Concours de nouvelles 2016

1e prix "Collectifs"

Un soleil dans la brume de la classe de secondes
du lycée Jean Vigo - Millau

Le brouillard dansait autour de moi, tel un serpent s'enroulant autour de sa proie. La buée glaciale parcourait mon corps, éveillant mes sens affolés. Mes cheveux frappaient ma nuque, soulevés par un souffle froid et sec. Les éléments semblaient se déchaîner pour me tourmenter m'entraînant dans une chute infernale.. Elle m'appelait.... Une ombre m'appelait. J'entendais l’écho de sa voix, sourde et pourtant puissante. Désespérément, je la cherchais. Le brouillard n'avait jamais été aussi épais. Mais où était-elle ? Comme pour me donner une réponse, une main m'agrippa. Je sursautai. Il n'y avait qu'un bras, le reste de son être était plongé dans l'obscurité. Doucement, telle une incantation, des mots vinrent s'insinuer dans mon cerveau. Où allait-elle encore m'emmener ? Le brouillard nous fraya un passage sans fin. Elle m'entraînait, encore, dans ce pays où rien ne semblait réel, où tout était difforme. Et pourtant le chemin était là, toujours le même qui me menait à ces moments si clairs, fantastiques, mes moments... Alors je suivis les pas que dessinait la voix. Celle-ci s'arrêta brusquement et la main tendit son doigt de lumière. Le brouillard s'entremêlait, mes idées se mouvaient dans une brume hallucinante. Des échos se firent entendre, semblant se répercuter contre chaque parcelle de mon corps. C'était impossible, j'avais beau me pincer, rien ne pouvait me réveiller. S'agissait-il d'un cauchemar ou d'un sommeil éternel? Je subissais les événements, impuissante. Je ne savais plus ; cela me paraissait pourtant si naturel, si familier. La tornade de fumée s'échappa, aspirée par une porte invisible. Alors, le calme s'abattit sur moi, tout prit forme hors de la torpeur embrumée.

Une fillette et un petit garçon jouaient dans un bac à sable. Leurs mains minuscules et des rires réchauffèrent doucement mon cœur. Ils riaient à leur bonheur enfantin, sans se préoccuper de rien. Ils étaient sales, couverts de boue. Ils étaient si beaux. Heureux. Pleins de vie. C'était leur première rencontre, leur première amitié...Mais le destin n'écrit jamais rien au hasard. Comme touchée par l’écho de cette pensée, la fillette me fixa, me sourit et soudain je reconnus son visage : celui de la petite fille que j’étais autrefois. A ses côtés, au commencement de tout : Mathis.

Le chemin devint plus étroit, de plus en plus sinueux. Le brouillard revint, sembla se coller à ma peau. Mais maintenant, il était doux et frais, protecteur et caressant. La voix que je connaissais me tira un peu plus fort, m’arrachant un petit cri étonné. Je me laissai entraîner par cette ombre, comme à chaque fois. Le mélange gazeux tourbillonna à nouveau, je me sentis transportée par une force invisible. Doucement, d’autres formes apparurent, des couleurs, des objets bientôt. En regardant à ma droite, la vie sembla s’animer.

Je me vis, à l’âge de mes quinze ans. Mathis était là, lui aussi. Il affichait fièrement un début de barbe qui peinait à pousser. Il souriait, non, nous nous souriions, d’un sourire vrai et sincère. Nous étions là, dans notre jardin secret, perdus dans un coin du monde. Qu’importait l’endroit, ni même le froid, le chaud, nous étions jeunes et insouciants. J’étais assise en tailleur, lui se dressait devant moi, me cachant le soleil qui m’éblouissait. Il était si innocent, avec ses cheveux bien trop longs, son sourire plein de candeur. Ses vêtements vieux et salis me rappelaient le temps du bonheur. Tandis que mes doigts caressaient doucement l’herbe verte, il s’agenouilla tel un chevalier devant sa dame. Il souffla sur mon visage faisant décoller mes mèches de cheveux bien trop légères : un jeu d’enfant! Il rit à gorge déployée, il rit aux éclats devant la grimace que j'esquissais. Dans un élan, je poussai son corps qui se renversa, secoué par des hoquets de rire. Je l’insultai, une fois de plus, sûrement . Qu’il était stupide parfois ! Je me recroquevillai sur moi-même, agacée par ses incessantes plaisanteries. Je fermai les yeux, essayant de l’oublier le temps d’une seconde. Seulement, comme toujours, il n’était pas de cet avis. Il poussa un rugissement avant de m’écraser de son corps bien trop grand pour moi. Je grognai, montrant mes crocs bien peu acérés, me débattant comme une folle. Puis, il cessa tout mouvement. Je saisis cette chance inouïe pour le renverser et criai : « J’ai gagné ! » Il ne dit rien et se contenta de me regarder, sur le flanc, un bras soutenant sa tête. Puis il ajouta : « Parce que je l’ai bien voulu… Je voulais te donner un peu d’espoir. Un jour, fillette, tu crois que arriveras à me battre? » Oui, je l'avais battu, une seule fois. Mais lui, il me battait à chaque fois, il me battait à chaque fois.. .

Faisant un bond dans la brume du temps, je regardais ces enfants, si beaux. Je ne les entendais plus parler, mais leurs corps exprimaient tellement de choses. Tout sembla s’accélérer et se figer, aussi subitement qu’un rêve. La brume qui m'enveloppait parut s’éclaircir, se réchauffer telle un cocon de douceur. Elle m'entoura d'un bien-être indéfinissable. Dans un mouvement subtil, les lèvres de Mathis vinrent se poser sur les miennes, et sur mes quinze ans. Ce doux souvenir me bouleversa de la tête aux pieds, me rappelant un amour si beau, si vrai, si innocent. La chaleur du bonheur m'envahit le temps d’un instant, plus ou moins long, je ne sais plus à vrai dire. C’était profond et brûlant à la fois. C’était le bruit d’un cœur battant la musique de l'amour, dans un abîme d'amour infini...

Mais le brouillard s'assombrit, s'alourdit; sournoisement il recommença à m'oppresser encore, toujours... encore plus. Un coup, deux coups, un milliard de coups. La nuit du brouillard, l'horreur du brouillard me reprenait... des cris plus stridents les uns que autres. Des pleurs, aussi plaintifs que ceux des âmes errant dans l’enfer. Il y avait là un homme et une femme ; moi, sûrement, ou ce qu’il en restait. Je m’accrochai désespérément au sol lisse et froid, tentant par tous les moyens de fuir ce bourreau. Je le suppliai d’arrêter ce massacre ; seulement, ses yeux débordant d'alcool n’écoutaient rien. Il semblait possédé. Mais où était donc passé mon Mathis si doux d'autrefois ? Je rampai maintenant, essayant de ne pas trop écraser mon ventre arrondi. Si l’amour avait fait naître la vie, la haine allait bientôt la consumer.

Les pas féroces de mon mari se firent entendre, et au même moment un pied rencontra ma hanche, répercutant un écho dans tout mon être. Je hurlai de souffrance, d’effroi, de désespoir. Je n’avais pas mérité tout cela. Ses bras saillants me retournèrent et sa main empoigna mes cheveux, me forçant à découvrir ce visage aux yeux de monstres qui luisaient dans le noir. Le sang semblait frapper ses tempes, ses dents grinçaient dans un cri sifflant. Mathis avait disparu, remplacé par un être démoniaque. C’était fini, il allait m’avoir, nous avoir. Son poing se dressait fièrement au dessus de ma tête, m'invitant à un long chemin sans retour. Je fus aspirée dans mon propre corps, écrasée au milieu de ma cage thoracique. Cette dernière, telle une herse déchiquetée, déchira mes entrailles. J’étais emprisonnée au beau milieu de moi-même, au beau milieu de cet effroyable désert embrumé qu'était devenu mon corps. L’air me manquait terriblement. Je suffoquais, faible et fragile, me débattant. Le brouillard allait et venait, incessamment, inondant chaque parcelle de mon être. Tout se confondait : objet, couleur, matière. Mais une chose restait devant moi, immobile : le visage de la haine. Ses yeux noirs me fixaient. Ils ne bougeaient pas, semblant vouloir sonder mon âme. Les profondeurs de mon être les plus obscures étaient scrutées, torturées. Quelque chose se brisa en moi, à nouveau. Le sang perla au rythme d’une cascade. Le brouillard m'avait vaincue, j'avais perdu la lumière, la lumière de l'amour, la lumière de la vie qui me quittait peu à peu au rythme de mon sang qui s'écoulait. Je me perdais.

Mais du fond de mes entrailles, dans la brume douloureuse de mon corps martyrisé, une vague frémit. Imperceptible, floue, mouvante. De plus en plus présente, elle s'insinua dans les replis de mon ventre. Telle la vapeur enfouit au creux de la terre, elle remonta à la surface, s'échappa du monde, détruisant à jamais le brouillard qui m'avait terrassée. Celui-ci hurla, gémit. Je ne savais plus s'il s'agissait de lui ou moi. Ce cri fut la lame qui déchira la brune.

Mon corps était allongé sur un lit de sable, brisé comme une barque échouée sur le rivage. Ses plaies dessinaient une femme détruite, un être ruiné par la vie. Le gouffre m’appelait, je pouvais le sentir au bout de mes doigts tendus. J'étais entraînée dans une chute infernale.

Elle m'appelait.... Une ombre m'appelait. J'entendais l’écho de sa voix, sourde et pourtant puissante. Désespérément, je la cherchais. Le brouillard n'avait jamais été aussi épais. Mais où était-elle ? Comme pour me donner une réponse, une main m'agrippa. Je sursautai.

L'histoire allait-elle se réécrire? Mes yeux meurtris par tant de souffrance furent soudain éclairés par une lumière blanche, familière et rassurante. Cette clarté sembla me chuchoter une tendre berceuse, me câlinant dans ses bras. Derrière le voile embrumé de mes yeux, j’entendis des cris. Des cris de vie, des cris de victoire. Une peau douce rencontra ma peau. Des yeux identiques aux miens se posèrent sur moi et me ramenèrent à la vie.

Et ce fut aussi violent qu’un éclair dans la tempête.

La lumière jaillit des ténèbres, la lumière transperça le brouillard.

Alors parut un enfant.

Et ce fut mon enfant.