Concours de nouvelles 2016

1e prix "Juniors"

Nuit de brouillard de Maïlys Bachellerie

Je courais pour sauver ma vie.

Et au cas où vous vous poseriez la question, non, je ne suis pas un membre de la mafia poursuivi par un gang rival. En fait, s’il devait exister le parfait contraire du mafieux, ce serait moi. Je mesure 1m60, je suis mince et j’ai les yeux émeraude. Ah oui, et mes cheveux sont blonds, mais d’un blond étrangement délavé. En fait, le seul détail qui me distingue des filles des films d’horreur, blondes sans défense et hurlant de terreur avant de se faire tuer, c’est ma pratique de l’escrime depuis mes six ans.

A bout de souffle, je m’arrêtai et me laissai glisser le long d’un arbre. Je tendis l’oreille : seul le hurlement du vent me parvenait. Je n’entendais plus le halètement de la bête qui me poursuivait. Car c’était elle que je fuyais. Je ne l’avais vue que quelques secondes, mais cela m’avait suffi pour me convaincre de tourner les talons et de m’enfuir. La forme qu’elle avait était indéfinissable. On aurait dit qu’elle était constituée de fumée et non de chair et d’os. Un long rugissement retentit soudain. Mon sang se glaça et je me levai d’un bond. Le monstre m’avait retrouvée ! Je recommençai à courir. La forêt s’enfumait d’un brouillard gris, ce qui ne m’arrangeait pas. La bête se rapprochait, et le brouillard s’épaississait. Je fuyais les ténèbres pour m’enfoncer dans la nuit. Je ne voyais plus qu’à trois mètres devant moi, les ronces s’accrochaient à mes habits et je butais sur la moindre racine. Je m’effondrai à nouveau, mais me relevai et repris ma course. Une course perdue d’avance. Une course pour échapper à un monstre tout droit sorti des livres de Fantasy.

Non ! pour vivre, et ne pas partir comme l’avait fait mon frère, il me fallait vaincre le monstre. Je m’arrêtai, la respiration saccadée. Je me trouvai dans une clairière. Au centre, un énorme bloc de pierre et, enfoncée dedans, une épée. Le manche était la seule partie visible de l’épée. Il était en argent et une bandelette de cuir entourait la poignée, pour plus de maniabilité peut-être.

Je restai quelques instants devant le fourreau de pierre. J’étais comme hypnotisée. Le silence de la clairière me fit l’effet d’une gifle. Je connaissais ces lieux et la forêt alentour. J’y avais pratiquement vécu. Jamais elle ne m’avait semblé aussi muette qu’elle ne l’était en ce moment. Je détachai mes yeux de l’épée et me retournai vivement. Derrière les arbres, la brume s’était amassée. On aurait dit qu’elle attendait quelque chose. « Quelque chose ou quelqu’un », pensai-je. Bien sûr, c’était évident ! La fumée qui s’exhalait du monstre et la brume ne formaient qu’une même entité. Le monstre était le maître du brouillard. Un hurlement qui n’avait rien d’humain retentit soudain. La bête n’était plus loin. J’avais une certitude : il me fallait la battre, mais je devais d’abord trouver une arme.

L’épée. L’idée me frappa dans un éclair de lucidité. Une idée idiote, assurément : l’épée était profondément enfoncée dans le socle de pierre et jamais je n’arriverais à l’en détacher.

Une lueur attira soudain mon attention : des lettres de feu se formaient sur le bloc de pierre dans lequel l’épée était enchâssée.

A toi ma sœur qui m’as toujours aimé

Et qui parfois dans la nuit me pleures encore

A toi seulement, je lègue cette épée

Pour qu’à travers la mort nous puissions communiquer

Et que, contre les ombres qui te menacent, tu puisses te protéger.


« Mon frère ! » Je tombai à genoux. Mon frère toujours dans la lune, ne vivant que pour lire. Mon frère si différent, que j’adorais. Mon frère aux yeux verts rieurs. Mon frère mort, dont on n’a jamais retrouvé le cadavre au milieu des restes calcinés de sa voiture. Mon frère sans corps, mon frère de cendre, mon frère de sang, mon frère - qui sait ? - encore vivant, enlevé, enfui, perdu.

Je dus cependant mettre fin à cette bouffée de nostalgie lorsque des bruits sourds, comme les pas d’un géant, retinrent mon attention. Je fis volte-face : une trouée s’était opérée dans le mur compact du brouillard. J’eus à peine le temps de me dire que le monstre arrivait, que déjà la créature faisait son apparition entre les arbres. Il n’était plus temps de réfléchir. Je me retournai, sautai sur le socle de pierre et je pris à deux mains l’épée et la dégageai vivement. Il faut croire qu’elle n’était pas aussi profondément enfoncée dans la pierre que je le pensais car elle vint à moi très facilement. En fait, elle sortit du bloc avec une telle force que je manquai de tomber en arrière.

Enfin, je fis face à la bête. C’est alors qu’elle se mit à parler. Enfin, je ne pense pas qu’on pouvait qualifier de paroles les sons qu’elle produisait. On comprenait ce qu’elle disait, mais sa voix était un chuintement perpétuel.

  • Tu ne peux pas m’échapper, susurra-t-elle. Je te vaincrai et je te tuerai comme je l’ai fait pour les autres.
  • Charmant, répliquai-je. Je me demande pourquoi vous n’êtes jamais invitée aux anniversaires et autres festivités.

Elle émit un sifflement de rage et attaqua. Je m’y étais préparée. J’esquivai la patte griffue et voulut la trancher d’un coup net. Mais j’avais oublié un élément important : la bête était faite de fumée et de brume. Mon épée eut à peine le temps d’entrer en contact avec la patte que cette dernière se fragmenta, puis se reconstitua. La créature profita de mon désarroi. Quelques secondes plus tard, ses crocs, bien solides eux, se refermaient sur mon bras. Je poussai un cri de douleur et me dégageai du mieux que je pus. Le monstre recula et me dévisagea goguenard. La pluie commençait à tomber. De ce genre de pluie certes pas très forte, mais pénétrante et surtout glacée. Je commençais à avoir peur. De plus, j’avais froid et mon bras me lançait douloureusement.

  • Qui êtes-vous ? hurlai-je à la bête. Et pourquoi je n’arrive pas à vous atteindre ?

La dernière question était, je l’avoue, un peu idiote. S’il existait un moyen de vaincre le maître du brouillard, je n’étais pas sûre qu’il me le dirait de bon cœur.

Mes questions ne surprirent pas la créature. Elle me regarda fixement et me répondit.

  • J’incarne ta peur la plus profonde. Je représente ce qui te hante depuis plusieurs années, ce que tu ne regardes pas en face et ce que tu n’admettras jamais. Ce que je suis ? Mais tu le sais déjà, non, petite ?

Je ne baissai pas les yeux. Je soutins son regard, le cœur battant à tout rompre, attendant l’instant fatidique, le moment où elle se nommerait enfin. Au milieu des fumées noires qui émanaient de ses contours, ses yeux verts moqueurs me troublaient étrangement.

Alors, la réponse tomba, tel un poignard, s’enfonçant profondément en moi, détruisant la muraille de solitude et d’indifférence que je m’étais construite depuis sa disparition.

  • Je suis la mort de ton frère.

J’eus l’impression qu’un voile obscur s’était déchiré, révélant ainsi une réponse que j’avais trop longtemps ignorée. C’était comme si mes yeux se dessillaient, comme si le brouillard s’était soudain dissipé.

Pour tuer la créature, il me fallait accepter la mort de mon frère, ce que j’avais refusé avec obstination de faire ces dernières années. Non, je ne pouvais pas me résoudre à le faire. L’accepter signifiait perdre tout espoir de le revoir un jour. Au fil des ans, l’absence de corps était venue nourrir mon espoir et ma folie, dans mes cauchemars, dans mes nuits de brouillard.

Devant moi, la bête me regardait en souriant, prête à s’abattre sur moi et à m’envelopper au moindre signe de faiblesse. Je ne pouvais lui faire ce plaisir. «Mon frère est mort, pensai-je et me faire avaler par un monstre ne changera rien à son état.»

  • Prête pour le deuxième round ? lançai-je à la bête.

Celle-ci grogna de déception mais n’eut pas le temps de formuler une réponse. Je m’élançai vers elle et j’abattis avec fougue mon épée sur la tête du monstre. Et ce fut fini.

Éléonore se réveilla en sursaut. Elle n’avait qu’un souvenir flou de son rêve, cependant une certitude lui restait : son frère était mort. Elle se roula en boule et pleura, mettant ainsi fin à la morne indifférence dans laquelle elle s’était laissée aller depuis la mort d’Eliott.

Au bout d’un moment, elle se leva, prit une feuille et écrivit ces quelques vers :

A toi mon frère qui m’as toujours aimée

Et que parfois dans la nuit je pleure encore

Pour toi, pour ton rire, pour tes rêves,

Désormais mon aveuglement va cesser.

Pour toi, je me lève et je vivrai.