Concours de nouvelles 2014

1er prix "Adultes"

« La diagonale du terrain vague » Martine FERACHOU

Tu es née par un printemps de neige… Voici quelques jours…

Cette année, fait exceptionnel, les premiers matins d’avril soufflent, dans le cou des passants, une haleine glaciale. Tout un chacun rêve aux beaux jours, mais claque des dents, allume des feux de bois, s’enroule dans des plaids moelleux… L’hiver refuse de se laisser déloger, repousse avec vigueur l’éclosion des bourgeons les plus téméraires. La neige recouvre sans vergogne les collines chères à Pagnol ; le Garlaban ressemble à un gâteau meringué. Du jamais vu, dans notre belle Provence !

Dès l’aube, j’ai quitté mon lit, afin de mettre un point final à une interminable nuit sans sommeil. Malgré les pleurs de quelques nourrissons, de ci de là, la clinique toute entière reste prostrée dans une douillette et chaude léthargie. Ma voisine de chambre dort enfin, épuisée par tes nombreuses protestations nocturnes, échouée dans la position du fœtus, sur son flanc gauche, bras tendu vers le berceau en plexiglas dans lequel tu reposes, repue... Dans la pénombre de la pièce, je me suis levée, extirpant péniblement mon corps éreinté du drap de coton bleu. Mon bas ventre, surtout, me faisait souffrir mille maux, me rappelant, à chaque instant que l’on m’avait vidée de mes entrailles. Mes jambes flageolantes m’ont porté jusqu’à l’unique fenêtre. J’ai appuyé mes cuisses presque nues contre le radiateur en fonte. J’ai supporté, stoïque, la chaleur quasi insoutenable qui s’en dégageait. J’ai abandonné avec lassitude mon front contre la vitre gelée. J’ai attendu le jour. Que pouvais-je faire d’autre que de taire ma douleur ? Que pouvais-je faire d’autre que d’accepter ce vide en moi, incommensurable ? Derrière les rideaux tirés, je me suis mise en quête de signes de vie, là, au-dehors, sous le déluge de flocons blancs ? J’ai observé longtemps le ballet incessant des phares de voitures… L’heure entre chiens et loups… Puis, aux premières lueurs, j’ai pu voir les véhicules sur l’asphalte. La pellicule blanche qui recouvrait la route épaississait dangereusement, provoquant des comportements bizarres chez les automobilistes incrédules. Je me suis amusée du « Précautionneux » qui roulait à trente à l’heure sur la bande d’arrêt d’urgence. J’ai incendié le « Risque-tout » qui slalomait avec assurance, et admiré la conduite impeccable de « Monsieur Vertueux » qui, grâce au ciel, avait anticipé l’évènement et équipé sa voiture de pneus neige… Mais l’heure d’embauche passée, le flot de la circulation s’est tari ! C’est alors que je les ai remarquées : des traces de pas, dans la neige, entre l’autoroute et la maternité… la diagonale parfaite du terrain vague ! Mon cœur s’est enflammé. Celui qui était passé par là ne pouvait pas être quelqu’un du commun ! Les maris des accouchées, les familles, les amis arrivaient du «bon» côté du bâtiment, du côté de la façade ensoleillée, du côté des balcons fleuris… en voiture… ou en bus. Ils arrivaient après dix heures, utilisaient les grandes portes coulissantes de l’entrée principale. Or, ces empreintes fraîches créaient des chemins jumeaux parallèles, un aller et un retour, l’un aboutissant, le second prenant sa source, au pied de l’escalier de secours. Elles coupaient, en deux triangles quasi identiques, le champ abandonné, grand comme un terrain de football, blanc comme un linceul ! Celui qui avait choisi cet itinéraire inattendu, et à l’heure où dorment les braves gens, ne pouvait être qu’un paria, un interdit de séjour, un sinistre individu… Simon !

Simon, j’en étais désormais convaincue avait tenté de nous rendre visite !

Le cœur complètement chaviré, je suis revenue m’asseoir sur le bord de mon lit pour réfléchir. Les traces de la diagonale se perdaient dans la garrigue… Où Simon, l’homme de ma vie, le père de mon bébé, se cachait-il ? Avait-il eu vent de mon accouchement ? La dernière fois que nous avions pu passer ensemble une nuit entière, il m’avait redit son immense joie de savoir que tu poussais sereinement dans mon ventre. Il lui tardait de découvrir ta frimousse, de te serrer dans ses bras, de sentir ta peau contre la sienne. Il était en train d’organiser notre fuite, à tous les trois, de nous forger une vie nouvelle… Des jours merveilleux nous attendaient de l’autre côté de l’équateur ! Je devais…nous devions… au plus vite, rejoindre Simon, et vivre… enfin !

J’ai pris plusieurs grandes inspirations pour me donner du courage. Le plus silencieusement possible, je me suis approchée de l’armoire qui m’était dédiée. Je l’ai ouverte sans qu’elle grince, j’ai décroché et enfilé prestement mon manteau par-dessus ma chemise de nuit. Je me suis saisi de mes bottes, j’y ai enfoncé mes pieds nus. Pas le temps d’en faire plus ! Déjà, les lumières du couloir s’infiltraient sous la porte. Déjà des bruits de chariots, des odeurs de café, des dialogues lointains et feutrés…

A toi, maintenant… Je me penche avec une infinie tendresse sur ton berceau. Je glisse silencieusement, dans ton oreille ourlée de dentelle, des mots tendres et apaisants, des mots d’amour.

Ma chérie-puce, je t’en prie, ne pleure pas, ne crie pas… Dors mon bébé-doux… dors.
Je t’emmène voir papa…

Je soulève délicatement ta tête, ajuste plus profondément ton bonnet, enveloppe ton petit corps, si fragile, d’une couverture supplémentaire, m’empare précautionneusement de tout le « paquet ». Je te colle, avec tous tes linges, contre ma poitrine, referme sur toi, mon manteau, en un nid douillet. Tu t’étonnes, étires ton cou gracile, agites jambes et bras, ouvres tes yeux encore délavés… En silence… Je jette un dernier regard sur la femme endormie. Sa respiration régulière dénonce la profondeur de son sommeil. J’aperçois, par sa chemise entrebâillée, les veines bleues d’un sein opulent. Sur le fin tissu, une auréole laiteuse…

Le lait… la neige… Pas de temps à perdre… Je dois mettre maintenant mes pas dans les pas de Simon. Mon précieux fardeau m’emplit de joie, gomme mes douleurs, décuple mes forces. Tous mes sens en éveil, je me glisse furtivement dans le couloir. Je rase les murs, me tapis dans les encoignures de portes, passe plus vite qu’une ombre devant la tisanerie du personnel soignant. Là-bas, à l’autre bout du long couloir, une porte, et ces mots lumineux qui m’appellent « issue de secours ». Je presse le pas. Tu t’es rendormie, confiante, lovée contre le corps maternel, enserrée dans mes bras protecteurs. J’atteins enfin mon objectif. Mon cœur bat à tout rompre : Simon n’a pas pu entrer, pourrai-je sortir ? Je tourne le dos à la porte et pousse d’un coup de reins vigoureux la barre transversale rouge. Comme je l’avais imaginé, le battant s’écarte, s’ouvre grand sur … le froid qui transperce, la neige qui virevolte… Un pas de plus et je serai sur le palier haut de l’escalier extérieur… Il n’y aura pas de retour en arrière possible ! Je m’avance, retiens le venteau du bout de ma botte. Je me penche, hésitante, désemparée, visage cinglé par les flocons. Les colimaçons de l’escalier me font tourner la tête. Je m’agrippe à la rambarde de fer. Les traces de la diagonale, en bas, tout en bas, commencent à disparaitre dans le manteau neigeux… Que m’arrive-t-il ? Quelle folie suis-je en train de commettre ? Je remonte légèrement le bonnet sur ton front et t’observe. Tu n’es pas mienne… Tu n’es pas l’enfant de Simon… Mon pied ankylosé laisse échapper le battant de la porte. Plus de retour en arrière possible ! J’entame ma descente… aux enfers ! J’emporte dans mes bras l’enfant d’une autre !

Car tu es née par un printemps de neige… et n’as vécu que quelques heures !