Concours de nouvelles 2018

2e Prix ex-aequo catégorie "Adultes"

COOL, RAOUL de Chantal REY

- Pompiliu, c'est imprononçable ! Désormais tu t'appelleras Raoul !

Changer de nom m'importait peu en échange de nuits paisibles à me faire du bon sang loin de l'agitation du monde, et les promesses de la dame étaient d'autant plus alléchantes que ma mort trépidante d'alors me menait droit au burn out. Voilà comment, au terme d'une nuit sans lune, je résolus de quitter les Carpates pour la suivre dans son pays de cocagne.

La formule « frissons garantis » de l'Acasà la Dracula lui donnait doit à mon intervention vespérale. Contrairement à la plupart des touristes, qui regagnaient la bruyante Bucuresti après une seule nuitée, elle était là pour trois semaines, de quoi nous laisser le temps de faire connaissance. Elle avait réservé la chambre des tortures, la plus pittoresque sinon la plus confortable. Je l'y rejoignais chaque soir pour effectuer le prélèvement sanguin inclus dans son forfait, après quoi nous bavardions un moment. Je lui indiquais les bonnes adresses de Brasov, elle me parlait de sa Gascogne.

- J'habite seule dans une ferme isolée. Les nuits sont longues, surtout l'hiver !
- Tu me fais saliver !

Comme je m'étonnai de la longueur de son séjour, elle me dit qu'elle accompagnait une amie venue se faire refaire la denture à moindres frais. Quand l'amie se vit proposer un tarif préférentiel sur le pack « augmentation mammaire plus abdominoplastie plus opération de la cataracte », le séjour fut prolongé d'autant.

Un soir, après m'être attardé sur une Allemande qui avait abusé de la tuicà1, je rejoignis ma nouvelle amie et lui avouai que je n'en pouvais plus des relations sans lendemain :

- Sous cette cape bat un cœur. Moi aussi j'ai besoin de m'attacher à quelqu'un, de faire des projets. J'en ai assez des aventures d'un soir, des morsures vite fait sur des cous de passage que je ne reverrai jamais.

Le lendemain, ayant abusé à son tour de la tuicà, elle me confia qu'elle était mordue à mort et que son attachement pour moi s'affirmait de nuit en nuit :

- Pour un peu, j'irais soudoyer le directeur de la clinique pour qu'il propose à mon amie de lui refaire tout du sol au plafond, juste pour rester avec toi plus longtemps !

Au fur et à mesure que son départ approchait, nos étreintes se faisaient de plus en plus désespérées. L'avant-veille du jour fatidique, après que je l'eus goulûment sucée, elle me souffla, exsangue :

- Viens avec moi !

Je passai un jour blanc, à me ronger les sangs, tournant et retournant dans ma tête la folle proposition, avant de lui dire à quel point j'étais partagé entre tentation et angoisse. La nuit suivante, la dernière, elle tenta d'apaiser mes craintes :

- Je n'ai pas grand-chose à t'offrir, sinon une vie saine dans la quiétude bucolique des coteaux du Gers, où nous pourrons nous aimer au grand jour.

- Euh ...
- Je voulais dire : sans nous cacher.
- Et les voisins ?
- Il n'y en a pas !
- Le climat ?
- Idyllique : plus de 2 000 heures d'ensoleillement par an !
- Euh…
- Ah oui, c'est vrai. Et bien tu resteras dans le chai.
- Je vivrai dans un chai ?
- Vivre ? Allons donc ! T'y abriter de la lumière, tout au plus.

Devant ma mine déconfite, elle s'emporta :
- Crois-tu que tout le monde ait une crypte chez soi ? Un chai, c'est déjà du luxe en pleine crise du logement, et je connais des Roumains qui feraient moins de manières ! Mais si tu préfères continuer à soutirer des globules frelatés à des touristes dans un décor de série B, libre à toi !

Elle avait raison, il n'y avait pas à hésiter. Il restait à mettre au point les aspects techniques du voyage. Le fait qu'il n'y eût pas de vol de nuit pour Toulouse la préoccupait moins que le fait que je fusse sans papiers. Me transformant en chauve-souris je la rassurai :

- N'as-tu pas le droit de voyager avec un animal ?

Après qu'elle m'eût exposé le concept d'animal de compagnie, je devins un superbe loup hirsute et bavant. Cela ne lui convint pas davantage. Déployant des trésors de diplomatie, elle sut me convaincre d'adopter une apparence rassurante pour le commun des mortels, notamment pour les mortels aéroportuaires. C'est ainsi que la terrible créature qui terrorisait la Transylvanie depuis 300 ans se retrouva en soute, sous les traits d'un bichon frisé encagé et étiqueté, parmi une faune hétéroclite bruyante et puante.

Après une telle épreuve, l'arrivée dans la ferme fut un soulagement. Le chai était correct, vaste, frais, sombre, et il ne me fallut que quelques jours pour m'habituer à l'odeur de vinaigre moisi de mon tonneau. Elle m'avait prévenu :

- Chez nous, les cercueils passent directement de l'atelier de l'ébéniste au cimetière. Tu dormiras donc dans un tonneau. Ce sera plus discret et personne ne troublera ton repos.

Elle avait dit vrai, je jouissais d'une parfaite tranquillité dans le tonneau, où je passais mes jours à récupérer de nos ébats nocturnes.

N'ayant pas d'autre proie en vue dans ce no man's land, je voulais la préserver, mais elle était insatiable. « Prends-moi toute - criait-elle - et tant pis si j'en meurs ! ». Sa fougue me fatigua d'autant plus qu'après l'alimentation ô combien variée de l'hôtel de Brasov, j'étais passé au régime canard gras et vin rouge qui m'empâtait. Un samedi où elle tardait à rentrer d'une soirée châtaignes et vin nouveau, l'envie me prit, pour passer le temps, de faire une virée avec les chauves-souris qui occupaient le plafond du grenier. Quand la nuée prit son envol, je me perchai sur le bord de la fenêtre, déployai mes ailes pour m'élancer à leur poursuite ... et me retrouvai deux étages plus bas, le museau planté dans la gamelle du chien juste en dessous de la lucarne du grenier. Pour comble de malheur, on avait servi à Médor ce soir-là ... je vous le donne en mille ... un tourin à l'ail !

Hormis ces légers désagréments, j'appréciais ma nouvelle vie. Cet état de contentement prit fin un soir de novembre, lorsqu'elle me dit :

- Raoul, fais tes malles, on part aux Caraïbes. Je veux du soleil !

Piqué qu'elle ne me demandât pas mon avis, je restai un jour et une nuit à bouder dans mon tonneau. C'est elle qui vint me chercher pour une voluptueuse prise de sang qui eut tôt fait de vaincre mes résistances.

Je vous ferai grâce du bouleversement qu'occasionnèrent mes premiers jours dans la peau d'un bichon frisé « jetlagué », pour en venir au cauchemar que représenta le reste du séjour. N'eût été le rhum et le piment, l'hémoglobine épicée et sucrée eût pu être tolérable. Mais le boudin antillais !

« Sa ka chofé ! », comme ils disent. C'est à Ravine Maudite - la bien nommée - que je découvris deux fléaux méconnus de mes ancêtres : les hémorroïdes et les dorlis2, ces derniers me faisant sans vergogne une concurrence déloyale. Je ne suis pas raciste, mais cette façon de se glisser dans le linge des femmes pour les lutiner pendant leur sommeil est une honte pour l'ensemble de la profession.

De retour dans le Gers, je pensais en avoir fini avec le mauvais sang, mais trois mois plus tard nous volions vers Yaroslavl pour une cure de vodka au goût de pneu. Moi qui ne m'épanouis que dans les souterrains, je dus passer 6 jours dans le frigo – débranché - d'une chambre d'hôtel au 17e étage. Je déclinai toutes les propositions des rapaces locaux, n'osant même pas imaginer l'effet d'un atterrissage dans une hypothétique gamelle depuis ces hauteurs.

Nous allâmes ensuite tâter du gin anglais. Si seulement elle avait réservé un manoir hanté d'Écosse ou des Cornouailles ! Au lieu de cela, elle opta pour un bed and breakfast au nord de Londres, à Camden. Le premier soir, quand elle m'extirpa de son sac à dos, à la nuit tombée, je me vis entouré d'une bande de zombies blafards, éructant et titubant, de noir vêtus, toutes griffes dehors, canines acérées, visages scarifiés, chevelures hirsutes, qui me montraient leurs langues cloutées. Voyant que leur familiarité m'offusquait, elle me rassura :

- Cool Raoul ! Ils t'ont juste pris pour un des leurs.

Comme dans tous les couples, notre passion s'émoussa et les voyages devinrent autant d'occasions d'infidélité. C'est pourtant un voyage qui me ramena vers elle. En effet, les nuits de ramadan à Marrakech, il n'y a pas grand-chose de mortel à se mettre sous la dent.

La Géorgie fut une sinécure. C'est une contrée où tout ce que le règne animal compte de créatures vivantes s'abreuve exclusivement de vin naturel. Rien de tel pour obtenir un sang pur et sain, à tel point que depuis mon séjour en Kakhétie, je rêve de me faire adopter par un tamada3.

Savez-vous qu'Ibiza est la villégiature des vampires ? Si vous en doutez, je vous mets au défi, ramadan ou pas, d'y rencontrer âme qui vive entre le lever et le coucher du soleil.

La soif d'exotisme de la dame de mes nuits nous fit parcourir la planète dans tous les sens durant des années, jusqu'à ce que la chose la prît, s'insinuant en elle sous la forme de douleurs articulaires, sautes d'humeur, bouffées de chaleur, augmentation du taux de triglycérides, surcharge pondérale, presbytie, aménorrhée et hirsutisme anarchique – qui n'était pas pour me déplaire -. Je savais que les mortels vieillissent, mais j'ignorais que ce fût si spectaculaire.

Une nuit où je me plaignais de la fadeur de son sang, due aux médicaments qu'elle ingérait sans résultats, elle réagit :

-Tu as raison, la science ne peut plus rien pour moi. Mais la foi, peut-être ...

Une semaine plus tard, le duo de baroudeurs reprenait du service, abordant une nouvelle thématique. Jugez par vous-mêmes : Fatima, Rome, Compostelle, et même la semaine sainte à Séville ! Ses valises s'emplirent de rameaux de laurier, d'images pieuses, son linge empestait le camphre et l'encens et je risquais ma peau tous les soirs, mordant son cou sans quitter des yeux le flacon d'eau bénite sur la table de nuit.

C'est un stupide accident de la circulation qui mit fin à notre relation un soir de mai à Lourdes. Elle avait loué un fauteuil roulant :

- Pour les ménopausées, y'a pas de miracle, mais pour les autres, des fois, ça marche. Je vais leur faire croire que je suis paralytique.

On ne se méfie jamais assez des prestations low cost ! Les freins lâchèrent, la menant à tombeau ouvert droit dans le gave de Pau. Une hulotte de mes connaissances a entendu dire que l'épave du fauteuil fut récemment trouvée à Peyrehorade par un pêcheur de pibales. De l'occupante du fauteuil, nulle trace.

Livré à moi-même, je me réfugiai dans une anfractuosité de la grotte où nulle clarté ne parvenait. Je pleurais à chaudes larmes sur mon sort lorsqu'elle arriva. Je voulus m'enfuir.

- Reste, tu ne me déranges pas. Je n'habite pas dans cette grotte. Je me contente d'y faire quelques apparitions, histoire de vérifier que les affaires tournent.

Le bleu céleste de sa robe illuminait son visage paisible. Devant la blancheur de son cou, je ne pus réprimer un sourire, révélant mes canines, ce qui ne parut pas l'effaroucher :

- Dieu sait qu'on en voit, ici, des hurluberlus, mais des comme toi, jamais !

Cela fait six mois que je goûte chaque nuit à son sang d'une saveur exceptionnelle : le petit Jésus en culotte de velours ! Nous ne nous quittons plus. Elle m'a trouvé une luxueuse crypte dans la basilique de l'Immaculée Conception, où elle a ses bureaux. C'est plus confortable, et surtout plus calme que la grotte.

- Et encore, t'as rien vu ! Au mois d'août, c'est l'enfer ! C'est pour cela que je prends toujours mes congés en août.

Elle a accepté. Départ le 31 juillet, retour le 1er septembre. Nous sommes très attendus en Transylvanie. Il paraît qu'ils ont déjà organisé un grand rassemblement au château de Bran le 15 août, le jour de sa fête. C'est le jour que j'ai choisi pour présenter Marie à ma famille.

 

(1) La tuicà est une eau-de-vie de prune roumaine.

(2) Les dorlis sont des créatures surnaturelles aux Antilles.

(3) Le tamada est le chef de table qui orchestre les toasts portés au cours des repas en Géorgie.