Concours de nouvelles 2014

"Adultes" Distinction du Jury

« la piste rouge » de Chantal MARSIGNY

Ils formaient un couple si mal assorti et ressemblaient tant à deux Laurel et Hardy en uniforme que leur arrivée conjointe à la brigade n’était pas passée inaperçue. L’adjudant-Chef Gaston Lamit et le Sergent-Chef Gaston Ricor n’y prêtaient guère attention et avaient l’habitude depuis longtemps de faire équipe, c’est à dire qu’ils unissaient leurs compétences pour n’en faire plus qu’une. Les plus malveillants citoyens de la commune laissaient entendre que ces deux-là ne risquaient pas d’unir quoique ce soit, vu que chez eux il n’y avait rien à unir. Les deux Gastons étaient une source intarissable de plaisanteries.

On entendait fréquemment dire : un Gaston ça va, deux Gastons bonjour les dégâts ! Pour les plus instruits ils étaient les Dioscures du Maire. Pour les autres ils étaient sans aucun intérêt. Un jour, un humoriste local qui suivait de près la publicité à la télé, avait eu l’idée d’associer le nom de Lamit à celui de Ricor. Et cela avait donné le plus simplement du monde « Lamiricoré » Cette association hautement poétique connut un vif succès. Leurs deux personnalités furent désormais unies pour le meilleur et surtout pour le pire. Dans l’imagerie populaire ils ne faisaient plus qu’un. Ils étaient en quelque sorte les siamois de la Police municipale. Indécollables ! Inséparables !

C’est donc à ce redoutable duo que revint la tâche d’élucider le mystère des traces dans la neige.

En cette fin d’année, il avait beaucoup neigé, ce qui n’étonnait personne. Par contre un matin de décembre on avait remarqué des traces de pas allant d’une maison à l’autre, et d’un hameau à l’autre alors que personne n’avait osé mettre le nez dehors. A coup sûr quelqu’un était venu roder autour des maisons pendant la nuit. Et on n’aimait pas ça. Pourtant à y regarder de près on ne relevait aucune tentative d’effraction. Rien n’avait été déplacé et rien n’avait été volé. Ce qui intriguait le plus c’était qu’à côté des empreintes de pas on relevait d’étranges traces rouges. Ca ne ressemblait pas à du sang. Aucune fouine ne s’était introduite dans les poulaillers pendant la nuit. Aucune poule n’avait été saignée. En plus ce rouge qu’on retrouvait de place en place, ressemblait un peu à de la peinture. Mais pourquoi diable ces traces suivaient-elles les traces méthodiquement les empreintes de pas ? On se concerta entre voisins, puis on se téléphona d’un hameau à l’autre. Partout on faisait la même constatation : de mystérieuses traces rougeâtres associées à de mystérieux pas d’homme et qui allait de porte en porte, sans explication. La peur s’installa. On évoqua une sorte de loup garou sanguinaire, d’étranges visiteurs du soir. On décida de réagir sans attendre.

On s’empressa de contacter par radio Lamiricoré. On localisa les deux Sherlock Holmes entre leurs deux campements de base: le bar de chez Fernand qu’ils venaient de quitter et celui de Marinette où ils n’étaient pas encore arrivés. Ils annoncèrent qu’ils se rendaient sur les lieux sans tarder, juste le temps de passer prendre la brigade canine.

Cette toute nouvelle unité de pointe, dont le Maire était très fier, se composait en tout et pour tout d’un brave Labrador d’une dizaine d’années, « spécialisé avalanche » qui avait à son actif un palmarès élogieux. En grattant de toutes ses forces au bon endroit il avait sauvé bon nombre d’adeptes du hors piste et de l’ensevelissement impromptu. Lui-même avait été pris un jour dans une avalanche et n’avait dû son salut qu’à la promptitude des secouristes, qui l’imitant, avaient gratté eux aussi de toutes leurs forces la couche neigeuse pour le dégager. Aujourd’hui, loin des montagnes, il goûtait une paisible semi-retraite bien méritée, même si parfois il était nostalgique de la neige fraîche. Fier de son passé il constituait à lui tout seul la B.C.I.R (brigade canine d’intervention rapide) de St-Hilaire-Lespinasse, dont la mission principale était, si besoin était, de porter assistance à la Police municipale. Ce matin-là il avait donc suivi Lamiricoré pour de nouvelles aventures. Aussitôt sorti de la camionnette, il avait reniflé un peu partout en remuant la queue, signe qu’il était tout content de chercher, comme autrefois, le monsieur ou la dame « qu’on avait caché sous la neige ». Au bout de dix minutes il n’avait rien trouvé mais avait réussi à effacer toutes les traces rougeâtres laissées sur la neige par le mystérieux visiteur du soir. Devant tant d’incompétence on remisa le chien dans la camionnette. Lami et Ricot se retrouvèrent seuls avec eux-même pour résoudre l’énigme.

Se fiant pleinement à leur intuition, il leur fallut à peine deux petites heures pour retrouver la piste rouge. Comme quoi, quand on a du flair, on n’a pas besoin d’un chien ! De toute évidence la piste allait vers le nord. Ils la suivirent et arrivèrent près du lac. Les traces de pas et les marques rouges s’arrêtaient à la porte d’une cabane en bois. Lamiricoré décidèrent d’en faire autant. Ils tendirent l’oreille. Aucun bruit ne venait de l’intérieur. Il fut décidé d’entrer dans la grange. Alors comme, il était le plus gradé des deux et qu’un inférieur doit toujours obéissance à son supérieur, l’adjudant Lamit ordonna au chef Ricot de passer le premier. C’est ainsi, qu’avec mille précautions le duo Lami-ricor devenu pour la circonstance Ricor-lami, pénétra dans les lieux. Ils ne trouvèrent qu’un petit vieux qui dormait à poings fermés dans le foin. N’écoutant que leur courage les deux limiers lui sautèrent dessus, lui enfoncèrent un mouchoir dans la bouche, comme ils avaient appris à le faire lors du dernier stage anti-terroriste et lui passèrent les menottes. Après quoi ils le fouillèrent sans ménagement.

- Chef, chef, s’était écrié Ricor tout excité par sa trouvaille, c’est un étranger, il a un passeport qui n’est même pas français. Regardez, Chef : c’est marqué Helsinki. Ce doit être un Suédois.

Le Chef, qui n’était pas Chef sans raison, fut bien obligé de rectifier l’inculture géographique de son subordonné :

  • Je te signale que si c’était un Suédois ce serait marqué Oslo sur son passeport. C’est peut-être un Norvégien. Mais un Norvégien qui vient dormir dans une cabane en pleine Beauce, c’est plus que louche.

Lamiricoré examina les papiers de l’endormi qui ne l’était plus et commença l’interrogatoire.

  • Ainsi, Cher Monsieur, vous vous appelez Monsieur Jou-lu-puk-ki ? Ce n’est pas français comme nom !

L’autre, ne pouvant parler, ne put qu’opiner.

- Et vous venez de Kor-va-tun-tu-ri ? C’est où ça? demanda Lami. En Suède? En Norvège? En Finlande? Au Sénégal?

- Si vous voulez mon avis Chef, on n’obtiendra aucune réponse correcte si on lui laisse le mouchoir dans la bouche. Le Chef fut de l’avis de son subordonné.

Le tandem Lamiricoré dut regretter longtemps ce geste humanitaire, car à peine avaient-ils libéré le prisonnier de son entrave qu’ils furent submergés par un torrent d’injures que l’autre leur assenait sans le moindre accent nordique.

  • Vous savez ce que veut dire Joulupukki ? hurla-t-il

Lami et Ricot qui n’avaient fait au collège que Français et Breton ne surent que répondre.

  • Ça veut dire tout simplement Père Noël en Finlandais. Et Korvatuntari, c’est mon lieu officiel de résidence. Ça vous va comme explication ?

Devant l’air ahuri des deux policiers, il se calma un peu.

  • Vous commencez à réaliser que vous venez d’arrêter le Père Noël en pleine tournée européenne ? Vous savez que nous sommes le 24 décembre. Vous imaginez la presse de demain, le scandale, la honte. Vous pouvez dire dieu à votre carrière. Entrave à la liberté du travail, ça peut aller jusqu’à l’incident diplomatique.

Ricot qui voyait les choses tourner au vinaigre tenta de reprendre en main la situation :

  • Mais comment vous expliquez ces traces rouges sur la neige qui nous ont permis de remonter jusqu’à vous. ?

Le Père Noël se leva, alla au fond de la grange, ramassa un grand manteau qu’il avait mis à sécher. Et le tendit à Lamiricoré.

  • Nous vivons une époque formidable, commença-t-il, jadis la houppelande du Père Noël durait des années et était garanti inusable. Le rouge ne s’altérait jamais. C’était imperméable pour des années. On n’en changeait jamais. Seulement les temps changent. Maintenant on fait tout faire en Chine parce que c’est moins cher ! Résultat, à la moindre averse de neige on est trempé, comme des soupes et en plus la couleur ne tient pas. Vous n’avez qu’à vérifier par vous-même. C’est une vraie saloperie. Alors on laisse des traces partout où on passe. Voilà d’où elles viennent les traces rouges. De Chine ! Et ça inquiète les habitants et à chaque fois on se retrouve avec les poulets sur le dos. 

De fait ils purent constater que la houppelande n’avait plus de rouge que le nom. Au fur et à mesure de sa tournée la couleur avait foutu le camp. Il fallait bien en convenir : c’était une honte ! Le père Noël était bien à plaindre.

Lami qui avait toujours sur lui de quoi lutter contre les situations difficiles, tendit au Père Noël une petite bouteille de gnole de pays. D’après lui, ça ne valait pas l’aquavit mais ça se laissait boire. Peu à peu l’atmosphère se détendit. On se mit d’accord. Il était inutile d’alerter la presse. On promit de rester discret sur ce qui s’était passé. De toute façon on ne risquait plus de trouver encore des traces rouges, la houppelande ayant définitivement perdu sa couleur d’origine. Les habitants pouvaient désormais dormir tranquille.

Revenus à la brigade, Lami et Ricot rédigèrent leur rapport aussi bien que possible et le remirent solennellement au Maire. Lorsque celui-ci appris que : «  tout ce qui s’était passé, ce n’était pas grave vu que c’était la faute au Père Noël qui avait déteint sur la neige vu qu’il s’habillait en Chine », il demanda à ses deux limiers d’éviter jusqu’à nouvel ordre les deux camps de bases qu’ils affectionnaient  particulièrement: chez Fernand et chez Marinette et les invita à demander conjointement et au plus vite leur mutation pour la ville d’eau la plus proche. Ce qu’ils firent avec beaucoup de regrets !