Concours de nouvelles 2013

 

1er prix "Adultes"

 

COMME DES PEPINS DANS LE COEUR de Christian BERGZOLL

« Médite, Héra, née …de la folie des Titans Chronos et Rhéa !  »… Quand il lisait ça, le prof, à Oran, je n’entendais rien de la folie, ni des Dieux ni des hommes. Je n’entendais que les six ou sept premières syllabes et le clapotis qui babille et roule ses oursins et ses étoiles de mer.

Un jour, dans un ultime frissonnement tectonique, les lèvres de terre et de roches, rouges dans les Maures, noires dans l’Atlas, se fermeront sur cette eau de vie qui enfanta des religions, des philosophies, des civilisations, et toutes nos peurs, nos déraisons et tous nos fanatismes.

Pierre sera mort, notre langue sera morte, et celle d’en face, dont les signes, en forme de sabre, écrivent le perse, l’ourdou, le kashmiri, le sindhi et le kurde, oui, celle d’en face sera morte aussi. Auront-elles fini par s’embrasser à pleine bouche, elles aussi ? Sait-il, Pierre, que je parlais l’arabe, jadis ?

Sait-il que, sans lettre majuscule ni minuscule, sans lettre manuscrite ni imprimée, la calligraphie de cette langue n’attribue aucune catégorisation particulière entre noms propres et noms communs, comme si la poussière du désert nivelait tout ? Comme si le ravinement brutal des oueds amenait, en vrac, inéluctablement, les phonèmes et les mots … et les maux… dans des pelotes de lettres enlacées, comme des fils entortillés flottant vers le nord, sur le miroir bleu liquide, immense, que ne cesse de contempler le ciel des Dieux chamailleurs -ceux des livres sacrés et concurrents ?

Oh, oui, j’ai dû, tant de fois, répéter تلهف تنهد الشواق … soupir, sanglot, nostalgie … qu’il ne peut que craindre mes réactions, mes à priori, mon cher petit Pierre.

Bien sûr, il n’ignore rien de Laymuun, et rien n’a plus d’importance que ce prénom, si propre et si commun, que la transcription de ليمون - cette écume étrange, écrite de droite à gauche comme pour remonter le temps, comme pour défier l’Histoire, et moi, donc, d’un fier coup de menton…

Pourquoi Menton ?

Parce que c’est en face ou presque de la Mitidja ! En débarquant, chassée, ruinée, veuve, sur le quai des rapatriés, ma mère m’a glissé ma première tranche de citron de France entre les lèvres, avec ces mots inoubliables : « ça soigne le scorbut, c’est sûr, tu verras, ça guérit tout aussi bien du mal du pays : l’amertume en bouche, c’est mieux qu’en tête ! » Ce fut le plat du jour, le seul. J’avais quinze ans et des larmes, nées de l’exil ou de l’agrume acide, je ne sais plus. C’était, pour moi, son plus gros mensonge, rempli d’amour et de désespoir. Je n’ai jamais oublié l’Algérie.

Je n’ai ni les pieds ni l’âme si noirs qu’on pourrait le croire, mais, je l’avoue, parce qu’elle est au milieu des terres, j’ai souvent demandé à ma mer qu’elle commette une vague de retour aussi forte qu’à l’aller, celle des années soixante, quand la métropole a rempli ses usines et l’arrière des camions poubelles avec la déferlante du sud, avec la migration massive de ceux-là même qui avaient égorgé mon père.

Oui, c’est sûr, il faut avoir connu l’hexagone du Général pour rabougrir sa pensée à de telles généralisations.

On ne guérit jamais d’un état d’orphelin, on en veut à tous ceux dont les gènes plaquent, sur le visage, ces angles et ces rondeurs maghrébines, caractéristiques, que l’on a si aisément qualifiés d’hostiles, et traduits plus vite encore en délit de faciès.

Parce que j’ai fondé une famille en me greffant sur une lignée métropolitaine de tolérance et d’accueil, je me suis policé, j’ai de moins en moins montré mon hostilité incurable à tout ce qui venait de l’autre côté : la Méditerranée est restée pour moi, dans le secret de mon cœur, cette eau salée de larmes dans laquelle l’on ne se baigne pas, de peur que le mal du pays vous entraîne au large, et plus loin encore, jusqu’à la terre perdue.

A trop chérir ce souvenir de là-bas, peut-être, j’ai, cinquante ans plus tard, acheté ici un hectare et demi d’escaliers calcaires mangés d’épines et de broussailles. « Vous verrez, c’est planté de cédrats superbes, ça donne à foison, rien qu’avec la production de la parcelle, vous pouvez faire vivre une famille ! ».

Un, visiblement, Beur ? Un, probablement. Un transfuge ? De quelle génération ? De quel bled ? Kabyle ? Touareg ? Sahraoui ? Sinon, de quelle île de forbans : Sicile ? Chypre ? Crête ? Ou de quelle côte de pirates ou de naufrageurs : Liban ? Monténégro ? Péloponnèse ?  Le promoteur m’a grugé, c’est coutumier le long de la Méditerranée, où la mafia pervertit toute transaction immobilière : j’ai accepté cette arnaque avec l’apparente bonne conscience du riche qui permet qu’un besogneux louche l’estourbisse. Mais j’ai donné, par téléphone, quelques indications, pour qu’on interpelle l’escroc et qu’on expulse une partie de sa famille : j’ai l’amertume rancunière. Et, malgré tout, quand même, un peu de honte.

Moi qui m’étais enrichi, plus ou moins honnêtement, avec mes bouquets de mimosa, je voulais absolument que Pierre, mon unique petit-fils, juste lauréat de son école d’agronomie, reçoive - et fructifie de son art - une terre ruisselante de soleil : une terre à lui, bien à lui, pour toujours. Clans, tribus, clients, fiefs, le singulier prospère souvent et devient pluriel, au soleil.

Comptons ? Mentons ! Contons ? Mentons ! Têtes hautes ! Mentons en avant !

Le silence et la fierté sont menteurs, ils ferment la porte à tout espoir et voudraient donner tant de courage, pourtant. J’avais transmis, sans le vouloir, la passion des végétaux et donc in fine des agrumes jaunes chez cet enfant, en lui racontant, stupidement, une des fables que j’improvisais quand il venait dormir chez nous : « il était une fois un mimosa, si fort et si fier, qu’il imposa au vent de se soumettre, aux vagues de lui laver les pieds, au feu de réchauffer son écorce, à la terre de nourrir toutes ses racines. Tant et tant que chaque petite boule duveteuse, au bout de sa brindille, gonfla, gonfla, jusqu’à devenir un petit soleil que tout le monde admirait. Le grand, le vrai, en fut jaloux. L’offensé réclama du dieu des plantes et des oiseaux qu’il se fâche et punisse l’arbre : « pour tant de vanité, je te prive de douceur et de légèreté, tu auras des pépins, tu feras de vilains zestes sur la pâte molle des brioches, tu cuiras de ton jus le poisson cru. » Ainsi fut dit, ainsi fut fait ! ». Bien vite, Pierre sut que je l‘avais trompé : le mimosa, originaire d’Australie, n’a rien de commun avec le citronnier, originaire d’Asie, si ce n’est nier l’hiver en offrant fleur ou fruit. Pierre m’adora moins, comme le font les enfants quand ils perdent l’innocence.

Informé de ma transaction désastreuse, de mon acharnement et de mon cancer du foie, Pierre reçut donc avec tiédeur ces terrasses quasi stériles, mais me remercia quand même.

Après les avoir visitées, sans moi, il vint s’asseoir près de mon fauteuil roulant et pendant ma sieste, que, malgré sa présence,  je feignais de prolonger ; il murmura: « Papy, ce ne sont pas des citronniers qui poussent sur la terre que tu m’offres, mais des bigaradiers, de ceux que la Corse envoie pour faire des porte-greffes. Il en faudrait mille, greffés, bien sûr, pour que je puisse en vivre. Je ne te le dirai pas, mais j’ai trouvé comment fructifier ce cadeau amer : je ferai de l’essence de néroli et de l’eau de fleur d’oranger. De l’autre côté de la mer, je troquerai, avec leurs desserts succulents, ce liquide dont ils parfument les cornes de gazelle. Et je fermerai ainsi la plaie entre les deux rives, entre hier et demain… Merci. »

J’ai soupiré, ouvert les yeux. Citron ? Mes vieux iris plantés dans le soleil ? J’aime ce fruit du jour arrosé de larmes éblouies. Pierre a sursauté : « tu as entendu ce que je viens de dire ? » Bien sûr, j’ai souri (jaune ? hépatique ? je n’ai rien mangé, aujourd’hui), bien sûr, je n’ai pas menti.

Le pardon, couleur citron, est à ce prix, peut-être : Pierre voulait m’inviter à ses noces, il n’osait pas encore, parce qu’elle se prénomme Laymuun. Parce qu’elle a du sang de Harki ou de fellagha dans les veines. Que m’importe le vieux sang versé, tant que le nouveau ne quitte pas ce ventre arrondi, où croît sa descendance et, donc, ma descendance.

Pierre n’osait pas, il peut, maintenant : Laymuun veut dire citron et les pépins plantés dans mon cœur ne demandent qu’à germer.