Concours de nouvelles 2014

1er Prix Catégorie "Juniors"

« Des traces dans la neige » Lou-Anne MARREC

Cela faisait cinq jours que je n'avais rencontré personne dans cette forêt. Le froid était plus vif à mesure que je m'enfonçais dans le bois. Le soir, je dormais dans une grotte, à l’abri de ce vent qui me mordait jusqu'à la moelle. Je ne me nourrissais que de lanières de viande séchée et de neige fondue. Que voulez-vous ? J'étais jeune, tout juste vingt ans. Je me croyais artiste et voulais vivre des expériences uniques. Je voulais que l'homme retrouve un lien direct avec la nature, qu'il ne se serve que du strict minimum. Utopiste, me direz-vous ? Un peu stupide et surtout naïf, répondrai-je.

Quoiqu'il en soit, j'étais dans cette forêt et je commençais à regretter mon choix. Tous les habitants de ce petit village d'Islande m'avaient pourtant prévenu qu'il n'y avait personne là. Ils m'avaient dit aussi qu'une présence, un esprit malveillant rôdait dans cette forêt. Et évidemment je n'en avais eu que faire, de ces mythes, de ces légendes si souvent racontés en Islande qu'on en rit, nous les touristes.

Pendant la deuxième semaine, je marchais, de plus en plus fatigué, quand je découvris un chalet, à moitié enseveli par la neige. Était-ce un mirage, comme dans les déserts chauds ? Est-ce que mon cerveau était trop engourdi par le froid ? Je m'avançai et tendis la main vers le bois de cette petite maison. Je sursautai, je venais de m'enfoncer une épine dans la paume de la main ; cette petite chaumière était bien réelle ! Je décidai alors d'y entrer. C'était une masure abandonnée. A l'affût de nourriture, j'ouvris les placards avec la violence d'un homme affamé. J'en avais tellement marre de la viande séchée. Je trouvai du pain noir et un fromage entier. Les bras chargés de ces victuailles, je m'assis en face d'une petite table. J'aperçus alors mon reflet dans un miroir accroché au mur. J'avais les cheveux sales et humides, les yeux, les pommettes et le nez rougis par le froid. J'avais maigri. Le miroir était brisé sur toute sa partie gauche. Je me rappelai une superstition de grand-mère. Si un miroir est brisé c'est qu'un être malveillant s'en est échappé ou encore, que les épreuves que l'on va affronter vont être terrifiantes. Je ne prêtai même pas attention à cette légende et, dans mon cerveau qui devait vraiment être frigorifié, rien ne fit « titlt » alors que les habitants m'avaient mis en garde à propos des faits surnaturels dans cette forêt…

Le premier jour, je m’obstinai à ne pas faire fonctionner le petit poêle qui se trouvait dans la pièce principale, par principe et par orgueil. Je me rendis vite compte que la tentation de me réchauffer allait être insupportable. A contrecœur, mais par instinct de survie, je réchauffai la pièce dès la première nuit.

Je restai une semaine, environ, mangeant des portions minuscules de nourriture pour ne pas tomber à court de vivres et donc quitter le chalet.

Quand je n’eus plus de quoi me nourrir, je partis. M'enveloppant dans un grand manteau que j'avais trouvé dans la petite maison je continuai mon périple vers... Vers quoi, au fait ? Vers le monde des adultes sûrement, vers le monde des responsabilités, vers le vrai monde. Je n'avais fait que quelques pas dans la neige que j'étais déjà transi de froid, regrettant cette folie qui m'avait poussé à aller dans cette forêt d'Islande. J’aperçus alors des traces de petits pieds qui s'arrêtaient quelques mètres plus loin pour céder la place à deux grandes traces continues. Celles-ci dévalaient la pente et zigzaguaient entre les arbres.

Je compris que quelqu'un était passé par là avant moi. Quelqu'un avec qui je pourrais parler, qui pourrait me faire sortir de cette forêt. Il faut le dire, j'étais perdu dans ce lieu qui se refermait derrière moi, comme s'il m'avalait.

Je suivis les longues traces pendant deux heures au moins. Plusieurs fois je tombai dans la neige. La neige, dans laquelle parfois je m'enfonçais jusqu'aux cuisses. J'étais presque mort de froid et de faim. «  Je n'aurais jamais dû m'arrêter dans ce chalet ! Je me suis trop reposé, maintenant je n'ai plus la force de continuer ! m’étais-je dit.

A chacun de mes pas, il me semblait que la neige m'engloutissait. Mes forces s'en allaient petit à petit. Je m'écroulai, transi de froid. Les deux traces étaient à côté de moi continuaient leur chemin paisiblement, comme pour me narguer. Ma vue commença à se troubler. « Ça y est, je vais mourir, seul, sans personne » me dis-je. Ma vue se brouilla encore plus étant donné que je pleurais. Les larmes roulaient doucement sur mes joues comme pour tenter de me réchauffer... En vain.

Je fermai les yeux... Le silence de la forêt m'aiderait à mourir.

J'entendis des petits pas s'avancer vers moi. Une lourde masse chaude me recouvrit jusqu'au nez. J'ouvris faiblement les yeux. Tout était blanc autour de moi. Je vis une petite fille aux cheveux blonds bouclés et aux grands yeux bleus. Elle me sourit. Je devais être au paradis, ça devait être un ange.

Je tentai alors de me redresser mais la masse chaude et lourde glissa de mon corps pour s'affaler dans la neige. Le froid me mordit vivement. J'étais bel et bien vivant, finalement. La petite fille remit aussitôt la couverture en place. Elle avait fait un feu tout près de moi. Elle me tendit un bol fumant.

-Tiens ! dit-elle d'une petite voix fluette.

Je pris le bol qui me réchauffa instantanément les doigts. Je portai le liquide brun à mes lèvres et bus à petites gorgée cette soupe. D'un seul coup je n'avais presque plus froid. J'articulai un « merci » à la petite fille. Quand j'eus fini d'engloutir les trois bols de soupe, elle me dit :

- Qu'est-ce que tu fais, tout seul, dans la forêt? C'est dangereux, tu sais ?

Je n'avais pas envie de parler de mon « mythe du bon sauvage » à moi, je lui rétorquai alors :

- Et toi ? Que fais-tu toute seule dans la forêt ? C'est encore plus dangereux pour une petite fille !

Son petit rire cristallin brisa le silence des arbres.

- Monsieur, moi j'habite dans la forêt avec mes parents ! Je la connais, moi !

- Tu...tu habites là-dedans !

-Ben oui ! Viens, je t'emmène chez moi ; on voit clairement que tu manques de forces !

Je me laissai faire. La petite fille me dit de m'installer sur un petit traîneau en bois puis siffla aux chiens un ordre. Celui de partir.

Sa maison se situait dans une clairière. Elle était à peine plus grande que le chalet où j'avais fait escale, quelques jours auparavant. Des rideaux rose pâle ornaient les fenêtres, un canapé rouge trônait au milieu du petit séjour ainsi qu'une table en bois. Tout à gauche, une petite marmite de soupe était en train de mijoter sur une petite gazinière.

Elle me dit que je dormirai dans le sofa, ce qui ne me posait aucun problème du moment que je n'étais plus dans ce froid glacial.

Nous étions assis, une tasse de thé entre nos mains frigorifiées. Elle était tellement gentille cette petite fille !

- Quelle âge as-tu ? Comment t'appelles-tu ? Lui demandai-je.

- Je m'appelle Ania et j'ai huit ans. Et toi ??

- Mon nom est Tom et j'ai vingt ans. Mais, où sont tes parents ?

- Ils sont partis hier soir pour acheter des couvertures au village ; cet hiver va être très froid. Ils reviendront dans une semaine, tout au plus.

Elle se leva comme pour couper court à ces questions. Elle me dit bonne nuit puis alla dans sa chambre alors qu'il n'était que sept heures du soir.

Je me serrai dans les couvertures que m'avait données Ania en pensant à cette rencontre. J'avais eu de la chance qu'elle soit tombée sur moi.

« Tout de même, elle est étrange cette petite fille. Elle arrive quand j'ai besoin de secours, ses parents sont absents... Bah, avant la fin de la semaine je partirai ! » me dis-je, insouciant aux coïncidences qui s'étaient produites dans la journée.

Quand je me levai, ce premier matin, je voulus sortir du chalet pour chercher du bois afin de pouvoir réchauffer un peu plus la maison d'Ania mais dehors, une tempête de neige faisait rage. À travers la fenêtre on ne distinguait que du blanc, du blanc partout.

Je fis part à Ania de mes craintes pour le bois. Elle me répondit que dans le grenier il y avait assez de bûches pour un mois et demi.

Elle y monta par les escaliers au fond du couloir. Un quart d'heure se passa sans que je n'entende le moindre bruit. Je décidai alors d'aller l'aider mais à ce moment-là, la porte s'ouvrit et Ania, passant la tête dans l'ouverture, me dit d'un ton un peu agressif :

- C'est bon, Tom! Je me débrouille ! Attends-moi dans le salon, j'arrive dans cinq minutes !

Avant de partir, je croisai son regard et j'aurais juré voir une flamme rouge dans chacun de ces deux yeux.

Les jours passèrent sans aucun autre incident. Il y avait une semaine que j'étais dans la maison d’ Ania. Je lui demandai pourquoi ses parents n'étaient pas revenus. Elle me répondit :

-Oh, c'est à cause de cette stupide tempête ! Mais maintenant qu'elle s'est calmée mes parents arriveront d'ici une semaine. Tu ne vas pas me laisser toute seule, n'est-ce pas, Tom ? Pourrais-tu attendre que mes parents reviennent ? S'il te plaît !

Je lui accordai ça, mais je priai pour que ses parents reviennent au plus vite, je voulais tellement rentrer chez moi !


Un jour où je sortis pour aller prendre l'air, je vis les mêmes petits pas qui m'avaient conduit jusqu'à Ania. Sauf que, à côté de ces traces, des tâches rouges troublaient le blanc de la neige. Je me rapprochai. Ces taches rouges étaient du sang ! J’entrepris alors de suivre les taches de sang qui s'enfonçaient dans la forêt. Je commençai à m'éloigner du chalet quand Ania m'appela, m'obligeant à revenir sur mes pas.

Toute la nuit je me retournai dans ce petit canapé grinçant, en pensant à ces taches de sang et aux petits pas qui étaient semblables à ceux que j'avais trouvés une semaine auparavant.

Quand je réussis enfin à m'endormir, je rêvai de la maison où j'avais trouvé asile, celle où il y avait le miroir brisé. Mais dans mon rêve, je n'étais que spectateur. Je voyais une énorme ombre qui essayait d'attraper un homme, une femme et un nourrisson. J'entendais des cris qui auraient déchiré les âmes les plus dures.

Puis je vis du sang partout dans la chambre à coucher. J'entendis alors les cris de l'homme de la femme et de l'enfant. Mais à l'inverse de tout à l'heure, ils me hurlaient un mot : « Prisonnier ! »

Je me réveillai transpirant et haletant. Un mot gravé sur mes lèvres : Prisonnier.

Je ne croyais pas aux signes du destin, mais là, mon instinct de survie me criait, me hurlait même, de prêter l'oreille à ce mot et à ce rêve.

Le soir-même, je demandai à Ania :

-Dis-moi, Ania, c'est bien toi qui es allée au chalet juste avant moi ?

Tous les deux étions assis sur le canapé, au coin du feu. Quand je lui posai cette question elle se redressa vivement et d'un ton soupçonneux, inquiet et agressif me dit :

-Pourquoi tu dis ça ?

Je ne pouvais pas lui faire part de mon mauvais rêve. J'improvisai alors :

- .Heu... Hum... Ben, en sortant du chalet j'ai vu des petits pas puis de longues traces. Je les ai suivis et je... Enfin, tu m'as trouvé et tu m'as emmené chez toi dans le traîneau. Quand j'en suis descendu j'ai vu que tes pas étaient les mêmes que ceux qui se trouvaient au chalet.

Une expression de fureur se figea sur son visage pendant quelques instants, comme si j'avais percé un secret. Puis, dans un sursaut, elle se ressaisit, son visage redevint neutre. Elle baissa les yeux comme une petite fille qui avait fait une bêtise.

- C'est vrai, ce sont mes pieds qui ont fait ces traces. Je suis venue là-bas parce que j'avais froid chez moi : il n'y avait pas assez de couvertures. Comme il n'y a plus personne depuis longtemps dans cette maison, j'en ai volé quelques-unes... je suis désolée.

Les larmes lui montèrent aux yeux. Mais je n'étais pas dupe. Je la consolai platement et froidement. Elle partit se coucher.

Pendant qu'elle dormait, je montai au grenier. Il faisait tout noir, il flottait une odeur nauséabonde, écœurante... Une odeur de... de sang. J'allumai la lumière.

Des cadavres d'animaux, entiers ou à moitié mangés, étaient pendus partout dans la pièce. En me rapprochant je vis que ce n'étaient pas que des cadavres d'animaux. Des humains. Des humains morts étaient pendus un peu partout. J'eus un haut-le-cœur tellement l'odeur du sang et ce spectacle macabre étaient insoutenables.

Sur une petite table en bois, je distinguai alors un carré noir. Je m'avançai. C'était un journal mal refermé. Je l'ouvris. Une écriture difforme, comme pleine de rage, remplissait une seule page :

« Il sait mon secret. Je le tuerai après-demain. J'ai faim mais je dois rester calme et continuer à manger les cadavres qui sont ici. J'adore prendre la forme d'une petite fille ; les gens n'ont pas peur des petites filles. Surtout si elles ont un visage angélique. S' ils savaient qui je suis... »

Ce texte me glaça le sang. Je pris des vivres et deux manteaux que j'enfilai l'un par-dessus l'autre et je partis de la maison. Je courus à en perdre haleine. Dans ma tête tout concordait : le miroir- signe de l'existence des démons-, les pas pour m'attirer chez elle, les taches de sang. Le lendemain j'étais à des kilomètres de la maison. Je courus encore mais voilà que j’aperçus la petite fille devant moi. Elle me hurla :

-Tu croyais pouvoir m'échapper ? Idiot ! Personne n'échappe à l'esprit malveillant d’Islande !

Elle me lacéra le visage de ses ongles devenus pointus. Elle me mordit les bras. Elle me gifla jusqu'au sang. Et je ne pouvais rien faire. J'étais prisonnier. Je rassemblai mes dernières forces et lui balançai un coup de poing en pleine figure. Elle tituba puis tomba. J'en profitai pour courir. Enfin, je voyais la fin de la forêt ! Je me hâtai vers la lisière du bois quand Ania m'ouvrit la jambe avec un couteau. Je m'écroulai. Elle était sur le point de se jeter sur moi quand elle tomba face contre terre, à cause d'une racine d'arbre qu'elle n'avait pas vue. Rassemblant mon courage je me relevai et marchai tant bien que mal. Mais cette petite, ou ce monstre, était coriace. Elle rampa tel un reptile puis se jeta sur moi et voulut m'étrangler mais n'atteignit que mon dos. Je hurlai. Le contact de ses doigts qui se refermaient sur ma nuque et mon visage me brûlaient la peau. Je lui jetai mon sac de vivres sur la tête. Elle tomba. Quand elle se remit du coup, elle rampa jusqu'à moi et me fit tomber. Je lui lançai un coup de pied en pleine figure, ce qui provoqua un craquement rompant le silence de cette lutte muette. N'ayant plus la force de continuer, je rampai vers la lisière. Je m'extirpai enfin de cette maudite forêt. Je vis la chose tenter de sortir de la forêt mais quelque chose d'invisible l'en empêcha. C'était elle, la prisonnière désormais. La suite, vous la connaissez mes enfants. Je perdis ma jambe et mon cou sera toujours marqué de brûlures mais ce n'est rien en comparaison de ce qui aurait pu se passer ; en comparaison de tous ces malheureux, que j'ai vus, pendus, à moitié pourris, en comparaison des prochains qui se feront piéger.

J'ai eu de la chance, les enfants. Prenez garde, et surtout n'allez pas dans les forêts d'Islande dont tout le monde a peur. Dans ces forêts qui abritent un esprit malveillant.

Car il rôde, et rôdera toujours...