Concours de nouvelles 2018

1er Prix catégorie "Adultes"

Sang neuf de Christophe DELZENNE

- « Les Carpates. La nuit a déployé son voile noir. Les nuages ne laissent filtrer que la pâle lueur d'un maigre quartier de lune. Un étrange brouillard s'est levé dans la forêt. Seuls les sapins les plus hauts parviennent à émerger de cette mer blanchâtre, tels des spectres de géants attendant de se mettre en marche. Le silence n'est troublé que par le cri inquiétant d'un oiseau nocturne invisible. Le temps est comme suspendu, la nature retient son souffle. Sur une colline dominant la forêt se découpe la silhouette d'un château sans âge. Dans les sous-sols humides de la vieille bâtisse, au centre d'une cellule sans fenêtre, un cercueil d'un bois inconnu abrite une créature assoiffée de sang. C'est alors que ... » Ça ne vous intéresse pas ce que je dis ?

- Pardon ? Euh si si, continuez !

- Bon. Alors, euh ... Et voilà j'ai perdu le fil ! Où en étais-je ?

- Vous disiez qu'il y avait un château avec une créature inconnue.

- Une créature inconnue ? Mais non ce n'est pas la créature qui est inconnue, c'est le bois de son cercueil qui est inconnu. La créature, elle, elle est connue.

- D'accord. En même temps, un bois inconnu, c'est un peu étonnant, non ? Qui a déterminé que le bois était inconnu ? Il faut quand même avoir le coup d'œil pour en être sûr. En plus ça viendrait d'un arbre inconnu ?

- Mais, je ne sais pas moi, pourquoi pas ? Dire « inconnu », ça fait un peu mystérieux, c'est tout. D'ailleurs on peut dire « un bois mystérieux » si vous préférez.

- Oui à la limite je préfère. Ça laisse un doute. On connaît pas le bois, mais on ne s'avance pas trop non plus. Ou alors un métal inconnu, ça passe mieux. Tout de suite on se dit que ça vient d'ailleurs, que ça a été amené sur terre par une météorite par exemple, que ce métal a des propriétés magiques, etc. C'est vrai qu'un cercueil en métal, ce serait un peu spécial, mais un bois inconnu, bof. On s'imagine mal le héros d'un film s'exclamer : « Fichtre, regardez mes amis, du bois inconnu ! D'où peut-il bien venir ? » En plus, mettons qu'on garde l'idée du bois venu d'ailleurs grâce à une météorite, il en faudrait pas mal pour fabriquer un cercueil parce que ...

- Ok ok c'est bon ! J'ai dit qu'on remplaçait par mystérieux ! Donc je reprends. Depuis le début sinon je suis perdu. Les Carpates. La nuit a déployé son voile noir. Les nuages ne laissent filtrer que la pâle lueur d'un maigre quartier de lune. Un étrange brouillard s'est levé dans la forêt. Seuls les sapins les plus hauts parviennent à émerger de cette mer blanchâtre, tels des spectres de géants attendant de se mettre en marche. Le silence n'est troublé que par le cri inquiétant d'un oiseau nocturne invisible. Le temps est comme suspendu, la nature retient son souffle. Sur une colline dominant la forêt se découpe la silhouette d'un château sans âge. Dans les sous-sols humides de la vieille bâtisse, au centre d'une cellule sans fenêtre, un cercueil d'un bois - mystérieux - abrite une créature assoiffée de sang. C'est alors que ... Quoi encore ? Pourquoi vous levez les yeux ?

- Mais je n'ai pas levé les yeux.

- Si, vous avez levé les yeux en prenant un air, comment dire ...

- Mystérieux ?

- Non, affligé. Blasé si vous préférez. Ça ne vous intéresse pas du tout c'est ça ? Dites-le-moi tout de suite si c'est le cas.

- Non c'est pas ça, mais c'est juste un peu trop convenu quand même non ? La forêt, le brouillard, la chouette qui fout la trouille, le château, etc. Peut-être qu'on pourrait, comment dire, moderniser un peu tout ça non ?

- Attendez, je vous vois venir. Encore un fan de Buffy, de Twilight ou de je ne sais quelle série ou quel film débile c'est ça ?

- C'est pas forcément débile ...

- Ben voilà j'en étais sûr !

- Faut avouer que ça change quand même un peu du cliché du vampire dans son vieux château tout moisi.

- Oh non s'il-vous-plaît, épargnez-moi ce discours. Vous parlez de cliché, mais alors là on tombe bien bas ! Et vas-y que ça mélange toutes les légendes, que les vampires sont aussi fleur bleue que les héroïnes de Jane Austen, qu'ils peuvent s'exposer à la lumière, que les loups-garous peuvent se transformer n'importe quand ! Non mais franchement ! Vous savez combien on a perdu de jeunes vampires qui ont cru qu'eux-aussi ils pouvaient aller faire bronzette ?

- Ne vous énervez pas, c'est simplement que ce n'est plus très vendeur les Carpates, les vieilles pierres, tout ça.

- Désolé, mais ça a quand même de la noblesse « tout ça » comme vous dites ! Poursuivre une jeune fille apeurée dans la lande déserte, entendre les battements de son cœur s'accélérer, s'approcher d'elle lorsque, terrorisée, perdue, elle vous demande grâce mais ne peut s'empêcher de vous offrir ses lèvres pour un éternel baiser, voilà qui a du panache ! Revoyez vos classiques bon sang !

- C'est votre point de vue, je comprends, c'est votre rôle de le défendre, mais si on y réfléchit bien, dans votre description, votre château est quand même super isolé non ?

- Evidemment. Vous voyez l'action du Dracula de Bram Stoker se dérouler dans un charmant trois pièces avenue Ménilmontant ?

- On est d'accord, vous êtes donc en plein milieu de nulle part. Au mieux, il y a quelques villages autour, c'est ça ?

- Oui, et les villageois vivent dans la terreur. Chaque jour, à l'heure où le soleil se couche, à l'heure où la brume recouvre leurs champs, ils se barricadent et prient pour que ...

- D'accord d'accord j'ai compris. Donc globalement, il y a deux ou trois hameaux de paysans tout au plus.

- Ben, ça dépend, si on va un peu plus à l'ouest, on trouve quand même une ou deux villes. Pas désagréables d'ailleurs, vous seriez surpris. Bon, je vous le concède, les Monts Bargau, ce n'est pas le Quartier Latin, mais c'est ce qui fait le charme du lieu. Le retour à la nature, l'éveil des sens, le vent froid qui tourbillonne en sifflant dans les tours du château, et vous, sur la plus haute d'entre elles, qui contemplez le ciel infini et les étoiles, guettant sur vos terres votre future proie et ...

- Revenons-en aux proies justement. C'était super votre description de tout à l'heure. On a vite fait de s'imaginer une superbe jeune femme qui s'enfuit en robe blanche les cheveux au vent et tout et tout. Mais franchement, avec vos trois paysans qui se courent après, une croissance démographique qui doit être quasi-nulle, et sachant en plus que personne ne doit être très motivé pour emménager là-bas tous les quatre matins, ça m'étonnerait que vous tombiez toutes les nuits sur des jeunes vierges ...

- Je ... C'est insultant pour les jeunes femmes de Transylvanie ce que vous dites là mon cher Monsieur ! Alors oui, d'accord, il faut peut-être avoir souvent une idée un peu large de la jeune vierge, mais bon, n'oubliez pas la beauté intérieure ! Donc si voulez bien, reprenons, et tâchez d'y mettre un peu du vôtre. Et de vous ouvrir l'esprit si ce n'est pas trop demander. Nous y venons justement à la jeune vierge. Donc, les Carpates ! La nuit a déployé son voile noir. Les nuages ne laissent filtrer que la pâle lueur d'un maigre quartier de lune. Un étrange brouillard s'est levé dans la forêt. Seuls les sapins les plus hauts parviennent à émerger de cette mer blanchâtre, tels des spectres de géants attendant de se mettre en marche. Le silence n'est troublé que par le cri inquiétant d'un oiseau nocturne invisible. Le temps est comme suspendu, la nature retient son souffle. Sur une colline dominant la forêt se découpe la silhouette d'un château sans âge. Dans les sous-sols humides de la vieille bâtisse, au centre d'une cellule sans fenêtre, un cercueil d'un bois mystérieux abrite une créature assoiffée de sang. C'est alors que, au beau milieu de la lande, le cri d'une jeune vierge transperce le ... Mais vous le faites exprès ! Ça vous fait rire maintenant ?

- Je suis désolé, ça m'a échappé, c'est le cri de la jeune vierge là. Je me suis imaginé un vieux paysan en train de râler. Désolé. Allez-y, terminez je vous en prie.

- Non, je vois bien que ce n'est pas la peine.

- Non mais vraiment, cette fois je ne dirai plus rien.

- Oui mais bon, j'ai bien compris, vous ne me laisserez pas vous mordre de toute façon.

- Ben, c'est un engagement à long terme quand même, et là j'ai moyennement envie de rejoindre les obscures forêts, les courants d'air, etc. Je ne sais pas si ça vaut le « cou », ou le mien en tous cas. Après je comprends, je sais que vous faites votre travail.

- Entre nous, si vous croyez que ça m'amuse ce boulot, faire du porte-à-porte, sortir le même baratin, « les Carpates, la nuit a déployé son voile noir », gnagnagna. Ce texte me sort par les yeux, vous n'avez pas idée. Je l'ai dit à ma hiérarchie que c'était trop daté, qu'on avait besoin de sang neuf, si j'ose dire, qu'il fallait qu'on change complètement notre approche marketing. Mais allez faire entendre raison à des vampires roumains qui ont plus de cinq cents ans ! Alors voilà, je me retrouve là, à devoir essayer de trouver des nouvelles recrues avec un argumentaire publicitaire qui date du Moyen Âge.

- Je reconnais que ça ne me parle pas trop, mais ça peut peut-être parler à d'autres.

- Vous êtes sympa, vous dites ça pour me remonter le moral ...

- Non mais sérieusement, c'est quand même bien tendance les vampires en ce moment. Et puis avec la crise, les scandales industriels, politiques, les catastrophes écologiques, je suis sûr que l'éloignement de la société, le retour à la nature, le mystique, c'est un créneau. Bon après, c'est sûr qu'il faudrait un peu dépoussiérer votre argumentaire, mais il y a du potentiel, vraiment, faut pas baisser les bras.

- Espérons. De toute façon, je ne compte pas faire ça très longtemps. C'est provisoire. Etre chargé de recrutement itinérant, c'est usant, je vous jure.

- J'imagine. Vous avez des pistes pour un autre job ?

- Mon beau-frère est dans la finance, et apparemment il y a pas mal d'opportunités. Je dois le voir la semaine prochaine normalement.

- Je croise les doigts. Désolé en tous cas de ne pas pouvoir vous aider personnellement.

- Non mais je comprends. C'est déjà très aimable de m'avoir reçu. Je vais continuer ma tournée. Vous savez si vos voisins sont là ?

- Normalement oui, j'ai entendu ma voisine tout à l'heure. Si ça se trouve c'est une jeune vierge ! Haha !

- Haha ! Bon alors je vais tenter ma chance ! Au revoir Monsieur.

- Au revoir. Bon courage !

- Merci !

Toc toc toc.

- Oui ?

- Bonsoir Madame, je suis chargé de recrutement pour la Vlad Vampires Company. Connaissez-vous les Carpates ?

- Euh, non, mais je ...

- « Les Carpates. La nuit a déployé son voile noir. Les nuages ne laissent filtrer que la pâle lueur d'un maigre quartier de lune... »