Concours de nouvelles 2011

Catégorie Adultes

 

2ème prix ex-aequo : "De sable et de chair" de Christine NICOLAUS

Je lui ai explosé son château en Espagne. A Dénia. Avec un petit râteau et une pelle de plastique rouge. J’ai tapé, tapé à petits coups rageurs pour démolir ce château qu’elle avait mis une heure à construire. Son œuvre... éphémère. Son palais formidablement mieux bâti que ne l’était le mien, avec ses tourelles et ses douves dans lesquelles barbotaient de petits coquillages blancs. Et un pont-levis habilement façonné dans du bois flotté, déposé par une frange d’écume, comme une offrande. Ce château cruellement beau, qui aurait condamné le mien aux yeux du jury de ce concours de châteaux de sable. Je voulais gagner. Il fallait absolument que je gagne. Il y avait ce ballon rouge qui flottait, qui attendait les petites mains impatientes du gagnant. Je le désirais si ardemment.
J’avais neuf ans cet été là, à Dénia. Ma petite sœur en avait huit. Et elle faisait de bien plus beaux pâtés de sable que moi.

C’est drôle, l’amour... Entre sœurs. C’est... un flux. Un flux intense, impétueux, constant. Comme une autoroute au trafic dense, qui danse et s’enfle en permanence. Une autoroute un week-end de quinze août ! C’est un amour plein de certitudes. Assuré. J’avais l’assurance que ma sœur m’aimait.

Dès l’enfance, nos différences existaient. Affirmées et fourmillantes. Réjouissantes. Car j’aimais sa hardiesse de tireuse de sonnettes, ses plaisanteries de lutin effronté, ses tirages de langue dans le dos des parents, ses pieds de nez à l’autorité, au monde normé des adultes. Et, j’aimais son impétuosité, son audace de patineuse à roulettes qui prend des risques en pirouettes, quitte à tomber et se déchirer la chair sur le goudron des rues. Les petits graviers sous la peau, incrustés dans la chair rose et sanguinolente, c’est moi qui les lui retirais. C’était normal que je soigne sa chair meurtrie, je le lui devais bien. C’était le prix à payer…

Plus tard dans l’adolescence, le prix a augmenté. Tout augmente, c’est bien connu. Les impôts, comme le prix des ballons rouges. Je me souviens de l’ambiance de ces dimanches soirs, languissants, mélancoliques, de ces jours qui n’en finissaient pas de mourir et de se transformer en lundis vivants. Ma sœur déboulait et explosait d’un coup le gris de l’atmosphère : « J’ai une dissert pour demain. J’ai pas d’idée. Tiens ! » J’essayais de refuser pour la forme, argumentant qu’elle aurait pu s’y prendre plus tôt, et puis, avait-elle au moins réfléchi à son sujet ? Mais au bout du bout, je savais, elle savait, que j’allais céder. Que j’allais la faire cette dissertation lorsqu’elle me jetterait son regard intransigeant, son regard culpabilisateur qui disait : « Tu me le dois ! ». Je soupirais « d’accord» invariablement et elle riait. Le rire de ma sœur - ces éclats de notes pétillantes qui tout à coup éclaboussaient de couleurs l’espace. Je souriais en m’attelant à la tache, en sortant les dicos et les feuilles de brouillon. Voyons voir... Qu’affirme Cocteau ? « Le verbe aimer est difficile à conjuguer : son passé n’est pas simple, son présent n’est qu’indicatif et son futur est toujours conditionnel ». Le sujet m’emballait, j’offrais le meilleur de ma pensée à ma sœur. Comme une offrande propitiatoire, comme un cadeau quêtant miséricorde, enfin... Elle, pendant que j’ordonnançais mes neurones échauffés, elle écoutait le hit-parade sur Radio Monte Carlo, elle téléphonait à son petit copain du jour, ou à sa meilleure amie du moment, et ses réparties spirituelles, les mots de tendresse qu’elle envoyait à la cour de ses familiers me réjouissaient. Ma sœur était heureuse ? Alors, je l’étais aussi. Je l’aimais. Je l’aimais de cet amour indéfectible qu’on ne porte qu’à ses propres enfants, de cet amour qui excuse tout, qui s’aveugle d’un rien, qui pardonne toujours. Je n’avais pas d’amie. Pourquoi donc aurais-je eu une amie ? Je l’avais elle, ma sœur... ma complice... mon autre moi... un moi, en mieux ! Avec cette exubérance et cette audace folle qui me manquaient. Cette personnalité solaire, que j’admirais.

Je me souviens d’un jeune homme, un brun, au menton garni d’une ridicule barbiche semblable à la barbe postiche d’un pharaon, qui la serrait de trop près en boîte de nuit, empressé, collant, envahissant - elle n’avait pas hésité : de la poche de son jean, elle avait sorti son briquet et avait mis le feu à sa barbe. La boîte de nuit s’était remplie d’une odeur âcre et de rires... de multiples éclats de rires et d’applaudissements. Elle était ainsi : exagérée et triomphante ! Plus tard, lorsque l’une de nous évoquait cette anecdote-là que nous avions baptisée « Episode Ramsès I », nous replongions dans d’incoercibles fous rires.
J’étais fière d’avoir une sœur si pleine d’audace et de vitalité. Je l’aimais, je l’admirais. Et je la protégeais.
Dans les familles, les rôles sont répartis une bonne fois pour toutes. On ne revient jamais dessus ! On n’y pense même pas. La distribution se fait dans les assertions, les sous-entendus ou les non-dits, qu’importe. Ce qui compte, c’est qu’elle reste immuable ! Enfin... vous savez ce que c’est... J’étais l’aînée. Cette sœur fantasque au corps de liane fragile, je devais la protéger, l’aider, accéder à toutes ses demandes, ad vitam aeternam. C’était comme ça. On ne remet pas en cause une évidence. Le soleil se lève à l’Est. Point. Je devais aider ma sœur. Point. Et je le faisais. De bon cœur. Par habitude et par amour. Pour toujours.

Nous avons grandi. Nos corps nous ont faites femmes. Nos rencontres amoureuses ne nous ont jamais éloignées longtemps l’une de l’autre. Deux aimants. Deux moitiés qui se rapprochaient toujours dans des rires. Unies par le lien invisible de l’amour indéfectible, et l’enfance... en partage. Elle déboulait chez moi. Ce n’était pas une femme qui venait simplement chez quelqu’un. Elle irruptionnait dans la vie. Dans la vie des gens. Dans la mienne en particulier. Se servait. Emportait un livre que jamais elle ne rendait. Empruntait une robe que jamais je ne revoyais. Je râlais pour la forme. Elle s’esclaffait en me traitant d’Harpagon femelle. « Tout ce qui est à toi, est à moi ! » affirmait-elle. Je riais. Au fil du temps, je commençais à rire sans joie. Car je riais dans l’ombre. Dans l’espace étroit qu’obombrait ce château en Espagne que nous n’évoquions jamais. Il se dressait entre nous bien sûr. Immense. Ce château qui n’en finissait pas de disperser ses murailles de sable aux quatre vents du passé. Le vent du passé souffle doucement, ai-je souvent pensé. J’aurais aimé qu’il souffle en tempête, qu’il arase jusqu’au souvenir de ce palais de sable, qui pesait plus lourd sur ma vie que ne l’aurait fait un homologue de pierres. Mais il demeurait toujours là. Comme si le sable s’était cristallisé en verre incassable, durci à jamais. Enfin, je sais que vous comprenez... Qui n’a pas sa parcelle de passé à porter, son sac à dos rempli de pierres lourdes comme des remords ?

Vint un jour où elle m’annonça la grande nouvelle. L’élu ! Elle avait rencontré l’élu. Ni Jésus, ni Néo, juste un Fred avec qui elle voulait vivre sa vie. Elle parlait de lui et ses yeux s’évadaient de la réalité. Une brume douce la rendait romantique soudain. Puis, elle se ressaisissait. Elle parlait de lui et elle partait dans des projets. Tout feu, toute flamme. Elle redevenait la femme tornade, une femme plus vivante que les autres, un soleil. Je la buvais des yeux, cette femme-là, celle qui tenait les murs qui tenaient la ville qui tenait le monde. Et quand elle riait, moi je voyais qu’elle faisait trembler les murs qui faisaient trembler la ville. Elle faisait trembler le monde ! Et c’était ma sœur, et je l’aimais... toujours.
C’était l’année de mes trente ans. Cela eut-il de l’importance quant à la suite ? Peut-être... ou pas. Ma sœur m’aspergea de champagne en m’annonçant qu’elle allait se marier, que je serai sa demoiselle d’honneur et l’organisatrice de ce mariage qu’elle voulait éblouissant. « Je veux que tu t’occupes de tout, des faire-part jusqu’aux fleurs à l’église, du choix du traiteur jusqu’à la fontaine à champagne en forme de... château en Espagne ! » exigea-t-elle en me crucifiant du regard. « Je veux des lys plein la nef, je veux une salle de réception immense, je veux deux photographes, et des plans de table brodés au point de croix, à la main, par toi, je veux tout ce qu’il y a de plus beau pour réaliser mon rêve de mariage en grand, tu m’entends ? Tu crois donc que j’ai oublié ? Pauvre cloche, qui s’imagine en plus que je l’aime. Je te manipule, et je te méprise tant ! J’exècre ton âme d’esclave, je te fais payer, et tu n’auras jamais fini de payer, tu m’entends ? »
J’entendis. J’entendis que l’acte malveillant que j’avais eu envers elle, il y a vingt ans, serait toujours là, entre nous et que dans vingt ans, nous en serions encore là. Mais ce que j’entendis surtout et qui me broya le cœur ce fut son désamour qu’elle me cracha au visage dans des relents de champagne ingéré et de rancœur mal digérée.
C’est drôle l’amour- entre sœurs. Parfois, on s’obstine à y voir une autoroute à six voies, puissante, qui pulse des sentiments dans les deux sens, alors qu’il n’y a jamais eu qu’une route à sens unique. Les fausses croyances, les illusions, oui, ça résonne en vous, je sais...
Je lui ai hurlé d’arrêter de laminer mon cœur, je l’ai suppliée de m’aimer encore, au moins un peu. Elle a ri et m’a demandé de me consacrer à l’organisation de son mariage. « Tu as obligation de résultats, ma sœur ! ».
J’ai tout organisé. Démarchant, goûtant, négociant, orchestrant. Ce fut, aux dires de tous les invités, un mariage parfait. Tout simplement parfait !

Pourtant, je lui ai explosé son château en Espagne. Entre la mairie et l’église. Avec son tout nouveau mari. Dans les toilettes du bar où toute la noce attendait l’heure de la cérémonie religieuse. J’ai démoli son rêve « d’amour-toujours » avant même qu’il ne commence. Son amour éphémère. Son amour aussi imaginaire que l’avait été le sien à mon égard. Car s’il avait existé, cet amour cruellement beau entre elle et lui, il m’aurait condamnée. Je voulais qu’elle m’aime, je voulais juste qu’elle aime... Pour ce bonheur-là, j’aurais accepté de payer le ballon rouge toute ma vie. Je le désirais si ardemment.
J’avais trente ans cette année-là. Ma petite sœur en avait un de moins. Et je l’aimais trop...