue principale. Il a su immédiatement que ce serait elle. Personne d’autre. Et voilà, cinquante ans plus tard, les pieds dans la terre, voilà qu’il recommence à oublier le temps qui passe, par la grâce éternelle des gestes légers et précis de Nettie.
Dans le magasin, lorsqu’il est entré, il a d’abord été un peu nerveux. Bêtement, comme lorsqu’on a juste un peu plus de vingt ans et qu’on se trouve devant l’amour de sa vie. Mais il est entré quand même, s’est approché d’elle et n’a rien trouvé à dire jusqu’à ce que ce vendeur trop sûr de lui s’approche. Là, Georges s’est senti obligé de s’expliquer. Oui, on est bête à vingt ans, mais c’est merveilleux de prononcer des phrases d’éternité sans y penser. Ce jour-là, Georges a dit que c’était elle, Nettie, que ce ne serait personne d’autre, jamais. Qu’il voulait tout, sans attendre. L’avoir à lui pour toujours. Et rien qu’à lui, a-t-il insisté en posant les yeux sur le vendeur. Une histoire de fou, quand on y repense, oui, une histoire de fou.
Devant lui, dans la cuisine, Nettie tourne et virevolte. Lave et épluche des légumes, les découpe en tranches, en dés ou en fines lamelles. D’où il est, Georges ne peut pas bien voir. Il en est encore à s’émerveiller de ce qu’elle l’ait suivi, cinquante ans auparavant. Ce jour-là, elle a tout accepté d’un coup. Le vendeur a même plaisanté là-dessus, Georges s’en souvient en fronçant les sourcils. Il a prononcé cette phrase étrange. Il a affirmé que Nettie lui avait déjà tout pardonné. Tout pardonné d’avance, c’est ce qu’il a dit. Et Nettie a acquiescé, bizarrement, elle a dit oui avec une certitude inébranlable.
Georges a la gorge nouée en repensant à cette phrase, cinquante ans plus tard. C’est bien trop dur de tout pardonner à l’avance. Comment aurait-il osé lui demander cela ?
Devant lui, Nettie dispose les légumes dans le plat. Bien rangés, une couche après l’autre. Et de temps en temps, elle ajoute un peu de crème, une pincée de fromage râpé et de la viande hachée. Ses bras, ses mains sont si menus, si frêles. Comme sa taille trop mince, irréelle. Il y a cinquante ans, la première fois qu’il l’a caressée, Georges a craint de la briser entre ses bras. Ensuite, peu à peu, il a appris l’incroyable force de ses membres délicats. Il s’est enhardi, l’a tenue plus fort, plus longtemps. Cinquante ans durant, Georges s’est accroché à Nettie, éperdument, de toutes ses forces.
La vie s’est étirée confortablement, à deux. Georges avait trouvé Nettie, rien d’autre ne comptait. Elle n’a pas eu grand chose à lui pardonner, finalement. Que des broutilles qui ne valaient vraiment pas la peine d’avoir prononcé cette phrase étrange dans le magasin. Georges déglutit péniblement. C’est maintenant qu’il va en avoir besoin, de sa réserve de pardon. Mais Nettie, est-ce qu’elle se rappellera de cette promesse d’il y a si longtemps ? Oh, souviens-toi, Nettie. Ne m’en veux pas.
Quand le plat est prêt, Nettie se tourne vers le four et sa robe se soulève dans son élan comme si un courant d’air passait dans la cuisine. Elle enfourne le plat et pianote sur les commandes digitales pour programmer la cuisson. Machinalement, Georges aspire une grande bouffée d’air, imaginant à l’avance les effluves de son prochain repas. Auraient-ils le temps de manger une dernière fois ensemble ? Il aurait dû leur accorder ça, au moins. S’arranger pour qu’ils ne viennent qu’après le déjeuner. Il n’y a même pas pensé. De toute façon, on lui aurait répondu qu’il ne sert à rien de prolonger ces moments-là. Comment peuvent-ils savoir si ça ne sert à rien ? Peut-être qu’en déjeunant, Georges aurait eu le temps de lui rappeler ce jour-là, dans le magasin de la ville, et la promesse qu’elle lui a faite. Mais là, non. Il n’a même pas pensé à leur demander de venir dans l’après-midi. Maintenant, évidemment, c’est trop tard. Tout est déjà programmé.
Nettie range les ustensiles dont elle s’est servie, nettoie le plan de travail. Trop tard. Après toutes ces années, comment ont-ils pu en arriver là ? Georges se redresse. Devant lui, derrière la fenêtre de la cuisine, les yeux bleus de Nettie se sont plantés dans ses yeux à lui. Il lui rend son regard en se demandant quelles pensées pouvaient bien l’habiter. Est-ce qu’elle sait qu’ils vont venir ? A-t-elle compris ? Mais Nettie détourne la tête et son regard cherche et fouille. Son corps hésite, suspendu dans le temps. Ses mains tremblent légèrement contre son tablier. Georges a l’impression qu’elle a peur, il saisit le vertige fugace qui l’envahit, cet instant fragile où tout bascule. Georges serre le poing. Allez, Nettie, reprends-toi, murmure-t-il en lui-même. Mais les yeux perdus de Nettie se posent à nouveau sur le plan de travail. Ses mains graciles reprennent leurs gestes précis et légers. De nouveau, elle sort les ustensiles et les dispose sur le plan de travail. Attrape les légumes, d’autres légumes, et se met à les laver et à les éplucher. A les découper délicatement. Nettie ne se souvient plus que le repas est déjà dans le four. Alors elle prend un autre plat et dispose à nouveau les couches de légumes, de viande hachée, avec un peu de crème et de fromage râpé. Nettie refait les gestes qui la rassurent. Au moins n’est-elle plus en train d’essayer de se rappeler.
Georges secoue la tête. Bien sûr que non, elle ne se souviendra pas de la promesse d’il y a cinquante ans. Au fond, il a bien fait de les appeler. Qu’ils viennent le plus vite possible, ça ne peut pas durer. C’est trop douloureux de la voir comme ça.
Cette fois-ci, Nettie n’a pas le temps de s’apercevoir que le four est déjà plein. Elle lève la tête quand elle entend le bruit du véhicule spécialisé qui s’arrête devant le portail. Tiens, il y aura du monde à déjeuner aujourd’hui, semblent dire ses lèvres qui remuent silencieusement. Mais Georges sait bien qu’ils ne viennent pas manger. Alors il se retourne et avance vers le portail pour leur ouvrir. Vite, qu’ils fassent vite. Paraît qu’ils connaissent leur affaire. Ça n’empêche que c’est dur, à son âge, d’avoir de telles émotions.
Georges les guide, les mène vers la maison en passant devant eux. Dans l’entrée, il aperçoit les yeux bleus de Nettie qui l’interrogent depuis l’encadrement de la porte de la cuisine. Il voudrait lui parler, lui dire quelque chose, mais il ne sait pas ce qu’on peut dire dans un moment pareil. Georges finit par baisser la tête et leur laisser le champ libre. Ils savent bien ce qu’ils ont à faire, de toute façon. Autant qu’il attende à l’écart que tout soit terminé.
Georges est allé s’asseoir dans son bureau. Il a pris un livre, tourné quelques pages, mais il n’arrive pas à se concentrer. Il se demande si c’est bientôt fini. Si tout se passe bien. Georges ne veut pas qu’elle souffre. Il repose le livre et retourne s’asseoir en faisant craquer le plancher et le fauteuil usé sous son poids, grimace à cause de son dos qui le lance. Pour moi aussi, Nettie, les années ont passé, pense-t-il avec amertume.
Finalement, il entend de nouveau le bruit de l’auto devant le portail. Ils sont partis discrètement, pour le laisser tranquille. Ils savent bien que ce n’est pas facile ; ils connaissent leur métier, ces gars-là.
Alors Georges se lève et avance doucement à travers le couloir. Il approche de la cuisine et regarde. Tout s’est passé très vite finalement. Il n’y a pas eu de cri ni de larme. Ce n’est pas plus mal, au fond.
Devant lui, Nettie se retourne. Elle a toujours vingt ans, les mêmes yeux bleus, les gestes ineffables. Mais son regard s’est affermi. Ça y est, Nettie n’est plus perdue, n’a plus de trou de mémoire. Elle lui sourit et l’invite à passer à table. Le repas est prêt, il y en a pour un régiment, plaisante-t-elle. Avant de s’asseoir, Georges ne lui demande qu’une chose, un détail qui le préoccupe. Nettie, mon amour, m’as-tu bien tout pardonné ? Mais la nouvelle Nettie ne saisit pas la question. Ses yeux interrogent, ses lèvres bredouillent à la recherche d’une réponse.
Georges n’est pas dupe. Il comprend tout de suite que le travail n’a pas été fait comme il faut.
Au lieu de s’asseoir à table devant son assiette, il se dirige vers le boîtier qu’ils ont posé sur la petite table, avant de partir. Exactement là où se trouvait l’ancien. Ses doigts raides appuient sur les commandes qu’il ne maîtrise pas bien. Ils ont beaucoup compliqué les choses en cinquante ans, il y a tant de fonctionnalités qu’il manque de ne pas trouver celle qu’il recherche. Enfin, il exerce une légère pression sur la touche rouge digiformée. Là devant lui, Nettie disparaît soudain, s’évanouit dans les airs. Comme si elle n’avait jamais existé pendant ces cinquante longues années. 
Avec précaution, Georges prend le boîtier et le range dans le carton qu’ils ont laissé par terre, à côté de la petite table. Il ira leur reporter demain, à la boutique. Il savait bien qu’il n’aurait pas dû prendre le même modèle de mannequin virtuel. Ça lui rappelle trop de choses. Et puis ils ont beau lui assurer qu’ils pouvaient lui fabriquer exactement le même, eh bien non, ce n’est pas sa Nettie. Sa Nettie à lui, qui lui a tout pardonné à l’avance.
Demain il ira choisir un modèle différent, complètement différent. Tiens, peut-être prendra-t-il cette rousse qu’il a vue l’autre fois ? Quand il est allé là-bas, leur dire que la puce électronique de Nettie était défectueuse. Un problème de mémoire vive, qu’ils ont dit. Leurs nouveaux modèles ont des capacités bien supérieures maintenant, c’est expliqué sur leur dépliant.
Il pourrait l’appeler Ingrid, la nouvelle. Georges a toujours bien aimé ce prénom-là. Et puis il leur demandera qu’ils lui mettent au point son programme personnel. Un code spécial pour qu’Ingrid lui ait déjà tout pardonné. Oui, un programme comme celui-là, ça vaut mieux, c’est plus rassurant.
Après tout, on ne sait jamais…


2ème prix Adultes : "LE JARDIN DES SOUVENIRS" de Françoise DEROUT-BASCOULERGUE

Audrey avait une très haute opinion de son travail. Virtuose de la cosmétique mortuaire, tous les corps qu’elle réceptionnait à l’Institut faisaient l’objet d’une attention particulière. Soit elle décidait seule du meilleur maquillage à donner au mort, soit elle appliquait les directives de la famille. De toute façon, chaque « chantier » aboutissait à une œuvre unique. Car pour Audrey, le mort maquillé était comme un tableau ; il se devait de refléter des émotions telles que la sérénité, la gaîté, la tristesse, parfois même la colère. Cette idée lui était venue des clients eux-mêmes ou plus exactement de leurs proches. La famille émettait souvent le souhait, parfois avec photo à l’appui, de faire maquiller le mort de façon à lui rendre une illusion de vie. En l’absence de photo, Audrey faisait parler la famille pour appréhender les principaux traits de caractère du défunt. Son succès tenait en grande partie à ça : démontrer que la mort ne change pas la personne, n’efface rien de ce qu’elle a été. Le corps du défunt, par sa « perfection », devait offrir le spectacle du « presque vivant ».

Or, il arrivait que, comme ce soir, personne n’ait émis de vœux particuliers quant à la préparation du corps. Aucun membre de l’entourage de la défunte n’était venu. Seule une ambulance sanitaire avait déposé le corps en même temps qu’un petit dossier indiquant le choix de la défunte pour l’incinération, sa date et son heure fixées au lendemain en fin d’après midi, ainsi qu’une mention particulière pour la durée de la veillée. Celle-ci devait se dérouler durant les cinq heures précédant la crémation. Un record. Audrey en conclut que la défunte avait prévu qu’elle aurait peu de visiteurs et qu’une veillée express suffirait. Elle avait donc peu de temps pour exécuter la restauration physique du corps et décida de se mettre au travail.

Posant la feuille sanitaire remise par l’ambulancier, elle s’équipa et ôta la protection du corps posé sur la table de préparation. Après avoir neutralisé le processus de décomposition par une solution chimique à base de formaldéhyde, elle évalua rapidement le travail à faire sur les parties visibles qui seraient exposées aux regards lors de la veillée. Il y aurait les mains et les avant-bras, le visage bien entendu, mais aussi tout le cou et un décolleté très discret.
Certaines parties présentaient des stigmates devenus plus visibles car ils avaient pris une couleur violacée caractéristique sur un corps en début de décomposition. Malgré cela, la morte était encore belle, la cinquantaine environ, un corps manifestement entretenu dans sa musculature, des cheveux épais et brillants.

Audrey entreprit le camouflage des marques. Son travail exigeait une imitation parfaite de la carnation et du grain de peau. Munie de sa loupe frontale éclairante, elle se pencha sur le visage de la défunte. Le grossissement de la zone temporale lui permit de déceler une petite cicatrice d’environ un centimètre. D’autres marques similaires étaient présentes à différents endroits. Ce n’était pas tant les incisions qui étaient disgracieuses que les halos violacés qui s’étaient formés et accentués depuis le décès jusqu’à l’embaumement alors que, du vivant de leur porteuse, ces marques devaient être quasi indécelables.

L’apposition d’une première couche de fixateur était la base d’un travail réussi. Au premier contact de sa main gantée d’un caoutchouc extra-fin, Audrey perçut une petite granularité. Elle passa son doigt sur les autres marques. Toutes présentaient un palper similaire. Que pouvait-il se trouver sous ces petites cicatrices ? Son regard alla du scalpel à la défunte en passant par la palette de cosmétique. Puis sa curiosité l’emporta. Avec précaution, elle incisa la chair. A la première pression, elle dégagea un petit tube cylindrique. Elle avait déjà vu ce type d’objet qui ressemblait à la puce électronique d’identification qu’elle avait fait poser à son chien. Partagée entre le désir d’identifier les extractions et son obligation de réserve, Audrey ne savait plus très bien ce qu’il convenait de faire. Devait-elle replacer les puces, fermer les incisions et effacer les marques comme elle s’y était initialement attachée et ne rien dire ? C’était sans doute la meilleure solution mais l’étrangeté de ses découvertes avait piqué son intérêt au vif. Elle pourrait aussi attendre la famille et lui laisser prendre l’initiative. Enfin, le dernier recours pourrait être de contacter les autorités puisque le certificat de décès ne portait pas la mention de ces corps étrangers, alors que c’était une obligation lorsqu’il y avait des piles cardiaques par exemple. Plusieurs minutes s’écoulèrent sans qu’elle parvienne à prendre une décision. Puis elle se souvint d’Hérald, une vieille histoire qui avait tourné court. Paradoxalement, il pourrait peut-être l’aider pour les mêmes raisons qui avaient poussé Audrey à mettre fin à leur aventure. 

Hérald était un solitaire passionné d’informatique ; il n’y avait de place pour rien d’autre. Même le métier de thanatopractrice exercé par Audrey l’avait laissé indifférent alors qu’il effrayait presque tous les partenaires, avérés ou potentiels, qu’elle avait rencontrés. Au début de leur aventure il lui avait même proposé de lui fabriquer un logiciel reproduisant la couleur et la texture des peaux sur lesquelles elle travaillait. Ainsi elle saurait exactement quel mélange de couleurs effectuer, comment les doser, quelle pâte composer pour arriver à une parfaite symbiose. Mais Audrey ne lui en avait pas laissé le temps. Elle l’avait quitté sans heurt et Hérald avait affiché l’indifférence constante qu’il avait pour tous les sujets qui ne touchaient pas à l’informatique.
Dans son entourage, lui seul pourrait l’informer et l’orienter pour savoir ce qu’il convenait de faire de ces petits cylindres. Malheureusement, Audrey avait effacé son nom de son répertoire téléphonique. Cependant, elle se souvenait de son adresse et paria qu’elle l’y trouverait. Elle récupéra plusieurs puces qu’elle déposa dans un récipient compartimenté de mousse, recouvrit le corps et quitta la salle de préparation.

Hérald répondit à la troisième sonnerie. Elle se rappela à lui, un peu confuse, à l’interphone. Après quelques instants, il déverrouilla la porte lui permettant d’accéder au troisième étage. Le "quatre pièces" n’avait pas changé si ce n’étaient quelques appareils et ouvrages supplémentaires qui avaient restreint encore un peu plus l’espace. Après quelques amabilités et devant un café âcre, Audrey extirpa la boîte de son sac et la tendit à Hérald.
- J’ai trouvé ça sous la peau d’une défunte. Je ne sais pas ce que je dois en faire. Ce sont, a priori, des puces électroniques bien que je n’en aie jamais vu d’implantée sur l’homme. J’ai pensé que tu pourrais m’aider.
- Je connais ce type de puce, oui. Mais un très bon ami, Nathan Delse, pourra t’en dire beaucoup plus que moi sur le sujet. C’est un spécialiste de l’implantation des technologies de l’information et de la communication dans le corps humain. Finis ton café, je t’emmène.
Pendant le trajet, Hérald reprit la conversation :
- As-tu déjà entendu parler de l’utilisation des implants issus des technologies de l’information et de la communication dans le corps humain ? Par exemple l’implant téléphonique dentaire ou téléphone dentaire ?
- Non, j’ignore presque tout de ce type de technologies. Tu peux sans doute m’éclairer ?
- Et bien, pour revenir au téléphone dentaire, il existe sous forme de prototype depuis 2002. Mais tu te doutes bien que ces technologies permettent d’envisager d’autres applications. Les plus courantes permettent à une personne d’avoir son dossier médical dans une puce glissée sous la peau. D’autres permettent de pister des personnes comme les prisonniers, les malades qui ont des troubles de la mémoire de type Alzheimer et qui ne savent plus comment rentrer chez eux. Certaines puces font office de carte d’identité et, dans certains corps d’armée, elles remplacent déjà la bonne vieille plaque des soldats au front. Ce que je ne m’explique pas, c’est que tu en aies trouvé si facilement, et plusieurs. Par ailleurs, elles ne ressemblent pas exactement aux puces que j’ai pu voir jusqu’ici. Nous voici arrivés. Tu as une chance inouïe, Nathan est l’un des meilleurs spécialistes.

Le spécialiste en question était grand, maigre, flanqué d’une paire de lunettes dont on se demandait si ce n’était pas un outil de travail grossissant. Sans trop entrer dans les détails, Audrey remis la boîte compartimentée à Nathan. Il disparut derrière un rideau pour revenir quelques minutes plus tard en s’adressant à ses visiteurs.
- Ce que vous m’avez apporté sont des implants fabriqués par les laboratoires Dexon. La version officielle veut que leurs travaux n’aient pas encore été appliqués à l’homme. Ils travaillent essentiellement, et officiellement, sur les puces implantées dans le cerveau et plus précisément sur l’hippocampe artificiel.
Hérald marqua un regain d’intérêt :
- Développe je te prie.
- Et bien ces puces auraient vocation, dans un avenir plus ou moins proche, à restaurer ou améliorer la mémoire. Dans le cas présent, il semble que nous ayons à faire à un modèle ultra sophistiqué de puces à lecture/écriture, programmables à distance. Il me faudrait un peu de temps pour les étudier.
- Nous n’en disposons pas de beaucoup. Jusque demain matin au plus tard.
- Ça va être difficile. Je ne sais pas où vous avez trouvé ces petites merveilles mais je ne m’attendais pas à en voir avant quelques années. Pour demain je pourrais en avoir étudié la structure mais ce qui m’intéresse c’est aussi leur contenu. Que pouvez-vous me dire de leur provenance ?
- Et bien, bégaya Audrey…, je les ai prélevées sur un corps que je prépare à la veillée funéraire.
Nathan la regarda interdite.
- Vous voulez dire sur un mort ?
- Une morte plus exactement.
- Comment cela est-il possible ? Les projets sur ce type d’implants sont classés comme hautement sensibles. Une telle technologie se baladant dans la nature… sans compter les problèmes éthiques.
Audrey bouillonnait.
- Que voulez vous dire exactement ?
- Et bien, je ne peux rien vous affirmer avant de les avoir étudiés plus avant, mais il pourrait s’agir d’implants visant à doter un seul individu de plusieurs mémoires. Mais pour l’instant ce n’est qu’une hypothèse. Des chercheurs du Centre de recherche des neurosciences de l’Université de Californie viennent d’annoncer qu’ils avaient expérimenté avec succès sur le rat une « neuro-puce » capable de se substituer à l’hippocampe pour reproduire certaines fonctions de mémorisation. Selon le Professeur qui dirige ces recherches, la question n’est plus de savoir si l’utilisation de neuro-prothèses et de neuro-implants est possible chez l’homme, mais quand ce saut scientifique aura lieu. A voir ce que nous avons là, cette annonce est déjà de la préhistoire. Non seulement je pense que ce saut est déjà fait, et depuis plus longtemps qu’on ne le pense, mais qu’en plus les avancées que l’on veut bien dévoiler au grand public sont, en réalité, plus vertigineuses. Hérald, si tu veux bien rester ce soir et travailler avec moi, nous pourrions peut être, d’ici demain matin, avoir récupéré les données. Nous aurons tout le temps pour les analyser par la suite.
- J’avais projeté autre chose mais l’opportunité de travailler aux côtés d’un des plus éminents spécialistes des technologies en neurosciences ne se refuse pas.
- Audrey ? 
- Je ne vois pas en quoi je pourrais vous aider et puis je ne suis pas très à l’aise maintenant. Nous sommes peut-être allés trop loin. Je pourrais encore reprendre ces puces, les remettre où je les ai trouvées, effacer les marques et recommencer mon travail là où je l’avais laissé.
- Vous êtes libre de le faire. Cependant vous effacerez ce que je crois être le contenu de plusieurs vies recommencées à des moments différents pour une même personne. N’est-ce pas passionnant ? Cela ne vous rend-il pas curieuse ?
- Il faudrait que vous m’expliquiez. J’ai du mal à évaluer et surtout je commence à avoir un peu peur. Je ne sais presque rien de cette femme, je n’ai pas vu sa famille, personne ne m’a contactée et le temps consacré à la veillée du corps est écourté à son minimum. 
- S’il vous plaît Audrey. Laissez-nous jusqu’à demain. Vous nous avez apporté un rêve sur plateau pour tous scientifiques… Serait-ce trop vous demander de prélever les autres puces que vous pourriez trouver ?

Il était déjà tard lorsqu’Audrey rejoignit l’Institut en taxi. Seul le murmure permanent de l’extracteur d’air emplissait la salle de préparation. La morte était à sa place, personne n’y avait touché. Elle reprit son scalpel à la recherche des auréoles violettes. A chaque puce prélevée, elle avait le sentiment coupable de porter atteinte à l’intégrité du corps non pas en prélevant mais en effaçant, ce qui, selon elle, était bien plus grave. Elle ne touchait pas les viscères mais quelque chose de beaucoup plus intime, la mémoire, les souvenirs. Qu’en était-il de l’âme ? Les théories de Nathan compliquaient considérablement les dogmes religieux relatifs à la réincarnation. 

A minuit, ayant terminé l’examen des surfaces corporelles, Audrey entreposa les dernières puces dans un boîtier et retourna chez Nathan. 
- Voici les puces que j’ai pu déceler. Et de votre côté, quoi de neuf ?
- Et bien, Nathan avait vu juste. Il s’agit de puces qui agissent sur l’hippocampe artificiel. Ta défunte aurait eu au moins quatre vies avec, pour chacune d’elle, la mémoire d’un vécu et donc une représentation de soi spécifique pendant tout le temps où la puce était active.
- Ça m’est totalement incompréhensible, Hérald. Tu me parles de quoi, là ?
- Et bien dans le cas présent, et si l’on tient pour possible la théorie selon laquelle ce type de technologie existerait depuis quinze ans, la défunte se serait vue implanter, tous les trois ans environ, une nouvelle puce. Cet implant lui redonnait une autre identité intérieure avec de nouveaux souvenirs. Pour synthétiser, tous les trois ans, on efface tout de « l’être » et on recommence avec un autre mais le corps, lui, ne change pas. Il se pourrait même que ces puces puissent s’activer à distance et probablement en alternance. 
- Ce n’est pas possible ! Mais pourquoi, dans quel but ? 
- Ça nous l’ignorons. Expérimentation, contrôle, espionnage… Tout est envisageable. Nous transférons les données que nous analyserons ensuite. Cela nous permettra peut-être d’y voir plus clair.
- Ces données, ou ces souvenirs si j’ai bien compris, ont été imaginés de toutes pièces et implantés. Mais les souvenirs qu’elle a fabriqués elle-même durant ces périodes successives de trois années, ceux-là ne sont pas, comment dire…, encapsulés ?
- Là encore, on ne peut encore rien dire.
- Tu sais, je commence vraiment à regretter. C’est complètement dingue cette histoire, et profondément immoral. On n’a pas le droit de faire ça.
- C’est toi qui es venu me chercher. Je comprends que tu sois déstabilisée et mal à l’aise mais te rends-tu compte de ce que nous tenons ?
- Ce dont je me rends compte, c’est qu’hier matin j’étais encore à mille lieux de m’imaginer qu’une telle chose soit possible. Que ça me tombe dessus, ça dépasse tout. Et surtout c’est peut-être dangereux, on ne sait pas qui est derrière tout ça ! 
- Ta défunte elle-même ne savait peut-être pas de quoi elle était porteuse. Tout ce que tu soulèves est juste. Nous transférons les données et tu replaceras les puces d’ici demain matin, avant la veillée funéraire. Tu as l’air épuisé. Reste dormir ici et tu partiras à la première heure à l’Institut. Combien de temps te faut-il pour tout remettre en ordre ?
- Trois heures en faisant vite.

Audrey se réveilla au bruit d’une voix qu’elle ne connaissait pas. Nathan et Hérald écoutaient ce qui semblait être un enregistrement. Elle s’approcha d’eux.
- Qu’est ce que c’est ?
- Le contenu de la puce la plus facile à décrypter. Les autres, ça prendra un peu plus de temps. Il semblerait que ce soit une sorte de testament. Ecoute.
« David, si tu m’écoutes c’est que tu as retrouvé ce qui reste de moi. Aujourd’hui j’ai décidé que c’est moi qui effaçais tout. Toutes les mémoires que tu m’as données reposent dans ce corps.
Pour recommencer ma vie là où je l’avais laissée il y a plus de dix ans, j’ai choisi une autre enveloppe. Tu n’as donc plus rien de moi. Tu t’es laissé griser par tes découvertes et d’autres scientifiques t’ont surpassé. Grâce à l’un d’eux, j’ai pu encoder ma propre mémoire et la réactiver dans un corps qui me convient plutôt pas mal. Je t’avais supplié de me laisser reprendre ma vie après la dernière transplantation. Tu me l’avais promis mais une fois de plus, et une fois de trop, je me suis réveillée avec la mémoire d’une autre. J’avais prévu cela et je me suis organisée. Ton dernier projet ne verra pas le jour, en tout cas pas avec moi. Voilà, David, j’ai tout effacé des années et des vies dont tu as fait partie. Tu ne t’en étonneras pas, j’ai constitué et placé une documentation édifiante dans un endroit qui restera secret si tu as le bon sens de me laisser recommencer ma vie sans chercher à t’y immiscer encore. Adieu.»

Audrey était stupéfaite. Un corps sans mémoire propre, des mémoires sans corps. Prise de vertige elle s’empara de la boîte où les petits cylindres s’alignaient à intervalles réguliers. Arrivée à l’Institut, elle reprit son travail, sa loupe frontale et replaça les tubes sous la peau à l’endroit exact où elle les avait trouvés. Elle s’appliqua encore plus qu’à l’accoutumée pour effacer les marques, redoutant qu’un éventuel visiteur initié puisse soupçonner les récentes extractions. A onze heures, les stigmates avaient disparu sous le camouflage et Audrey avait achevé son travail. Elle sonna pour que l’on emporte le corps dans l’un des salons funéraires. 

La peur au ventre, elle rôda autour du salon en attendant les derniers visiteurs de la défunte. Elle s’attendait à voir surgir le David évoqué par l’enregistrement. Personne ne vint. A dix-sept heures, le cercueil fut scellé et partit pour la crémation. Audrey en fut soulagée. Pour la première fois de sa carrière, elle suivait le cercueil de l’un de ses embaumés jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière la porte de l’antichambre du four. 
On efface tout pour ne laisser que des cendres, songea Audrey. Elle se demanda aussi s’il y avait autre chose après, si ce corps qui s’embrasait aurait une vie après ses vies, un recommencement … ou plusieurs.

Sans récupération par la famille, les cendres furent dispersées dans le Jardin du Souvenir
.



1er prix Juniors : "NON-SENS" de Clara NIZZOLI (La Seyne sur mer) 15 ans.

La dernière fois que je vécus, je me suicidai. J'étais alors un adolescent de quatorze ans et je souffrais d'un surplus de réalisme. Les gens me disaient que je prenais trop conscience de la réalité du monde qui m'entourait. Certains me qualifiaient tout simplement de « pessimiste» ou de « dépressif». Pour moi, le monde et l'humanité étaient une immense erreur, erreur irréparable.
Dès mon plus jeune âge, j'eus tôt fait de réaliser que nous n'avions pas d'amis, de proches, que ces mots n'étaient que d'immondes illusions derrière lesquelles se cachaient les pires atrocités.
Je me savais donc seul et mal armé d'un réalisme exagéré pour affronter la vie.
Car la vie, il fallait l'affronter ; c'était une merde collante au milieu de laquelle on tentait de se frayer un chemin.
Ainsi préparé, j'avançais vers mon funeste destin, de déceptions en déceptions.
Peu à peu, je réalisais la cruauté des Hommes, leur égoïsme, leur bêtise ; je réalisais leur capacité à se faire du mal, capacité dont je n'étais pas exempté. Tous les malheurs de l'humanité prenaient pour moi des proportions exagérées et toutes mes perceptions étaient décuplées. Les guerres, les meurtres, les viols, les morts, tout cela me touchait directement.
Puis j'appris à me cacher derrière une forteresse de béton où plus rien ne pouvait m'atteindre.
Ma sensibilité disparut pour laisser place à une froideur placide.
Mais tout cela s'ébranla lorsque je commençai à me demander la raison de mon existence et à chercher un sens à ma vie. Je n'en trouvais pas. Je fus rien, j'étais un être vivant - ne parvenant pas à trouver sa place dans une société où la réalité le heurtait de plein fouet- et je redeviendrai rien. Sur ce point-là, je me trompais.
Lorsque je voyais mon reflet étriqué dans un miroir, je me demandais qui j'étais. Je n'avais pas d'identité et tout m'apparaissait incompréhensible et donc inacceptable.
C'est ainsi qu'à quatorze ans, je me suicidai ; une balle au fond de la gorge, autant aller jusqu'au bout dans l'horreur de la réalité.
Maintenant, ce n'est plus à la vie que je cherche un sens, mais à la mort. Quoique depuis mon décès, ces questions ne me préoccupent plus beaucoup. Il faut dire que je ne suis plus la même personne, je n'ai gardé que la partie initiale de mon âme. Et bientôt, elle aura intégré un nouveau corps, dans lequel, je l'espère, elle sera plus à l'aise. J'admets enfin qu'il n'y a pas d'issue à la vie, à la mort, à la réalité, au malheur. Pour échapper au tourbillon infernal de la vie, je voulais mourir, et maintenant que je suis mort, ça ne change pas grand-chose… Puisque de toute façon, je vais bientôt recommencer à vivre. Dommage… Avoir vécu quatorze ans pour ne mourir que quelques heures…
D'ailleurs, on m'appelle…
«Âme n°2325 !» C'est moi ! Ah, je vais être renvoyé sur Terre. Sous quelle apparence ? Personne n'a le pouvoir de me le dire, paraît-il que la communication avec le Destin est coupée… De toute façon, je n'ai pas mon mot à dire... Et me revoilà sur Terre !
Oh là là ! Ce que c'est lourd un corps, ce que c'est pesant... Je m'y sens mal… Non, s'il vous plaît… Mais il est encore temps de mourir… Je suis dans le ventre de Maman, il suffit que je m'étouffe avec ce cordon ombilical… Un petit tour par ici… Comme ça… Et voilà, parfait. Ça y est, je suis mort.
Décidément, je ne vis jamais très longtemps !
Mais ils n'en sont pas très satisfaits…
Ils décident donc de me renvoyer immédiatement sur Terre.
C'est ainsi que je deviens une jeune fille insouciante, totalement différente de mes premières incarnations et n'en gardant d'ailleurs aucun souvenir. Je suis sociable et souriante, je prends la vie comme elle vient, sans me poser de questions. A vingt-sept ans, je me marie, j'engendre deux enfants. Mon mari est un homme fabuleux, mais durant nos quarante ans de mariage, j'éprouve le besoin de le tromper de nombreuses fois, malgré l'amour que je lui porte.
Il n'en sut jamais rien. C'est ainsi que lorsqu'il meurt, ayant atteint ses quatre-vingts ans, alors que je n'en ai moi-même que soixante-sept, je suis rongée de culpabilité. Ma désinvolture s'efface et mon ancien moi reprend le dessus. Je décide donc de partir dans un périple distrayant à travers le monde. Les hommes ne me préoccupent plus et je tente de faire passer ce goût amer de remord. Je passe du temps chez une cousine éloignée, en Provence. Elle demeure dans une vieille maison familiale emplie de souvenirs et encore imbibée de passé. J'y vis des instants merveilleux, fouillant dans son incroyable grenier. On y trouve le vécu de plusieurs générations, des objets oubliés, des carnets délaissés et jamais nous n'avons fini d'explorer ce lieu magique. Bien que je sois déjà grand-mère, je ne cesse de m'émerveiller devant les surprises que l'on peut y découvrir.
Mon attention fut retenue par un journal sobrement relié de cuir. Les pages étaient toutes remplies d'une petite écriture brouillonne. L'auteur semblait avoir écrit à la hâte comme si ses mots allaient s'échapper de son esprit avant qu'il ne les écrive, comme s'ils se bousculaient tous dans sa plume pour pouvoir en sortir et qu'il ne savait lesquels libérer. Il paraissait avoir écrit comme si quelque chose le pressait, comme si le temps le poursuivait.
Saisie de curiosité, je me lançai à corps perdu dans la lecture du récit. Je ne savais pas encore quel bouleversement il allait entraîner en moi.

Le 12 décembre 1942
Je me sens différent des autres enfants. Mais aussi différent des adultes. Ce n'est pas que je ne les aime pas, mais je ne parviens pas à éprouver le moindre sentiment à leur égard. Je sais que tous les gens qui aujourd’hui te disent qu'ils t'aiment pourront te poignarder demain, que les gens vont là où est leur intérêt. Je sais que tous les couples se brisent un jour ou l'autre, que la confiance n'existe pas et l'amour éternel non plus.
Oui, j'ai huit ans et je sais tout cela.

Ces mots me firent frissonner. Cela me rappela l'abjecte conduite que j'avais eue avec mon mari. Et pourtant je ne voulais pas croire tout ce que ce gamin écrivait. Je poursuivis ma lecture.

Le 27 avril 1943
Le monde est une erreur. Nous sommes tous issus d'une erreur. Nous sommes une erreur. Chacune de nos paroles n'est que bêtise, personne d'entre nous ne sait rien, mais pourtant chacun continue à vivre comme s'il avait raison.
Pourtant, nous avons tous tort.

Le 2 juin 1943
On m'a dit que j'étais trop mature pour mon âge. Trop réaliste, trop pessimiste et pas assez naïf. Les adultes s'étonnent que je ne crois plus à leurs belles histoires, les enfants ne comprennent pas pourquoi je renie l'existence du Père Noël. Mais enfin, personne ne comprendra-t-il donc jamais ? Il y a des choses horribles dont personne ne se rend compte, alors pourquoi accorder de l'intérêt à des inventions qui ne sont là que pour nous distraire ? 

Le 19 octobre 1944
C'est la guerre et les gens continuent à faire comme si de rien n'était. On me demande pourquoi je suis triste alors que je n'ai perdu aucun proche.
Mais je sais que des gens meurent et cette vérité, je ne peux pas l'oublier, je le sais.
Je ne peux pas vivre comme si des milliers de gens ne tombaient pas sous les coups de fusils tous les jours. On m'a qualifié d'hyper-sensible.

Le 7 janvier 1945
Même si tout est dramatique, j'ai décidé de me protéger contre l’horreur de la vie.

Le 29 août 1946
« La vie est une merde collante dans laquelle je tente de me frayer un chemin»

Le 31 décembre 1946
Pourquoi suis-je là ?

Le 3 février 1947
Je fus rien et je le redeviendrai.

Le 14 mai 1947
Ma vie m'est de plus en plus insupportable. Je ne sais pas qui je suis, d'où je viens, où irais-je et je n'ai aucun moyen de répondre à ces questions. Mon existence n'a aucun sens. J'ai l'impression que je ne suis pas la bonne personne, que je ne peux pas trouver ma place dans ma peau car elle ne m'est pas vraiment adaptée. Je suis une pièce de puzzle mal imbriquée.
Est-ce que le monde existe vraiment autour de moi? 
Ne suis-je pas qu'une illusion ?

Le 9 juillet 1948
Dans une heure, j'aurai quatorze ans et une balle au fond de la gorge. Ma vie est trop atroce, je ne peux continuer ainsi. Je n'ai ni attache, ni ami, ni famille à laquelle je tienne. Rien ne me retient dans ce lieu où tout est incertain et trop mystérieux. Adieu.

Le journal s'arrêtait ici. Je regardai par la fenêtre et vis que la nuit commençait à tomber. J'avais donc passé tout l'après-midi ici ? J'étais tellement passionnée par ma lecture que je n'avais pas vu le temps s'écouler. A présent je me sentais mal et cherchais une réponse aux questions du jeune garçon. Mon insouciance caractéristique m'avait totalement quittée et mon esprit était assailli par des interrogations sans réponse. Ma vie m'apparut comme un chemin inutile, je n'avais rien accompli. D'ailleurs, que pouvais-je accomplir? Il n'y avait rien à accomplir. Le monde était une erreur, l'adolescent avait raison. Ma vie n'était qu'une énorme farce qui n'avait aucun sens. Je commençais à me sentir vraiment mal et les questions que je ne m'étais jamais posées se bousculaient désormais dans ma tête. J'avais envie de vomir tout ce moi inconnu, de vomir toute l'incompréhension qui régnait dans mon être. 

Je sortis mon briquet et brûlai toutes les pages noircies du journal. Il ne resta plus que des feuilles vierges. Puis je pris mon inspiration et enjambai la lucarne du grenier. Je ne tardai pas à tomber du toit glissant et pentu pour aller m'écraser six étages plus bas.

Oui, je suis morte. Oh, que c'est bien d'être morte. Cette sensation ne dure pas longtemps, car à peine me suis-je habituée au continent des morts qu'une voix retentit :
« Âme n°2356 ! »



2ème prix Juniors : "LES DERNIERS AVEUX" de Alexia ADJARIAN.

Tous les jours, j'exécute les mêmes actions. Chaque nuit, mon cerveau oublie ce qu'il m'a ordonné d'effectuer. Chaque nuit, mon cerveau est troublé par l'amnésie. Chaque jour, mon corps refait les mêmes gestes, mon coeur ressent les mêmes émotions. Je suppose que vous vous demandez comment je puis savoir que chaque jour je recommence tout ce que je fais sachant que, la nuit, je sombre dans l'oubli.
Je sais que je suis spécial car mes semblables sont touchés par l'oubli toutes les trente secondes. Avant d'avoir déménagé dans ma petite résidence dans laquelle je suis à présent, je cohabitais avec mes semblables. Le syndrome de l'oubli ne me touche qu'une fois par jour, mais mes journées sont toujours les mêmes… ou presque, car il m'arrive parfois de réfléchir et de penser différemment de la veille.
Et un jour, pendant que j'observais les miens, je trouvais leur comportement très étrange.
Dès lors, j'ai décidé de tenir un journal que je garde toujours sur moi. Chaque soir, ce journal m'intrigant, je le relis depuis son début, puis le continue. C'est comme un album dont les images nous font remonter dans le temps et nous rappellent des souvenirs. Et chaque ligne fait ressurgir en moi un souvenir.
Là, je vais vous établir le bilan de mes pensées. J'en ai assez de toujours vivre au même rythme. Je veux avoir de la mémoire et me souvenir sans avoir à tenir un journal. Je veux pouvoir voyager, m'envoler, apprendre et découvrir ! Seulement, je ne peux pas. Je suis cloîtré dans mon petit chez-moi pour le restant de ma vie.
Pour partir, il me faudrait mourir.
Voilà les derniers aveux d'un poisson rouge déprimé qui était condamné à perpétuité à recommencer ce qu'il avait accompli, chaque jour comme son premier, dans le petit bocal qui le retenait prisonnier.


Prix Juniors Collectif : "LA CREPE FLAMBÉE" de Adrien BAUDOUIN, Benjamin GANNE, Bruno PARIS et Gauthier PLANCQUAERT - Classe de 3e4 - Professeur Stéphanie CLECH-ROUX - Ecole de la Nativité à Aix en Provence.

« Je vous déclare coupable du meurtre de Giovanni et vous condamne à la prison à perpétuité ! La légitime défense n'ayant pas été prouvée faute de preuves convaincantes, et avec votre port d'arme illégal, vous pouvez vous estimer heureux car vous pouvez être libéré après 25 ans de bonne conduite. » Tak! Le marteau du juge s'abattit d'un coup sans appel, comme celui d'un glas sonnant ma mort.

* * *

12 Décembre, j'entends encore la voix du juge annonçant la sentence. Libéré pour bonne conduite, je jouis aujourd'hui de cette sensation de liberté qu'exprime pour moi le battement des vagues sur la poupe de mon bateau. J'ai maintenant 59 ans et plus rien à faire de ma vie. Je caresse du bout des doigts la coque puis retire les amarres du bateau et m'envole vers de nouveaux horizons pour tâcher d'oublier mon erreur passée. Celle qui m'a suivi pendant ces 25 années de détention. Un petit trafic de stupéfiants. Des mafiosi celtes. Une tentative d'assassinat.
Un geste. 
Une arme.
Une détente.
Une cartouche.
Un mort.
L'autre ...
Un murmure au loin me fit tendre l'oreille. Au plus profond de moi-même, je ressentis une impression nostalgique. Comme si le regret du passé me saisissait l'âme.
Le murmure mélancolique prit la forme d'une chanson quelque peu ridicule :
« Ô breton Kerlouan, 
Je suis le korrigan,
Voudrais-tu recommencer ta vie, 
Et oublier tous tes soucis ? »

Je me retournai et dirigeai mes yeux vers le centre du bateau où dansait un être immonde, poilu avec un chapeau biscornu, un peu comme les personnages qui envahissaient mon imagination lorsque ma grand-mère me racontait le genre d'histoire qui fait tant rêver les mômes.

Il reprit sa chanson de plus belle. Encore et encore. C'en devenait lassant. Je réfléchis quelques instants, constatant qu'un seul geste avait détruit ma vie.
Poussé dans une rêverie enfantine, je ne portai aucune attention au caractère irréel de la situation et acceptai la proposition du korrigan qui allait, au sens propre, changer ma vie.
Le korrigan disparut lentement et ne devint plus qu'un souvenir perdu dans une mémoire déjà si confuse.
Puis rien.
Le noir.

* * *

Le son d'une radio me réveilla : « Si tu n'es pas majeur, éteins immédiatement la rad... » dit la speakerine d'une voix douce et sensuelle. N'ayant pas la tête à écouter des obscénités, j'éteignis le radio réveil avant de me rappeler que je n'en avais jamais possédé un seul.
J'ouvris les yeux.
La chambre dans laquelle j'avais dormi ne ressemblait pas du tout à la mienne. Sombre, avec un lit trop moelleux, une table de chevet trop basse, une lampe, un bureau, et rien d'autre. Affreusement vide, hormis la poussière qui semblait être reine ici. Célibataire à coup sûr.

Je me levai promptement, m'étonnant de retrouver la vigueur de ma jeunesse. Je ne reconnaissais ni mes vêtements ni mes chaussures et encore moins les cheveux noirs et hirsutes qui pendaient bêtement devant mes yeux. Portant mes doigts sur ma tête pour remettre en place mes mèches, je regardai ma main. Une main. Une main jeune mais ferme, solide, et forte. Certainement pas la mienne. Une énorme bague était enfilée à mon majeur.
Elle était lourde, surmontée d'un rubis. Je découvris ensuite gravé dessus un nom : « Giovanni. » 
Je courus vers la glace et faillis m'évanouir. Je n'étais plus moi ! J'étais ma victime, celui que j'avais tué. L'homme qui m'avait fait perdre 25 ans de ma vie en prison.
Au comble de ma torpeur, la porte s'ouvrit et un colosse entra. Une énorme armoire à glace en costard cravate, avec des lunettes noires et un cigare très fin coincé entre ses lèvres.
« C'est bon, c'est arrangé. C'est toi qui t'occupes du breton, 13 heures 35 minutes, tu t'arranges comme tu veux pour les secondes. Il sort de chez Joe où il mange chaque jour, il passe par la ruelle. Tu tires. Tiens ! » Il lança sur le lit un revolver équipé d'un silencieux, puis partit.
La porte se referma devant moi. La discussion n'avait pas duré 10 secondes.
Dix petites secondes.
Un ordre.
Une cible.
Et pourquoi pas un jeu ?
La cible, c'était moi. Un simple trafic. Un simple détournement de cargaison. Deux solutions s'offrirent à moi : m'enfuir et ne rien faire en sachant que, tôt ou tard, d'autres tueurs seraient envoyés, ou alors changer mon destin, m'assassiner plutôt que de subir ces 25 années d'enfer.
Je ne mis pas beaucoup de temps à réfléchir et partis dans la minute chez Joe.

* * *

Je suis maintenant devant le restaurant pour me retrouver. Je reste abasourdi devant ce que je continue d'appeler mon corps que j'observe à travers la vitre. Je me vois manger mon dernier repas: une crêpe flambée. Mon dessert préféré. C'est bien moi.
J'attends de finir avant de passer à l'acte lorsque nos regards se croisent. Je réalise alors que j'ai déjà vécu cette scène de l'autre côté du miroir, mais à l'époque je n'en avais pas compris le sens. J'avais détourné la tête comme je le fais à présent. Je finis ma crêpe, je paye, puis sors. Je tourne à gauche du restaurant et commence à traverser la ruelle. Je me suis dans cet endroit et dégaine mon arme. Je veux m'empêcher de gâcher ma vie en prison. Je préfère me tuer plutôt que de détruire tout ce que je possède avec 25 ans de néant.
Je regarde s'il n'y a pas de témoins gêneurs une dernière fois, je vise, coupe ma respiration, pose le doigt sur la détente, j'imagine déjà le son atténué par le silencieux, le soupir de douleur que je pousserais, puis... j'hésite. Cela ne ressemble pas plus à un meurtre qu'à un suicide. Soudain je me vois me retourner et sortir une arme de mon manteau ! J'essaie de tirer sans avoir la force de le faire. Mon autre moi ne semble pas hésiter. Je reste pétrifié par la désastreuse tournure que prennent les événements. Je me vois viser, tirer, m'enfuir. Une douleur fulgurante me traverse le torse. Je n'entends plus rien. Je m'écroule. Tout ralentit autour de moi.
Comme avant.
La même scène.
La même arme. 
Le même tir.
Le même mort.
Les mêmes victimes, moi et moi.
Déjà, les badauds arrivent. Je n'avais qu'un revolver simple, sans silencieux. La police ne va pas tarder. L'inspecteur ne comprendra pas que j'avais agi par légitime défense. Le juge non plus. Personne ne comprendra. Personne. Encore une fois.
Le soleil luit et je vois passer une ombre sur le toit. Une seule seconde. C'est le korrigan. Je souris car je sais. Je sais que tout va recommencer.