Concours de nouvelles 2017

1er Prix catégorie "Aldutes"

Ali Trois-Doigts de Guillaume WALOCQ

Le vaisseau se traînait péniblement sur une mer d’huile. Etourdis par un soleil de plomb et une journée sans air, quelques deux cent cinquante forçats plongeaient en cadence de longues rames dans l’écume et les ramenaient vers leur torse en un même soupir. Criminels, huguenots et même quelques barbaresques, tous baissaient les yeux au passage du comite qui allait et venait sur la passerelle centrale, fouet à la main, en proférant des encouragements à l’un et des insultes à l’autre.

Hassan Arudj, dit le Turc, démarrait maintenant sa seconde année sur les galères du Roi de France. Après avoir passé sa jeunesse à dévaster impunément les littoraux européens, le pirate algérois finalement mis hors d’état de nuire avait dû choisir entre la corde au cou et une peine de galère à perpétuité.

A ses côtés avait été attaché un homme qui suscitait la curiosité de toute la chiourme. Qui était ce prisonnier embarqué à la dernière minute sous bonne garde et dont les soldats semblaient se méfier comme de la peste ? Malgré la cinquantaine d’années qu’il semblait avoir traversé, son corps large et musclé couvert de cicatrices et la cornée blanche qui remplaçait son œil laissaient libre cours à toutes les spéculations. Hassan Arudj, quant à lui, avait reconnu la main amputée de deux doigts de son voisin.

Un souvenir de son enfance revint alors à l’esprit du Turc. Il se vit courir dans les jardins du pacha d’Alger avec d’autres garçons de son âge. Une expédition de corsaires était revenue de la haute mer et s’apprêtait à présenter son lot d’esclaves. Parmi leurs colonnes de captifs se trouvait la plus belle des créatures qu’il eût jamais vues. Ses longs cheveux blonds ondulaient sur des épaules couleur d’albâtre et elle conservait un port altier que ni la fatigue ni la peur n’avaient altéré. Aucun des marins ne l’avait encore forcée car ils savaient que le pacha monnayerait sa virginité au prix fort. Lorsque la jeune femme reçut l’ordre de s’approcher, un renégat d’origine provençale, corsaire de longue date pour le compte du pacha, posa une main décidée sur la frêle épaule féminine. Les janissaires brandirent leurs lances dans la direction de l’impudent mais le pacha les tempéra d’un geste. Il s’était pris d’affection pour ce jeune loup et lui dit d’un air amusé :

- Ali Lestaco, comment dois-je réagir à cette offense que tu me fais devant mes sujets ?

- Mon bon maître, le respect que j’ai pour vous est celui d’un fils envers son père. Je ne souhaite rien d’autre que garder mienne cette prise.

Ahmed Pacha, de son nom, se lissa la moustache. Il n’avait pas l’habitude de rencontrer une opposition si frontale.

- Allons donc, et pourquoi renoncerais-je à cette perle dont mon harem est pour l’instant dépourvu ?

- Parce que je voudrais en faire ma femme. En échange je vous confie ma part du butin de cette campagne, ainsi que celle de la prochaine.

Ahmed Pacha savait que les courses permettaient à Ali Lestaco de vivre confortablement ses périodes de repos sur la terre ferme.Aussi ajouta-t-il :

- Le seul sacrifice auquel j’attache de la valeur se signe avec le sang. Alors si tu n’es capable de m’offrir que de vulgaires piécettes, laisse cette femelle et disparais de ma vue !

Ali Lestaco sortit sa dague en un éclair et cria en fixant Ahmed Pacha :

- Je n’ai que deux maîtres pour qui mourir : Dieu ! et il se trancha nettement le majeur gauche, et Ahmed, pacha d’Alger ! en sectionnant l’annulaire.

Puis toujours sous le regard ébahi de la foule, il jeta sa lame au sol et posant un genou à terre, courba l’échine avec résignation.

Ahmed Pacha ramassa délicatement la dague puis il demanda au jeune homme de se relever. Il s’approcha de lui l’arme à la main et après un temps qui parut à tous interminable, la rangea dans son fourreau sans cesser de fixer le marin dans les yeux. Il lui fit ensuite une longue accolade avant de s’en retourner dans son palais. Alors qu’Ali Lestaco, diminué mais vivant, quittait les jardins au bras de son esclave, Ahmed Pacha murmura entre ses lèvres : « Si j’avais eu un fils, il aurait été cet homme. »

Entre deux orangers, la vie du petit Hassan Arudj avait elle aussi pris un tournant. Désormais il ne respirerait plus que pour devenir un pirate au service de ce grand gaillard à trois doigts que rien ni personne ne semblait impressionner.

Les jours passaient sur la galère. A la grande surprise d’Hassan Arudj, son voisin ne semblait pas l’avoir reconnu. A ses premières accolades ne lui répondit qu’un corps de marbre et un regard vide. Ali Lestaco, dit Trois-Doigts, ne prononça pas un mot dans les jours qui suivirent. Il ne desserrait les dents que pour engloutir sa ration de biscuits et d’eau. Le reste du temps, il fixait sa rame qu’il actionnait machinalement du lever au coucher du soleil. Le soir, quand le bateau se mettait à la voile et que la chiourme s’assoupissait, les bancs voisins se tournaient vers le Turc et attendaient qu’il leur narre ses exploits de piraterie. Ali Lestaco restait à l’écart du groupe et avant de s’endormir, fixait longuement l’horizon marin par une petite lucarne ouverte dans la coque.

- et alors ces vingt bateaux maltais qui nous avaient encerclé se mirent à nous canonner tous en même temps… Hé, le Turc ! interrompit un rameur au teint bistre, tout-à-l’heure ils n’étaient que dix !

Les autres galériens éclatèrent de rire.

- Riez, riez, poursuivit Hassan le Turc. Moi je sais qu’à cet instant, nous nous considérions comme morts. Mais grâce à Dieu et à l’adresse de notre capitaine, nous sommes parvenus à briser le blocus et à nous enfuir sans aucune perte. De surcroît en envoyant trois navires ennemis par le fond.

Ce fameux capitaine, c’est bien celui dont tu nous as parlé hier soir ? Celui qui a reçu un coup de mousquet en plein visage avant de regagner à la nage un rivage situé à plus de cinq miles ? Est-il encore de ce monde, ce pirate invincible ?

Hassan le Turc regarda la silhouette endormie d’Ali Lestaco, immobile dans l’obscurité. Cet homme n’était plus qu’une coquille vide, qui sait où vaquait son esprit aujourd’hui ?

Non, il n’est probablement plus parmi nous aujourd’hui.

Le lendemain matin, alors que les bancs de rameurs avaient repris leur travail, la vigie détecta quatre points à l’horizon. A la mi-journée, ces points étaient devenus des voiles triangulaires.

- Quatre tartanes à l’horizon ! Elles se dirigent droit vers nous !

Un murmure parcourut les bancs de la galère. La tartane, c’était le bateau de prédilection des pirates barbaresques. Quatre tartanes, c’était potentiellement six cents mahométans sanguinaires qui vous tombaient dessus. Les quelques soldats chargés d’assurer l’ordre sur la galère n’avaient absolument aucune chance de leur faire face. D’ailleurs l’inquiétude se lisait sur leurs visages. Les militaires les plus courageux tentaient de garder une contenance en feignant de vérifier leur arme, les autres regardaient tour à tour les voiles, l’horizon, le bateau, comme s’ils cherchaient une porte de sortie à cette impasse. Le comite paniqué hurlait d’accélérer le rythme, réduisait les pauses, abusait du fouet. La cadence était infernale, la chiourme gémissait de douleur, ahanait sous l’effort, jurait parfois. Une odeur âcre de sueur et de peur mêlées émanait des rangs du vaisseau avant de se disperser au large. Un vieil homme à bout de forces tendit ses bras décharnés vers le soleil et se mit à délirer à voix haute. Puis il fut parcouru de spasmes, sa bouche sans dents déglutit une mousse blanchâtre et il s’écroula contre la rame. Ce mort, le premier depuis le départ, enclencha un mouvement spontané de protestation chez les rameurs. Les bancs cessèrent aussitôt leur activité. Après tout, quels que soient les efforts qu’ils faisaient, ils seraient toujours rattrapés par les pirates qui manœuvraient des embarcations plus petites et plus rapides. Les meneurs réclamèrent de meilleures rations de biscuits et d’eau et le retour à des cadences auxquelles ils pourraient survivre.

Pendant ce tumulte, personne ne fit attention à cet homme borgne, probablement fou, qui semblait s’assoupir contre la paroi du bateau. Aucune vigie ne remarqua les signaux lumineux qu’une main adroitement passée dans une lucarne de la coque adressait aux tartanes barbaresques à l’aide d’un minuscule miroir.

D’âpres négociations et quelques coups de fouet adroitement distribués convainquirent tous les occupants de la galère de reprendre leur travail. Les quatre bateaux pirates étaient alors presque à portée des canons et maintenaient le cap sans chercher à s’approcher davantage, donnant l’impression étrange d’escorter le vaisseau royal.

La nuit intervint sur le statu quo et la tension baissa d’un cran sur la galère. Un huguenot qui purgeait une peine de cinq ans du fait de son prosélytisme raconta que les mahométans torturaient généralement les chrétiens jusqu’à ce qu’ils renient leur foi et que Dieu leur envoyait là une épreuve qu’ils devaient affronter fièrement. Plus sceptique, un ancien contrebandier prétendit que son frère avait séjourné près de trois ans dans les bagnes à Alger avant que leur famille ait pu réunir les fonds pour le racheter. A ce qu’il paraissait, les esclaves chrétiens portaient un harnais de cheval autour du cou et déplaçaient des pierres sur une terre chaude comme l’enfer. La nuit les Français étaient entassés dans d’immenses prisons insalubres, au milieu de milliers d’esclaves espagnols qui ne songeaient qu’à leur trouer la panse. Les rameurs devisèrent ainsi une partie de la nuit sur les rumeurs qui entouraient ces pirates du sud de la Méditerranée.

Seul Hassan Arudj le Turc restait à l’écart. Il savait que certains galériens songeaient désormais à le tuer uniquement parce qu’il venait du même monde que leurs agresseurs. D’autres qui l’avaient ignoré jusqu’à présent se montraient à l’inverse plein d’égards pour lui dans l’espoir qu’un lien d’amitié opportun leur sauverait la vie. Un jeune mousse bien fait de sa personne lui avait même fait passer une ration supplémentaire de biscuits en cachette, avec dans le sourire l’évocation du réconfort qu’il pourrait lui fournir sur simple demande.

Assis sur son banc, le Turc regardait la chiourme enfin endormie. Ces gens avaient peur de mourir, ils s’y préparaient déjà ou cherchaient un subterfuge pour prolonger un peu leurs misérables vies. Mais ce qu’ils ignoraient tous, c’est que l’homme le plus en danger sur ce vaisseau, c’était probablement lui, Hassan Arudj. Il avait aperçu le drapeau flottant sur le principal vaisseau barbaresque. Un drapeau qu’il avait reconnu pour l’avoir trop souvent hissé au grand mât. Un tissu noir sur lequel un crâne blanc traversé du croissant de l’Islam vous défiait de ses orbites vides. Le drapeau de…

- Hassan, fils de chien, il est temps de régler nos comptes.

Un puissant étranglement extirpa violemment le Turc de ses pensées. Trois doigts seulement, mais pourtant une poigne dont il ne parvenait pas à se défaire en s’aidant de ses deux mains. Les yeux exorbités, Hassan regarda le visage cruel d’Ali Lestaco, baigné par la clarté lunaire, se pencher sur le sien. Le pirate borgne relâcha légèrement sa pression lorsqu’il sentit sa proie sur le point de défaillir, avant de poursuivre :

- Les soldats français ont débarqué en nombre pour me chercher, Hassan. Ils savaient que j’étais à Majorque. Ils m’attendaient près de cette masure isolée où je rejoignais ma femme en cachette avant de partir en course. Ils ne m’ont laissé aucune chance.

Hassan Arudj commençait à comprendre. Incapable de parler, il se contentait de fixer Ali Lestaco d’un air désemparé.

- Tu veux que je te raconte ce qu’ils ont fait subir à ma femme avant de la passer par le fil de l’épée ? Tu veux connaître les sévices qu’ils m’ont obligé à regarder ?

Une lueur de haine froide animait l’œil unique d’Ali Trois-Doigts. Profitant que la prise se desserrait, Hassan Arudj se débattit et parvint à s’extraire de la tenaille. Mais alors qu’il s’apprêtait à crier à l’aide, une douleur fulgurante lui traversa l’estomac. Le pirate borgne venait de lui enfoncer la lame d’un couteau dans l’abdomen, si profondément que sa main elle-même avait disparu dans la chair sanglante. De sa main libre, Ali Lestaco empoigna le visage du Turc et l’approcha si près du sien que leurs fronts se touchèrent. Il lui murmura :

Pourquoi ? Je t’avais tout appris, tout donné. Pourquoi ?

Hassan Arudj prit une courte inspiration et répondit :

- La Question des chrétiens… Trop de douleur…. Et m’ont promis… liberté…

Ali Lestaco serra le corps presque mort contre le sien, doucement. Hassan posa sa tête sur son épaule, puis dans un ultime effort, se redressa péniblement et lui dit, un filet de sang coulant d’entre ses lèvres :

- Comment… m’as-tu… retrouvé ?

Le pirate borgne étendit délicatement le corps d’Hassan sur le banc puis répondit à voix basse :

- Tout s’achète ici-bas. Le nom d’un traître, le bateau où il est enchaîné…

Il jeta un œil sur les gardes qui jouaient aux cartes sur le pont arrière en leur tournant manifestement le dos et ajouta :

- Même l’indifférence se monnaye. Maintenant laisse-toi aller mon ami, tu es libre désormais. Comme tu le souhaitais.

Ali Lestaco se leva. Une main soudoyée avait quelques heures auparavant pris le soin d’ôter discrètement les chaînes qui lui enserraient chevilles et poignets. Il s’appuya sur le rebord du bateau et glissa dans l’eau noire sans un bruit.

Le lendemain à l’aube, la vigie surexcitée réveilla la chiourme par ses cris. Les quatre navires pirates avaient disparu de l’étendue salée pendant la nuit. Le moment de stupeur passé, des hourras furent scandés ensemble par les gardes et la chiourme, avant que chacun ne reprenne la place que l’Histoire lui avait attribuée. Un homme mort cette nuit-là fut jeté à la mer sans cérémonie, puisqu’après tout il n’était pas chrétien. Un autre manquait à l’appel, mais peu importait puisque c’était un vieux fou muet. Les rames se remirent à fendre l’eau et le navire reprit sa route, direction l’horizon.