Concours de nouvelles 2013

 

Mention spéciale du jury

 

PREMIERES LIGNES de Géraldine PIGAULT

Front du Piave.
Juin 1918.

- Avance Marcello ! Réveille-toi !

- Arrête de beugler Rossi. Je peux pas faire plus vite, y’a de la vermine dans mes godasses !

- Va te rincer dans le Piave si t’es si coquet, lance Marco en secouant les siennes.

- Au lieu de raconter des niaiseries, chante-moi quelque chose. La Leggenda, tiens, je l’aime bien celle-là.

- Bon, si t’insistes…! »

Marco Rossi prend sa voix de ténor pendant qu’on rejoint le camp. C’est simple. Il fanfaronne dès qu’on le sonne.

« Il Piave mormorava calmo e placido al passaggi
Dei primi fanti il ventiquattro maggio;
L'esercito marciava per raggiunger la frontiera
Per far contro il nemico una barriera! »

Il n’a pas le temps d’entamer le second couplet. Un obus éclate à quelques mètres de nous. Avec mon compère napolitain, on se jette à plat ventre, les mains sur la tête, retenant le casque. On se fait canarder, la terre vrombit dans un vacarme épouvantable. Sous mes pieds, le sol explose et se troue. Un frisson me parcourt l’épine dorsale. Je tressaille. La mort me chatouille, effrontément. Recroquevillé, tapi dans la boue, j’évite les rafales de tirs qui crépitent. Recouvert de glaise, je pivote lentement la tête vers les premières lignes du front, et observe le sinistre ballet des corps ensanglantés qui virevoltent dans l’atmosphère embrasée avant de s’abîmer au sol. Dans un souffle apocalyptique, une kyrielle organique voltige dans les airs, puis retombe en pléiade grenat. L’affreux panorama m’hypnotise. La terre convulse, des flots de violence l’inondent et répandent leur écume sanguine : des jambes, des bras jaillissent dans un silence ouaté, ici et là.

Depuis quelques minutes, je n’entends plus qu’un bourdonnement lointain. Mes oreilles ont sans doute été perforées. Macérant dans une étrange chaleur mon corps est ankylosé, irradié par la douleur, et ne fait plus qu’un avec le sol.

Peu à peu, je sombre dans une vague moelleuse et entrevois le visage opalin de ma fiancée ; ses traits délicats, ses longs cils bruns me caressent les joues et l’odeur de ses cheveux m’enivre. Je me laisse glisser en soupirant, les yeux mis-clos.

Ce matin, le commandant a dit que nous étions le 16 Juin 1918. C’est certainement le jour de ma mort. Nous allons rester pour toujours, mon camarade et moi, et les autres autour, retranchés derrière le Piave. Les troupes austro-hongroises nous encerclent, elles ont pris confiance depuis la défaite de Caporetto. Je m’appelle Marcello Di Crescenzo, j’ai vingt-deux ans et je vais mourir dans quelques instants.

Quai d’Alger. Sète.
Juin 1986.

Sur le quai où j’habite, des chalutiers croisent voiliers et paquebots. Du quatrième étage, j’observe ces valses nautiques, chaque jour. Quelquefois, lorsqu’ils effectuent des manœuvres périlleuses, il semble que les plus gros navires vont s’encastrer dans le bassin, mais cela n’arrive jamais. Je vois pourtant les vaisseaux foncer vers les docks, s’en rapprocher irrésistiblement, avant de virer et d’accoster calmement. Je veux dire, sans encombre car le calme, ici, n’existe pas vraiment. Le matin, les pêcheurs confectionnent leurs filets. Ils discutent et s’apostrophent allègrement jusqu’à midi, heure à laquelle ils s’en vont déjeuner en se tapant mutuellement l’épaule. Puis des enfants débarquent, roulant à toute allure sur leur vélo, chahutant avec leurs camarades ou tenant fermement la main de leurs parents.

Et puis vient le soir.

Lorsque le soleil est moins haut dans le ciel, les dockers réapparaissent et réinvestissent le quai. Ils s’agitent autour des bâtiments qui entrent dans le bassin, font de grands signes à l’attention des équipages avant de saisir les cordages et de les amarrer aux bollards. Parmi ces hommes, il y en a un qui fredonne souvent un air familier. Accoudé au balcon, les yeux rivés sur la ligne d’horizon formée par le large, j’écoute ce chant italien. Il jaillit chaque jour, vers dix neuf heures, lorsque la brise du soir se lève et que les mouettes virevoltent, ostensiblement. Alors, la mélodie du docker s’élève au-dessus du quai, donnant à ces instants de calme délicieux un sel doux-amer. Instantanément, je reconnais la canzone del Piave. Comme un ressac de la guerre.

Front du Piave.
Juin 1918.

Je suis en train de m’enfoncer, doucement, dans la tourbe. Vautré comme un porcin, je glisse et savoure. Tout est devenu doux. Soudain, deux mains agrippent mes chevilles, m’extirpent de ma niche de fortune et me traînent sur plusieurs mètres. Je me débats furieusement et enfonce mes doigts dans la terre. J’essaie de hurler mais suffoque car ma gorge est encombrée. Dans des soubresauts saccadés je crache des poignées de terre et une dent. Sonné par le choc, je reprends, peu à peu, mes esprits. Désormais campé sur mes deux jambes, je regarde le sol, bouleversé. Je comprends alors que, malgré l’explosion, j’ai conservé tous mes membres intacts. C’est inouï.

Pour m’en assurer, je touche chaque parcelle de mon corps et remue les articulations, à la fois épouvanté et euphorique. Marco Rossi vient d’assurer mes arrières. Je le cherche du regard, ne le vois pas. Le cherche à nouveau, et l’aperçois affalé contre un arbre, la tête entre les mains.

-« Marco ! Il faut qu’on se tire d’ici. On doit regagner le camp ! »

Mais il ne se relève pas. Les mains sur le visage, il balance son torse d’avant en arrière et respire bruyamment.

«Allez, bordel, on y va, ça va pas tarder à canarder. Donne-moi ton bras, je vais t’aider. Tu ne dois pas rester assis là. Allez, viens !»

Marco ne répond pas. A la place, il pousse un long râle en signe de protestation. Je m’approche, plus près. Il ne lève même pas les yeux. Je m’accroupis, pour le raisonner, ou le bastonner pour le décider. Alors que je pose ma main sur son épaule, son souffle s’accélère. Il pousse un cri affreux, comme le font les animaux blessés.

« Merde Marco, t’es blessé ? Laisse moi voir ça. Bordel, enlève tes mains, je vois rien …»

Tremblant, Marco écarte les doigts crasseux qui font office de paravent. Au fur et à mesure que ses grosses paluches s’éloignent de son visage, il le baisse vers un sol imbibé de sang. D’effroi, je retiens mon souffle. Marco n’ose relever la tête, mais les chairs éclatées qui gouttent sur ses vêtements trahissent le désastre. Je vois pourtant clairement ses yeux, bleus foncés, qui ont pris une expression terrible. Et le reste de son visage, qui n’en est plus un désormais, se fait jour alors qu’il relève péniblement la tête. La joue droite qui est béante, de la pommette jusqu’à la mâchoire, laisse voir les dents qui sont restées accrochées. Sous ses maxillaires, un lambeau de peau dégorge de sang. L’ensemble de la mâchoire est visible, jusqu’aux molaires et donne à Marco un air de chien enragé, prêt à mordre. Ce que je vois me semble impossible. Je suis tétanisé. Mon camarade, me fixe, sans bouger, sans parler. L’effroi se lit sur son faciès défiguré. Il semble chercher dans mon regard une approbation, un réconfort qui ne vient pas.

Le voilà, à vingt deux ans, affublé d’un visage de monstre. C’est pourtant cet être à la face carnassière qui vient de me sauver d’une mort certaine. Sans lui, j’aurais avalé la terre entrée dans ma gorge, avant de m’étouffer et de sombrer en plein front vénitien. Marco me regarde toujours, implorant, dissimulant tant bien que mal la douleur. De ma part, il attend une réaction. En vain. Je me sens lâche. Je veux courir, quitter le front, trouver une manière d’échapper à cette terre qui nous absorbe les uns après les autres.

Au bout de quelques instants, ne trouvant aucune parole réconfortante, me vient l’idée d’entamer le chant qui marquera, plus tard, notre victoire. Celle du Piave.

« Muti passaron quella notte i fanti,
tacere bisognava andare avanti.
S'udiva intanto dalle amate sponde
sommesso e lieve il tripudiar de l'onde »

Mon camarade ferme les yeux. Sa main droite bat faiblement la mesure. Il me fait signe de calmer un peu le rythme, car je vais trop vite. A la fin, pas un bruit. J’ai honte d’avoir fait le récital à un homme qui vient d’être atrophié. Je vais formuler une excuse pour l’incongruité de cet élan lyrique dans un moment pareil mais une grosse larme coule sur sa joue gauche, encore intacte. Je n’ai pas de mots pour apaiser Marco. Et puis, je me souviens d’un petit Opinel, dans la poche intérieure de mon uniforme. Je pose la lame sur ma joue droite et, d’un coup, taille à l’horizontale, profondément. Le seul moyen trouvé pour exprimer ma reconnaissance. Mais ce n’est pas ce qu’il veut. Ses yeux s’agrandissent et enjoignent autre chose qu’une entaille. Une implication réelle, pas de surface. Pas une brave démonstration, pas une espèce de remerciement adapté aux circonstances. Pas un camarade qui détourne les yeux.

« Je vais rester avec toi Marco. L’ambulance va passer ce soir, et on te mettra sur un brancard. Tu boiras un bon litre de vinasse, et ça ira mieux. Dans une semaine, t’es chez tes parents, mon petit-père, tu vas te refaire une santé là-bas, à coup de fromage de pays. Je te ferai des cartes postales et des croquis du front. Au cas où ça te manquerait! « m’entendis-je prononcer, d’une voix lâche, devant Marco dont le regard augure l’exact contraire de la fable que je viens de fabriquer.

Son état ne lui permet pas d’atteindre l’hôpital militaire de l’arrière et les ambulanciers n’arriveront pas ici avant qu’il se vide complètement. J’essaie pourtant de nous convaincre, tous les deux, que c’est possible. Je veux savoir qu’il sera là les soirs d’été, quand on parlera de la guerre comme d’un vieux souvenir autour de la table. Je ne reviendrai pas sans mon camarade. Je ne serai pas seul à savoir, à connaître l’odeur du front. Mais les yeux de Marco implorent, rendent le silence alentour de plus en plus pesant. Sa main droite agrippe mon bras. Comme il peut, il supplie. Il ne veut pas revoir la mer, ni sentir le sable de la côte, ni retourner pêcher avec son père. Il ne veut pas revenir.

Les brancardiers pourraient se grouiller, le feu vient de cesser. Plus loin que les monticules et les trous d’obus, le soleil décline. L’évacuation vers les PS de l’arrière ne devrait plus tarder. Une heure à attendre, peut être. Deux, s’il y a beaucoup d’hommes au sol.

En attendant les secours, mes mains forment un garrot de fortune autour du cou de Marco pour contenir ses chairs lacérées. Il ne ferme pas les yeux. Moi non plus. Il tente de me convaincre de lâcher prise. J’essaie de le contrer mais ses râles se transforment en supplications au fil des minutes et il devient évident que si le médecin accepte de le relever, il ne supportera pas le transport en brouette ou toile de tente jusqu’à la salle de triage des blessés. Le bruit de ses plaintes est horrifiant. En un instant, mes mains changent de position. Marco a compris que je cédais, fait cligner ses yeux plusieurs fois, avant de les fermer définitivement. Il se laisse faire, offre son visage démoli à l’asphyxie. La prise visqueuse, ses mains agrippées à mon uniforme, puis ses jambes inertes sont le châtiment d’un combat qui n’a plus de sens. On ne sait plus ce qu’on fait ici, à étrangler nos frères. Sur le front du Piave, la nuit et le jour se confondent, les heures défient toute temporalité. Ici, les vivants dorment contre les cadavres éventrés en attendant qu’on vienne les évacuer.

Quai d’Alger. Sète.
Juin 1986.

Assis sur la terrasse, j’écoute tous les soirs les mélodies des dockers. Elles sont vivaces, enjouées et mêlées d’embruns. Depuis quelques années, résonne sur le quai la canzone del Piave. Pourtant, je n’ose demander à celui qui la fredonne comment il la connaît. Un jour, je descendrai, pour savoir. Mais pas encore. A mon âge, j’ai appris à ne plus être pressé. En attendant, je regarde l’immensité bleue à m’en donner des vertiges. Dans un morceau de ciel, je fixe mon regard et déroule le film d’une bataille survenue 68 ans plus tôt, sur le front du Piave. De cette balafre à la joue que je caresse tout le temps, moi seul connaît l’histoire véritable : celle d’un jeune Italien à l’aube de son existence, qui n’a dû sa survie qu’à la mort de son camarade. Un émigré hanté par le fantôme de celui qu’il a tué de ses mains. Un homme monstrueux, façonné par un conflit armé dont la victoire a un arrière-goût de sang et de terre.

Au crépuscule de ma vie, je touche à nouveau cette balafre dont je suis le seul à savoir l’origine. Contrairement à ce que peuvent imaginer les enfants de maintenant, le héros, ce n’est pas moi. Après l’armistice, dans ce port, étendu le long d’une lagune, j’ai accosté, oublié ma langue maternelle et appris le Français. Le soir, accoudé au balcon surplombant la mer, à scruter des heures les cargos lumineux franchissant la ligne d’horizon empourprée, l’inexplicable sentiment refait pourtant surface et me tord les boyaux. Incapable de formuler une phrase dans le verbe du front, je me laisse pourtant glisser jusqu’aux frontières du passé quand jaillit cet air familier de la bouche d’un pêcheur du quai.

En ces instants, le Piave frôle la Méditerranée.