Concours de nouvelles 2012

Mention spéciale du Jury : "Souvenirs lointains " de Yvon Marin

L'homme que nous nommions Grand-Père, et que les gens du village appelaient Le Colonel, n'était en fait, et étrangement, ni l'un, ni l'autre.

En réalité, c'était le plus jeune frère de ma Grand-Mère, et il n'avait pas d'enfant. Mais quand il était revenu vivre dans la maison familiale, nous autres, la tribu des petits galapiats, n’avions pas réussi à lui donner un titre aussi ronflant que « Grand oncle ». Aussi était-il devenu instantanément Grand-Père, titre qu'il n'essaya jamais de remettre en question.

Il tenta vainement, par contre, de rectifier auprès de nos voisins son titre militaire. De fait, sergent-chef dans le régiment des zouaves, il n'appréciait pas de se voir promu à un grade aussi élevé. Peut-être aussi, secrètement, partageait-il ce mépris farouche des sous-officiers de carrière pour les hauts gradés, et que ses épaulettes, gagnées sur tous les champs de bataille du monde, lui tenaient plus à cœur qu'une nomination fantaisiste.

Mais rien n'y fit. Il faut dire que son retour au pays fut un événement marquant au sein de la petite communauté rurale. Il traversa la grand place un dimanche, dans son uniforme magnifique et bariolé, la chéchia rouge vif crânement rejetée en arrière, le barda réglementaire suspendu dans son dos, un interminable mousquet damasquiné sur l'épaule. Une rosse poussive tirait derrière lui une charrette contenant ses bagages, et la pauvre bête avait, semblait-il, du mal à suivre l'infatigable pas des chasseurs d'Afrique. Pour faire honneur à sa famille, qu’il n'avait plus vue depuis 30 ans, et dont il ne connaissait même pas les plus jeunes membres, le vieux soldat arborait sur sa poitrine toutes ses décorations, cliquetante et rutilante « batterie de cuisine », selon sa propre expression.

Sans ralentir, il passa devant la foule médusée de paysans et de villageois qui sortaient de la messe dominicale, et prit la route poudreuse qui montait jusqu'à notre ferme, en sifflotant pour lui-même une chanson de marche. De ce jour, il fut le Colonel, pour tous ceux du pays, celui de la ferme des Oliviers, et rien de ce qu'il put dire par la suite ne réussit à faire changer cela.

Quand il eut franchi le dernier raidillon, et qu'il déboula, toujours sifflotant, dans la cour de la ferme, toute la famille l'attendait, debout autour d'une grande table dressée sur des tréteaux, et tendue de la nappe blanche des jours de fête. À notre grande surprise, Grand-Mère se jeta sur lui avec un cri de petite fille, riant et pleurant à la fois, et répétant à l'infini:

- Charles, Charles, mon petit frère, c’est bien toi, mon Charles.

Et Grand-Père Charles entra dans nos vies... Il avait passé trente ans loin de sa ferme natale, sans jamais revenir au Pays. Dans le pantalon bouffant et la veste à passementerie des Zouaves, il avait couru le monde en tous sens, se battant et faisant campagne dans tous les coins du Monde. De la Russie à la Cochinchine, de l'Afrique aux plaines d'Europe, il avait roulé sa bosse partout, sac au dos, fusil sur l'épaule. Blessé à tant de reprises qu'il en avait perdu le compte, laissé pour mort au moins une fois devant Smolensk, rongé par les fièvres à Saïgon, et capturé par les Touaregs, il s'étonnait que des huit frères et sœurs laissés tranquillement au village, il ne reste finalement que Grand-Mère de vivante.

Le vieux soldat était de taille assez moyenne, mais sec et nerveux comme un coup de trique. Sa peau, brulée par tous les soleils et noircie par le gel, avait la couleur du vieux bois, ou encore du cuir. Dans son visage éternellement rieur, des yeux d'un bleu pâle s'illuminaient à chacune de ses saillies, et adoucissaient l'aspect terrible que lui donnaient ses grandes moustaches, et l'immense cicatrice qui lui barrait la face de la pointe du menton à l'oreille gauche.

Pour notre troupe enfantine, et sans doute également pour les adultes, en ces temps lointains où même la radio n'existait pas encore, ce fut une époque bénie que celle où Grand-Père Charles vint vivre avec nous. Son existence n'avait été qu'une longue suite d'aventures, et il possédait ce talent naturel des conteurs à faire partager par tous ses récits homériques. Les veillées au coin de l'âtre, dans notre salle à manger campagnarde, devinrent des territoires inconnus, féériques, pleins de dangereux ennemis et de périls terribles. Le vieux Zouave revivait avec nous sa vie de soldat, rampant par moins dix degrés dans la boue, chargeant à la baïonnette derrière le clairon de son régiment, sabrant sans relâche des ennemis sans cesse renouvelés, sautant les murailles des villes.

Dans la chambre que Grand-Mère lui avait réservée, il déchargea le contenu de la vieille charrette. Et transforma cette sobre pièce en caverne d'Ali Baba. Des tapis aux couleurs fantastiques couvraient le sol et les murs. Des monceaux d'armes terribles et étranges poussèrent dans tous les coins, casse-têtes, yatagans, sagaies, pistolets, sabres de toutes formes, poignards, kriss... Des coussins colorés jonchèrent le sol, entourant un samovar, des braseros bizarres, des paniers de bambous, un énorme narguilé. Des odeurs inconnues flottaient dans la rustique chambrette, soudain envahie par ces trésors du bout du monde. Puis, sous le regard aveugle des masques d'Afrique noire, Grand-Père Charles s'attaqua à la petite fenêtre, et il installa le moucharabieh.

C'était une chose arachnéenne, façonnée dans un métal rougeâtre, peut-être du cuivre... les mille trous qui laissaient passer avec parcimonie le jour, et découpaient des ombres dansantes dans la pièce, semblaient décrire un motif, un dessin, qu’on avait toujours l'impression d'être sur le point de comprendre, mais qui s'échappait toujours. Quand le vieux soldat eut fini de sceller dans le mur cette chose exotique, il décora patiemment le pourtour avec de minuscules mosaïques couleur lapis-lazuli, selon un schéma complexe, apparemment, mais qui n'avait de sens que pour lui. Ainsi, sa chambre se trouvait maintenant plongée tout le jour dans une semi-pénombre odorante, et c'était sans doute, pendant les chaleurs estivales, la pièce la plus fraiche de la maison.

La vie de la ferme suivait son cours. Les travaux des champs accaparaient beaucoup de monde, les bêtes qu’il fallait traire, les tâches domestiques. Le vieux curé qui nous faisait école connaissait bien les réalités du monde paysan, aussi ne nous accaparait-il pas plus que nécessaire.

D'ailleurs, une fois que nous savions plus ou moins lire, et aussi mal écrire, il nous avait confié l'essentiel de son savoir.

Grand-Père Charles, quant à lui, donnait un coup de main, quand il l'estimait nécessaire. Mais il passait l'essentiel de son temps à marcher, de son grand pas infatigable, parcourant en tous sens les environs, comme si cette habitude était devenue une seconde nature. Il portait toujours son uniforme, même s’il avait fini par raccrocher au mur mousquet et sabre. C'est là que les gens commencèrent à l'appeler de ce surnom de Colonel, qu'il combattit avec la dernière vigueur, sans jamais parvenir à l'éradiquer. Il ne se mettait jamais en colère, finissait toujours par rire, puis reprenait sa marche inépuisable.

Mais parfois, aussi, il s'enfermait de longues heures dans sa chambre, et, dans ces cas-là, nous ne devions jamais le déranger. Il nous donna cette consigne à tous, alors que la famille était réunie autour de la table. Son visage, d’ordinaire débonnaire, était un masque de gravité impénétrable, et ses yeux ne riaient plus. Il n'énonça aucune menace, mais je pense que personne n'aurait sciemment enfreint cette consigne. Derrière le fantasque Grand-Père, le vieux soldat nous était apparu, et ce n'était visiblement pas quelqu'un que l'on avait envie de contrarier !

Aussi, à quelque temps de là, c'est tout à fait par hasard, et quasiment par mégarde, que je passai outre ce commandement. Alors que je débarrassai la table, après le repas de midi, tâche que j'exécrais mais qui nous incombait à tour de rôle, je m'aperçus que Grand-Père avait laissé à côté de sa place sa blague à tabac ; sachant comme le vieil homme aimait tirer sur sa bouffarde, je m'empressai de la lui apporter. Je courus dans les couloirs, et arrivé devant sa porte, entrai à l'étourdie, sans frapper. Grand-Père Charles était assis en tailleur, face à la luminosité mouchetée d'ombre du moucharabieh... A sa bouche, le tuyau du chibouk glougloutait doucement. M’avançant jusqu'à lui, je me rendis compte qu'il ne me voyait pas. Ses yeux étaient ouverts, mais son regard fixe ne percevait rien. Puis, je levai la tête. A travers la fenêtre, dans les friselis du métal, je vis une silhouette féminine, une fille à la peau brune, qui puisait de l'eau à la fontaine.

Sans réfléchir, je filai comme une flèche vers la cour. Que je trouvai vide. Puis m'asseyant sur le perron brûlant, je sentis la tête me tourner. Car cette petite cour, que je connaissais bien, n'avait jamais, jamais contenu de fontaine.

Je ne parlais à personne de cette expérience déroutante. Mais le lendemain à la même heure, je me glissais de nouveau dans la pièce. Tout était exactement comme la veille. Mon cœur semblait vouloir jaillir de ma poitrine, tellement il battait... Grand-Père Charles était plongé dans le même état catatonique.

Prudemment, je glissai un regard par-dessus son épaule. À travers les entrelacs métalliques, je vis avec stupeur une route poussiéreuse où défilaient silencieusement des bataillons entiers de soldats, vêtus d'uniformes semblables à celui de Grand-Père. Comme la veille, je fis demi-tour, et m'élançai en courant vers la vieille cour. Que je trouvai naturellement aussi déserte et décrépite que d'habitude. Je glissai un regard prudent vers l'extérieur de la chambrette, mais je ne vis rien d'extraordinaire de ce côté-là.

Je pris alors la décision d'en avoir le cœur net ! Mais il me fallut attendre deux jours pour retrouver l'occasion de me faufiler sans risque dans la pièce mystérieuse.

Ensuite, cela devint plus fort que moi, le plus souvent possible, sans même y penser, mes pas m'amenaient au seuil de la chambre de Grand-Père. Comme si, moi aussi, je participai à ce rituel bizarre, je me glissai dans la pénombre complice, et j'observai de tout mon être : je vis ainsi se dérouler bien des scènes merveilleuses, tragiques, ou incompréhensibles à mes yeux d'enfants. C'était toujours à l'heure la plus brûlante de la journée, quand la chaleur devenait insoutenable, et que les adultes recherchaient un peu de fraicheur ou du repos, à l'ombre des volets clos. Je me faufilai dans la chambre merveilleuse, où le vieux soldat, les jambes croisées à l'orientale, face à la fenêtre, se perdait dans ses souvenirs, tétant paresseusement le tuyau de son narguilé.

J'avais beau savoir que derrière le moucharabieh ne se trouvait que notre pauvre cour et le vieux figuier noueux où des abeilles folles tournoyaient dans l'odeur entêtante de l'été, mon cœur battait la chamade, car ce qui s'opérait alors relevait du surnaturel.

Les fumeroles de la pipe à eau m'enveloppaient mollement, et je fixais passionnément la lucarne pointillée de lumière.

Je vis tant de choses, à travers ce filtre merveilleux ! Une ville en flamme, une ville immense, au centre d'une plaine glacée, dont les portes vomissaient des cavaliers hirsutes et vociférants, tandis que mille canons crachaient l'enfer vers eux ! Des forêts luxuriantes, d'un vert que je ne connaissais pas, des jungles inextricables où la lame seule pouvait créer une route. Des hommes d'un noir d'ébène, brandissant des sagaies, poussant des cris de bêtes, se dressaient soudain derrière les arbres. Des tigres bondissaient vers des éléphants et retombaient, fauchés par des nuées de balles ou piétinés à mort par les immenses pachydermes. Des hommes aux yeux bridés sous des chapeaux coniques, avec de longues tresses de cheveux noirs, brandissant des sabres inquiétants... De derrière des dunes de sable infinies surgissaient des nomades enturbannés, levant vers le ciel des mousquets ornés de motifs brillants et tarabiscotés. Du haut d'une colline, je vis venir à moi des cavaliers en cuirasses, le cimier flottant au vent, leurs lances toutes baissées dans ma direction, comme une mer de métal ondoyante et mortelle. Sur le pont d'un navire, alors que des flots écumants se soulevaient follement, je vis des hommes de toutes les races qui bondissaient vers moi, dans le hurlement du vent et le fracas du bois torturé.

Et tant de choses encore, que je ne saurais décrire. Des ruines de pierres, à moitié enfouies sous les plantes, ou cachées dans les sables. Une rivière jaune, où des oiseaux apprivoisés plongeaient pour pécher. Des visages d'hommes, mourants, riants, pleurants, parfois. Des visages de femmes, aussi, fugaces, comme à demi effacés. et toujours, à la fin, revenait la Femme des Sables, celle que j'avais entrevue la première fois.

Elle était là à chaque fois et sa silhouette élancée me devint totalement familière. Au début, je l'avais prise pour une toute jeune fille, guère plus âgée que moi, mais en certaines occasions où je la vis de plus près, je compris mon erreur. Elle avait un visage, non pas ridé, mais marqué par la vie, et ses petites griffures au coin des yeux, qui n'apparaissent jamais avant la trentaine. Elle avait des yeux noirs, immenses, profonds, si sombres qu'ils paraissaient absorber la lumière. Sa peau avait une teinte chaude de caramel, ce qui fit que je la croyais mauresque, comme on disait alors. Je suis revenu sur cette opinion depuis. Et je serais bien en peine de dire, même aujourd’hui, de quelle partie du monde ou de quel peuple elle était issue. Ses cheveux, frisés en boucles serrées, étaient sombres, mais avec quelques touches d'or. Son apparition était toujours paisible, marchant dans une ruelle, accoudée à une fontaine, et même, une seule fois, dansant sur une place déserte et gorgée de soleil. Elle tournoyait lentement, au son d'une musique que je ne pouvais entendre, ses longues et minces jambes esquissant des mouvements d'une grâce sans pareille. Si elle n'avait été à chaque fois vêtue d'étoffe simple, voire usée, je l'aurais volontiers prise pour une princesse des mille et une nuits. Les paysages qui l'entouraient étaient ceux de pays chauds et désertiques, petites maisons blanchies à la chaux, ruines poussiéreuses, ou sable à perte de vue.

Au bout d'un instant, qui me semblait parfois durer des heures, et à d'autres occasions à peine quelques secondes, elle levait son regard fascinant dans notre direction et un doux sourire naissait sur les lèvres minces. Le vieux soldat poussait un long soupir et je savais que l'heure magique était passée. Sur la pointe des pieds je m'esquivais alors, sachant qu'il allait peu à peu sortir de son engourdissement et, terrifié à l'idée qu'il me découvre, m'interdise à jamais de partager à nouveau ces moments merveilleux.

J'ai compris, à la fin, que ma peur était vaine. Mais elle faisait partie du plaisir que je prenais à vivre ces instants.

Mes voyages dans ces paysages oniriques me semblent avoir duré une éternité. Mais en fait, ils furent tous accomplis au cours d'un seul été. Quand l'hiver revint, Grand-Père, ce colosse qui avait affronté la mort et les conditions de vie les plus rigoureuses, qui s'élançait encore comme un jeune homme sur les routes du pays, le sergent-chef des Zouaves aux milles blessures, Grand-Père Charles se coucha soudain pour ne plus se relever.

L'homme de science qui vint le soigner, appelé de la ville voisine, parla à demi-mot d’un mal étrange, rapporté d'au-delà des mers, de vieilles blessures envenimées. Il secouait beaucoup la tête, agitait les bras.

Pendant que Grand-Mère pleurait dans la cuisine, et que les adultes murmuraient au coin de l'âtre, Grand-Père demanda à me voir. Il était couché dans une pièce qui n'était pas sa chambre et paraissait étrangement déplacé dans ce décor banal. Sur une chaise, près de lui, son grand uniforme attendait de l'accompagner pour sa dernière ballade.

Il n'avait pas l'air triste, juste incroyablement fatigué.

Il me fit signe d'approcher. Quand je fus tout près de lui, il me glissa rapidement à l'oreille :

- Après l'enterrement.... à l'heure magique... tu pourras regarder une dernière fois.

Puis il retomba dans ses oreillers, et me fit un énorme clin d’œil.

On enterra Grand-Père deux jours plus tard. Pendant que les voisins et la famille parlaient et mangeaient dans la grande cuisine, je me glissai une fois de plus dans la chambre où j'avais si souvent vu le monde à travers les yeux du vieux soldat... J'allumai la pipe à eau, mais je ne savais pas m'en servir, et je n'essayai même pas, je m'assis à sa place, et je fixai les lumières dansantes à travers les croisillons de métal.

Ce fut plus long à venir que d'habitude, et je désespérai presque. Mais finalement, une silhouette se découpa derrière la croisée. C'était elle, évidemment - La Dame des Sables : son regard ténébreux avait un nouvel éclat et elle riait, légère et vive dans la lumière. Elle regardait droit vers moi, et mon cœur cessa presque de battre. Puis, juste à ses côtés, je vis apparaître une deuxième forme. Les ombres semblèrent d'abord vouloir la masquer, puis il s'avança, en pleine lumière. C'était un homme, jeune, en grande tenue de Zouave aux couleurs pimpantes. Une grande balafre lui parcourait la joue, de l'oreille au menton. Ses yeux bleu pâle étincelaient de gaîté. La Dame des Sables et Grand-Père Charles me firent un dernier signe et s'éloignèrent en riant, main dans la main, emportant avec eux, et pour toujours, la magie d'un vieux moucharabieh de cuivre.