Concours de nouvelles 2012

2ème prix Adultes : "Confidence pour confidence" de Isabelle Sarrazin

Par-delà les moulures ajourées du confessionnal d’inspiration byzantine, les formes disproportionnément généreuses de la petite femme s’offraient par bribes au regard : bouche crispée de crabe, cou-menton plissé de sharpei, chapelet boudiné de doigts, dans lequel se perdait un anneau de diamants, posé sur la dune d’un genou rond, moulé dans un ourlet de robe, laissant imaginer la courbe d’un cuisseau de cochonne géante : un vrai puzzle animalier !
Elle piaillait : c’était plus fort qu’elle. Elle ne pouvait s’en empêcher. Comment résister aux invitations de sa délicieuse voisine ? Ah, ces coupables cupcakes … Ces péchés mignons de macarons … Pour sûr, les choses en seraient bien autrement si son ingénieur de petit mari était davantage présent, au lieu de la cantonner à la place si peu enviée d’épouse oisive et délaissée … L’odeur âcre des cierges consumés, mêlée à celle de l’encens de l’office de la veille, voire de l’avant-veille, la ramena désagréablement à l’instant présent.
Il fit un geste de la main. Il prit un ton douceâtre, de convenance, mais avec une certaine fermeté.
    - Notre Seigneur n’attache pas d’importance à tout cela. Tâchez de vous contenir. Donnez la chance aux nourritures célestes de venir jusqu’à vous. Moderatio … moderatio.
Il se délectait à son tour de cette tournure latine. Qu’en comprendrait-elle ? Il enchaîna par un enchevêtrement de palabres franco-latino-hébraïques (il était assez fier de cette formulation incantatoire toute personnelle), et termina péremptoirement par la pénitence attendue :
    - Vous réciterez deux Ave et trois Pater. Allez en paix. Il baissa la tête en fermant les yeux en même temps qu’il tirait le petit rideau de dentelle censé occulter la lucarne de bois.

De l’autre côté de la paroi de noyer sculpté, il y eut le froissement de vêtements, suivi, un long instant après, du claquement de semelles à talons plats. C’était étrange, cet entre-deux. Presque « entre-doux » …Comme un moment où « le temps suspend son vol », n’est-ce pas ? Qui est-il, qui est-elle derrière les arabesques ? Et cet artiste du passé, quelle idée avait-il eu de fleurs aux corolles entr’ouvertes ? Avaient-elles là leur place au sein de ce saint édifice ? Fin de la parenthèse enchantée : sur la sellette patinée, un nouveau passager attendait … Il tira le rideau. Un passager, donc. Il esquissa un sourire intérieur.
    - Je vous écoute, mon fils.
    - Je ne sais pas par où commencer. Je dois avouer que je n’étais jamais venu. C’est, comment dire, un peu bizarre, non ? cette sorte de petite cabane ?
Il coupa net.
    - Savez-vous pourquoi vous êtes là ?
    - Me confesser ?
    - Pas tout à fait. Vous êtes là parce qu’Il vous y a invité.
    - Il ?
    - Bien sûr, ça arrive parfois. Notre Seigneur appelle à lui ceux dont il estime que c’est le moment. C’est votre cas.
Il sentit que son interlocuteur se figeait.
    - N’ayez crainte, quand je dis « appeler », cela ne signifie pas que vous allez mourir. Il va de soi que je ne suis pas la Grande Faucheuse !
L’image furtive de l’allégorique dame en noir lui fit afficher un fugace et étrange sourire.
    - Y-a-t-il dans votre vie actuellement quelque chose d’inhabituel qui soit survenu ?
Au travers des arabesques sculptées, il distinguait les lignes d’un costume impeccable, porté sur une chemise griffée, souligné d’une cravate manifestement trop serrée. Les mains de bureaucrate se mirent à s’agiter.
Quelque chose d’inhabituel ? Familialement, il était le père aussi absent que dépassé de trois garçons enjoués de 7, 9 et 13 ans, et le trop conciliant mari d’une épouse autrefois aussi ravissante que despotique, mais qui, au fil de ses années de déplacements, avait comblé le vide de son absence par un gigantesque trop-plein de sucreries, la métamorphosant en quasi-éléphante. Professionnellement, il était censé occuper depuis une quinzaine d’années le poste de chargé d’affaires (chargé, c’était le mot), dans une société spécialisée dans le vide d’air, tout était dit ...
    - Non, vraiment, je ne vois pas.
    - Ecoutez- moi bien. Aujourd’hui, pour vous, c’est un rendez-vous d’une importance capitale. Il ne s’agit pas de lister crescendo d’innocents petits délits empaquetés. Aujourd’hui, le Seigneur attend de vous la vérité, toute la vérité.
A travers le bois ajouré, il pouvait à présent entendre l’homme respirer.
Soudain, sans que ni l’un ni l’autre ne sachent comment, les mots jaillirent.
    - J’ai une double vie.
De l’autre côté de la paroi, l’étole violette sur les épaules, il peinait à dissimuler sa jubilation. Il exultait. Il ne se souvenait pas s’être autant amusé depuis bien longtemps, et n’aurait jamais imaginé la tournure que prenaient les choses … Pourtant, l’imagination était une qualité, ou un défaut, qui ne lui avait jamais, précisément, fait défaut ! Il avait hâte à présent de connaître la suite, et invita son interlocuteur à poursuivre, par un murmure d’approbation.
    - Mmm …
Dans le cadre de mon activité, je suis en relation avec diverses sociétés. L’une d’entre elles, il y a quelques années, m’a fait une offre, disons, qui ne se refuse pas. Ce n’est pas que je sois vénal, mon Père, mais pour moi, c’était comme un nouveau départ, je me sentais enfin indispensable, et avouons-le, les revenus qu’on m’a alloués m’ont permis quelques extras, des petits voyages, une authentique Rolex, des soirées au casino. Pour la voiture, j’ai dû rester discret (il faut rester prudent), en apparence, mon train de vie doit rester en parfaite cohésion avec mes revenus officiels … Les transferts d’argent se font via une banque suisse. Ce qui ne gâche rien : net d’impôts !
L’homme s’emballait avec une excitation d’enfant qui revient du cirque. Là, dans cette église où il se gardait habituellement d’entrer, dans ce qui lui apparaissait encore comme une sorte d’armoire à double penderie, vide de vêtements mais pleine à présent de ses confessions, il étalait la face cachée de son existence à un sacré foutu inconnu dont il ne voyait pas même le visage à travers cette cloison puérile et naïve : il aurait suffi de faire le tour du meuble (d’ailleurs, il ne parvenait même pas à le ranger dans une quelconque catégorie : objet, ou partie de l’édifice), et il se serait retrouvé directement face à l’ecclésiastique qu’il aurait pu fixer droit dans les yeux. D’un autre côté, il se doutait que ce « côte à côte », en ce lieu, aussi décalé qu’il lui semblât, était plus propice aux révélations que ne l’aurait été nul autre tête-à-tête d’homme à homme, partout ailleurs au monde.

Il reprit.
    - Mon rôle est simple : je récupère des données classées CONFIDENTIEL auprès des grands groupes pour lesquels ma société me charge de travailler, et les livre à mon Client. Ils m’ont fourni tout l’équipement informatique nécessaire. Les sociétés surveillées n’y voient que du feu. Avant qu’elles aient trouvé d’où provient la fuite, les données en question ont déjà été revendues par mon Client à d’autres grands groupes concurrents, qui les ont eux-mêmes revendues à l’étranger.
De l’espionnage industriel ! De l’autre côté du panneau de bois, il avait du mal à cacher sa satisfaction : il allait être difficile de le caser, celui-là, dans la liste des péchés capitaux qu’il avait très professionnellement laissée ouverte à la bonne page, dans le missel posé à ses côtés : orgueil, avarice, luxure, envie, gourmandise, colère, paresse ? Il réfléchit et se lança.
    - La trahison est une faute grave. Mais Jésus a pardonné à Judas. Il n’est pas trop tard pour revenir si ce n’est à la pureté baptismale, du moins à … une sorte de vie plus en accord avec le Projet que Jésus a pour vous. Eloignez-vous de ce qui n’est qu’une machination diabolique et recentrez-vous sur l’essentiel de ce qui devrait, outre notre Seigneur, mener votre vie : votre famille, vos enfants, votre épouse. Soyez sans crainte : je suis tenu au secret le plus absolu, et contrairement à vos, disons, agissements, tout ce qui se dit ici, n’en sortira pas. Dans votre cas, réciter l’acte de contrition, est, comment dire, superflu. Au risque de vous heurter, en citant un auteur quelque peu anticonformiste en ce lieu, je pense qu’il vous faudrait, tel Candide, « cultiver votre jardin » …A présent, recevez l’absolution et la bénédiction de notre Seigneur …

Il entendit l’homme se lever précipitamment, quitter sa place, emprunter l’allée principale, et écouta le bruit de ses pas jusqu’à les perdre dans le brouhaha confus des fidèles qui emplissaient petit à petit l’église, à l’approche de l’office du soir, et des commentaires plus chahuteurs de quelques touristes égarés en cette fin de saison. Il se délectait. Il s’installa le plus confortablement qu’il était possible de le faire contre le dossier du siège ; l’Eglise, Mère des paradoxes, qui prône l’austérité, n’en avait pas moins capitonné le dossier et rembourré l’assise, côté confesseur seulement, bien sûr…Il ferma les yeux et laissa sa tête s’appuyer contre la tenture pourpre ; quelle inattendue et agréable fin d’après-midi ! Un parfum sucré, doux, frais, discret, comme un parfum de jeune fille lui fit rouvrir les yeux. Presque sans bruit, son odeur seule trahissant sa présence, une silhouette de femme avait pris place du côté pénitent. Il tira le rideau avec délicatesse, comme s’il avait craint qu’elle ne s’envole.
    - Je vous écoute. Vous pouvez commencer.
Il ne chercha pas à visualiser la moindre parcelle que ce soit de son anatomie, et encore moins à entrevoir son visage ni rencontrer son regard.
    - Je dois vous demander avant toute chose si vous m’accorderez le sacrement, même si, comment dire, je ne remplis pas toutes les conditions requises.
Sans nul doute, il avait affaire à une initiée, néanmoins la voix si fragile semblait prête à se briser en sanglots à chaque détour de phrase. Il limita le questionnement et préféra opter pour la dérision.
    - Je ne savais pas que la confession nécessitait de répondre à des critères de sélection, mais je serais curieux de les connaître, si vous voulez bien me les expliquer.
    - Il y a quelques semaines, je suis allée à la basilique Notre-Dame, à Marseille. J’avais besoin d’être écoutée, d’un peu de compassion. Dès le début, le prêtre m’a questionnée avec complaisance sur ma vie, ma profession, ma situation familiale. Je ne suis pas mariée, vous comprenez. Depuis plusieurs mois, j’ai une relation avec un homme marié.
Sa voix à présent s’était cassée et des larmes se mêlaient entre les mots.
    - Le prêtre a commencé à me dire qu’il ne pourrait jamais me donner le sacrement de la confession car je ne respectais pas le Projet que Dieu avait pour moi. Je suis repartie comme une malheureuse. J’étais venue confesser que j’étais enceinte. J’attends un enfant de cet homme qui ne le sait pas et qui, j’en suis certaine, ne quittera jamais sa femme mais me quittera dès qu’il l’apprendra. Il est ingénieur, chargé d’affaires, je crois. Il est souvent en déplacements, très occupé. Nous nous sommes rencontrés tout bêtement dans un stage inter-entreprises de formation aux premiers secours. C’est une histoire vouée à l’échec, mais je me suis attachée à lui ; il a une personnalité tellement énigmatique, et puis, je pense qu’il a des sentiments réels pour moi. Mais je sais aussi qu’il est très attaché à la stabilité de sa vie de famille, même s’il est complètement détaché de sa femme. Je ne l’ai jamais vue. Il en parle peu, mais je crois avoir compris qu’elle s’est beaucoup laissé aller physiquement. Il s’est désintéressé d’elle comme elle s’est désintéressée d’elle-même. Ce bébé, c’est bien sûr, un accident, mais j’ai peur de lui en parler car j’ai peur qu’il croie que j’ai tenté de le piéger. Et d’un autre côté, je n’ai pas le courage de prendre de décision toute seule. Je suis perdue.
A travers la paroi, il l’entendait pleurer des larmes véritables, et lui, qui était incapable habituellement d’éprouver la moindre empathie, lui aurait bien serré la main. Et puis soudain, dans son esprit, cette contagieuse tristesse laissa la place à une fulgurante illumination. Une telle coïncidence, dans le portrait de ses trois confessés, une telle concordance ! C’était inimaginable, ça ne pouvait pas être le fruit du hasard ; ça ne pouvait être qu’un signe du Destin, ou du Malin, peu importe, venant légitimer sa présence en ce lieu. Il avait un rôle à jouer dans le croisement de ces trois destinées. Il se racla la gorge.
    - C’est une situation bien délicate, en effet. Parfois le chemin de notre vie nous mène plus loin qu’on ne l’aurait imaginé. L’enfant que vous portez est une bénédiction du Ciel. Vous allez le garder. Dans un premier temps, ne dites rien à cet homme sur son existence, prenez vos distances.
Plus tard, rappelez-le et dites-lui que vous êtes au courant de TOUT. Il comprendra. Il va revenir de lui-même vers vous, j’en ai la conviction. Il aura peut-être à ce moment-là plus à vous confier que ce que vous aurez à lui révéler…A présent, recevez l’absolution de notre Seigneur : « Je te délie de tous tes péchés, au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Que la passion de notre Seigneur Jésus-Christ, les mérites de la bienheureuse Vierge Marie et de tous les Saints, que le bien que tu auras fait et le mal que tu auras souffert, te procurent la rémission de tes péchés, et la récompense de la vie éternelle. Amen ! »

En même temps qu’il achevait la prière, lue du coin de l’œil, sur le missel toujours posé à ses côtés, il fit un signe de croix magistral en direction de la paroi de bois. Il ferma les yeux, soulagé et épuisé. Il entendit à peine le craquement de la sellette que la femme quittait, de la manière aussi évanescente et irréelle qu’elle s’y était installée. Il était trop exténué pour continuer. Il tira sèchement et définitivement le petit rideau sur la lucarne ajourée à travers lequel le parfum léger s’évanouissait déjà. Il se leva. Ignorant complètement l’éventuelle file des fidèles qui attendaient sagement leur tour, il posa lentement sur le rebord du dossier l’étole violette, exactement comme il l’avait trouvée à son arrivée, et referma le missel. Il emprunta l’allée principale et sortit. La pleine lumière lui fit ciller les yeux. La cloche de l’horloge de l’Hôtel de ville sonna 19 heures. Il avait manqué le dîner qui était servi à 18h30 précises, bien trop tôt à son goût, mais qu’en faisaient-ils, de son goût, dans cet établissement de soins prétendument spécialisé pour personnes, comment déjà, ah oui, adultes handicapés, et/ou souffrant de névroses, psychoses, troubles du comportement, de la personnalité, paranoïaques, schizophrènes, bipolaires, placés en hospitalisation d’office, ou à la demande d’un tiers, ceux qui viennent en consultation libre, en hôpital de jour, ceux qui ont la permission de sortir, ceux qui ne l’ont pas. Il sourit. Et ceux, qui, comme lui, la prennent, parfois même quand ils ne l’ont pas…