Concours de nouvelles 2016

2e prix ex aequo "Juniors"

De l'ombre à la lumière de Charlotte Mazauric

Anna Mac Muiris a froid.

Une masse vaporeuse et inquiétante l'entoure : le brouillard.

Il s'enroule sur lui-même dans des volutes de fumée d'un blanc sale. Le vent hurle des mots qui lui sont étrangers et des chuchotis effrayants glissent sur sa peau.

Anna sait que cette brume cache des choses ; des choses certainement bien plus étranges que cette sorte de vapeur surnaturelle. Elle les a vu ces choses.

Le sol semble boueux sous ses pieds et l'air plein d’humidité, oppressant, la terrifie.

Un léger crachin glaçant fouette ses jambes maigres et la brume épaisse s’étend dans toute la vallée, si bien qu'on n'aperçoit pas le décor alentour.

Il n'y a aucun bruit. Seulement le souffle saccadé d'Anna qui s'entend, sourd dans ce vide opaque.

Elle ne saurait dire depuis combien de temps elle se trouve ici. Longtemps, ça c'était sûr. Elle s'était réveillée un beau jour dans cet endroit pour ne plus le quitter depuis. Elle avait appelé à l'aide au début mais s'était bien vite rendue à l'évidence : elle était seule.

Anna Mac Muiris a froid... et peur.

Elle est seule depuis trop de temps et la folie rôde autour d'elle constamment. La mort se délecte de l'odeur d'épouvante qui émane d'Anna, attendant son heure, dans l'ombre.

Mais Anna ne se laissera pas faire. Elle luttera comme elle l'a toujours fait.

Parfois, des images de son passé d'avant...la brume, refont surface et elle se fige dans l'attente du souvenir associé à cette image. Mais le souvenir ne vient pas, l'image s'estompe et c'est de nouveau le vide.

Anna fait quelques pas hésitants en avant, puis s'arrête, les pieds baignant dans une flaque d'eau trouble.

Elle se penche en avant et s'observe avec application.

C'est la première fois qu'elle peut admirer son reflet depuis la brume. Elle a des traits fins : un long nez courbé, des joues creusées, un menton farouche, une bouche rose, pulpeuse, des fossettes marquées, deux épais sourcils bruns en forme de virgule et des yeux limpides, presque blancs, éteints.

Une épaisse crinière châtain, tout en boucle, retombe sur ses épaules et elle porte une robe légère en satin.

En effet, c'est la première fois qu'Anna peut admirer son reflet depuis cette brume...et elle est déçue.

Anna soupire et sa lamentation résonne longuement dans le vide.

Soudain, un mouvement se fait ressentir sur sa gauche, une ombre furtive.

Anna a déjà assisté assez de fois à ce phénomène pour savoir que ce n'est pas un bon signe.

Un amas de brouillard se forme petit à petit, grandissant à vue d’œil.

Et puis, une tête émerge du tas de brume informe. Suivie de près par un bras. Deux jambes. Un torse.

Et bientôt, une forme humanoïde fait son apparition, entièrement constituée de brouillard avec un petit cœur de pierre noir que l'on perçoit sous son torse.

L'être étrange expire un nuage de fumée et pendant un instant, son visage de brume se fond dans son souffle.

La brume s'écarte un peu de celui à qui elle vient de donner naissance et Anna aperçoit plus distinctement les contours oscillants de l'être cauchemardesque aux yeux vicieux, noirs charbon.

Il n'a ni bouche, ni nez. Seulement une fente qui déchire son visage et lui permet de respirer, et deux petites billes pour les yeux.

Il se tourne lentement de manière saccadée vers Anna et elle tressaille.

Elle n'a jamais eu vraiment affaire à ces personnages, préférant s'enfuir avant la fin de leur métamorphose complète. Elle avait donné un nom à ces monstres de brume : les Cauchemars.

Anna fait un pas hésitant en arrière et laisse échapper une plainte angoissée lorsque le Cauchemar se dirige calmement vers elle. Sans se presser.

Il avance, sûr de lui, les yeux rivés sur Anna.

Anna recule encore. Elle doit s'enfuir.

Se trouver un abri et... un abri ? Ridicule. Où pourrait-elle se cacher dans cette plaine aride et sombre ?

Puis rapide comme l'éclair, le Cauchemar bondit en avant dans un silence effrayant et Anna détale en empoignant sa robe à deux mains, la remontant jusqu'à mi-cuisses.

Le monstre de brume souffle une rafale de vent et Anna se retrouve propulsée dans les airs, entourée de brouillard, sans aucun moyen pour distinguer le Cauchemar du reste de la bruine.

Elle retombe lourdement sur le sol, et sans attendre, se relève, court sans intention précise en tête, si ce n'est fuir.

Le brouillard la fait suffoquer, ses poumons sont en feu et ses jambes ne la portent plus.

Elle hurle, appelle à l'aide.

Mais personne ne viendra à son secours et elle le sait pertinemment.

Elle titube en sanglotant désespérément, implorant le ciel qu'elle ne peut pas voir de ne pas la laisser tomber.

Un bruissement se fait entendre, suivi d'un vent rapide qui la frôle et fait voler ses cheveux un court instant.

Anna est terrifiée.

Elle court sans s'arrêter, ses pas incertains rencontrant avec soulagement le sol mou, et ce, sans qu'elle puisse voir devant elle.

Un nouveau vent souffle près de sa jambe droite, déchirant tout un pan de sa robe satinée au passage. Elle trébuche et en un instant, le Cauchemar se retrouve à nouveau devant elle, ses petits yeux cruels la scrutant avec délice.

Anna ne s'attend pas à ce qu'il se justifie comme les « méchants » en ont l'habitude dans les contes, laissant ainsi le temps au héros de se sauver, lui et tous ses comparses dans un même temps. Non, il ne la laissera pas gagner du temps. Il va la tuer, comme ça, sans aucune effusion.

Mais non ! Ça ne se terminera pas ainsi ! C'est son combat et la défaite ne serait pas une option.

Dans un dernier effort, Anna se relève et hurle de toutes ses forces. Elle se jette sur le Cauchemar sans réfléchir et plonge avec rage ses mains dans le torse brumeux de la créature, en plein vers le cœur de pierre.

A l'instant où les mains d'Anna empoignent la petite pierre, un rai de lumière aussi fin qu'un brin d'herbe transperce le brouillard et vient se figer en plein dans le cœur de l'être de brume.

Alors, la créature s'évapore dans l'air sans un bruit, son petit cœur toujours prisonnier des mains blanches d'Anna.

Anna n'en croit pas ses yeux. Elle se laisse retomber au sol dans un bruit sourd, épuisée, observant tour à tour avec hébétude, la pierre noire dans ses mains et le rai de lumière toujours présent, au milieu de ce qui semble être une clairière.

Bien sûr, le brouillard est toujours présent, mais c'est la première lumière qu'Anna perçoit depuis son arrivée ici.

Elle en a les larmes aux yeux. Cette lumière. Si paisible, insensible à la scène d'une violence inouïe dont elle vient d'être témoin. Le calme. La paix.

Dans ses mains, la pierre se réchauffe lentement. Du noir, elle vire au gris, et du gris, elle vire au blanc.

Un second rai de lumière perce. Puis un troisième...un quatrième. Un cinquième !

Bientôt, le brouillard se lève.

Aussi bien dans son esprit que dans la clairière.

Les souvenirs affluent, tandis que des milliers de cœurs de pierre éclosent comme des fleurs qui poussent à la lumière du jour.

Des cœurs de cauchemars qui se transforment en cœurs de rêves.

Ces cœurs... Du noir, ils virent au gris, et du gris, ils virent au blanc.

Anna se souvient maintenant. Les souvenirs coulent sur elle doucement. Avec une lenteur sereine...

Les souvenirs la caressent, ils la frôlent, l'effleurent, s'éloignent, reviennent avec fougue, l'enveloppent et s’imprègnent enfin dans son esprit, dans un souffle d'aise.

Elle ferme les yeux et se laisse emporter dans le flot de sa mémoire qui s’étoffe un peu plus à chaque seconde. Là, les yeux clos, elle se laisse aller. La peur et la douleur l'ont quittée et elle se souvient...

Ses premiers amours, ses premières folies, ses premiers bonheurs, ses premiers malheurs, ses premiers échecs, son premier dégoût, les premières soirées, les peintures, sa vieille Twingo, son mariage, son divorce, son mariage, son mari, son ex-mari, ses enfants, sa mère, son père, ses frères, son travail détestable, sa patrie, ses quinze ans, ses dix-huit ans, ses vingt ans, ses trente ans...

Son accident.

Le brouillard s'en est allé maintenant. Il ne reste plus que les souvenirs. Les bons et les mauvais.

L'apaisement. La lumière.

Anna rouvre les yeux.

Des bips sonores retentissent autour d'elle et des voix affolées lui parviennent. Des murs défraîchis lui font face et elle est emmaillotée dans des draps blancs. Des gens crient, d'étonnement, de joie. Les bips s’apaisent.

Anna discerne peu à peu un cortège de blouses blanches défiler devant elle. Anna sourit. Elle est sauvée.

Anna Mac Muiris vient de sortir du coma... huit mois de brouillard.