Concours de nouvelles 2018

2e Prix ex aequo catégorie "Adultes"

Le goût du sang de Serge MILLOIS

 

Cette nuit-là, ils se sont exceptionnellement réunis dans leur crypte secrète. L'heure est grave. Il est question de juger l'un des leurs, pour son comportement anormal ayant mis en péril la quiétude et la sécurité du clan au grand complet.

Cornélius, doyen des vampires et sage parmi les sages, a été désigné comme procureur. Il ouvre très solennellement la séance :

- En ce vendredi 30 novembre de l'an 2017, nous voici réunis autour de notre Prince, Vladimir - Grand Maître de la Caste des Vampires Urbains - qui présidera ce tribunal chargé de juger notre frère Claudius, pour manquements répétés aux lois fondamentales qui régissent notre communauté depuis des siècles.

Frère Claudius, vous êtes accusé d'avoir causé de graves désordres et de vous être comporté de façon tout à fait anormale dans la nuit du 16 au 17 novembre dernier. Voici le rappel des faits : Vers minuit vous quittez le cimetière, où réside une grande partie des membres de ce clan, pour vous rendre en ville afin, nous supposons, d'y trouver votre dose d'hémoglobine. Besoin naturel que nous devons tous satisfaire de temps en temps. Jusque-là, tout va bien, c'est après que ça se gâte.

Comme vous le savez tous ici, nous tenons absolument à ce que cette humanité décadente qui nous entoure, mais dans laquelle nous puisons notre énergie, soit maintenue continuellement dans l'ignorance de notre existence réelle. Nous ne tenons pas à voir ressurgir l'inquisition et les chasseurs de vampires, à une époque où l'évolution technologique ne nous laisserait aucune chance. C'est pour cela, par ailleurs, qu'a été établi, voici plus d'un siècle, notre code de bonne conduite.

C'est au non-respect de ce code, et notamment de l'article 5 alinéas 3, que vous devez de comparaître aujourd'hui devant nous. Pour rappel, je cite ledit code : « La plus élémentaire des prudences nous incline à limiter les victimes de nos prélèvements à au maximum 2 personnes par nuit, par semaine et par vampire. Nous devrons également veiller à ne laisser que les plus infimes traces de nos ponctions. Ponctions qui ne doivent pas dépasser le volume maximum autorisé, de façon à laisser à nos victimes suffisamment de fluide vital pour leur survie. L'observation stricte de ces règles nous évitera d'attirer directement les soupçons sur notre communauté. Laissant les moustiques et autres organismes suceurs endosser la responsabilité des marques de succion laissés sur nos victimes ... ». Claudius ! Vous avez, cette nuit-là, procédé à un véritable carnage, laissant dans votre sillage une douzaine de cadavres exsangues. Ce qui n'est pas rien quand même, reconnaissez-le !

L'accusé, tête basse, la lippe pendante, sanglote, renifle à intervalles réguliers, comme un enfant. Le poids de tous les regards de l'assistance semble peser très lourd sur ses épaules.

- Mais c'est quoi ce bordel ? Vous êtes devenu complètement fou ou quoi ? hurla le Prince Vladimir.

Un silence funèbre plane sur l'assemblée. Seul l'accusé est pris d'un notable tressaillement.

- Expliquez-vous Claudius ! ordonna Cornélius.
- Vas-tu parler, espèce d'abruti ! clama Vladimir.
- Je, je ... Je ne me rappelle plus très bien Maître ...
- Auriez-vous des problèmes de mémoire ? Renchérit Cornélius. A votre âge, 500 ans à peine, c'est plutôt inquiétant... Faites donc un effort Claudius ! Nous voulons savoir ce qui vous a poussé à une telle ... débauche !
- Je ne sais pas vraiment ce qui m'a pris ... Je ne comprends pas ... bredouilla Claudius.

Le prince Vladimir reprit la parole. On le sentait nerveux, tendu, irrité. Les mains crispées sur les accoudoirs de son fauteuil et s'efforçant au calme, il dit, sur un ton qui se voulait paternel :

- Claudius, nous devons absolument comprendre. La lourdeur de votre peine dépendra des circonstances - puissent-elles être atténuantes - que vous voudrez bien nous exposer. Puissent-elles aussi nous permettre de prendre des mesures propres à éviter le renouvellement d'une pareille situation. Alors, je vous l'ordonne, donnez-nous la chronologie détaillée de cette soirée ! Nous vous écoutons.

- Bien Maître, je vais essayer ... bredouilla Claudius.
- Et tachez d'être précis, recommanda fermement Cornélius.

Claudius acquiesça d'un timide signe de tête et commença son récit.

- La faim me tenaillait depuis plusieurs semaines. C'était une nuit sans lune, il fallait que j'en profite. L'obscurité était dense et une légère brume voletait par-ci, par-là. Comme je remontais la grande avenue qui mène au centre-ville, j'ai soudain entendu venir vers moi un groupe d'humains - ce qui me parut surprenant à cette heure-ci et en pleine semaine. Ils étaient très joyeux. Ils plaisantaient, riaient, chantaient. Je me suis caché derrière un gros poteau, afin de les laisser passer. De toute façon, ils étaient bien trop nombreux, une dizaine peut-être, les affronter était trop risqué. Mais l'un d'eux s'est soudain arrêté à mon niveau. « Attendez-moi, a-t-il crié à ses amis, je dois pisser ». Les autres ralentirent le pas puis s'arrêtèrent à quelque distance, continuant leurs bruyants échanges. Ne m'ayant pas repéré, l'individu commença à uriner, abondamment, contre le poteau et ... sur mes pieds. Plus exactement sur mes brodequins de cuir ... ceux avec les boucles dorées ... des souliers comme on n'en fait plus ! Récupérés en 1789, lors de la grande orgie, sur le cadavre d'un aristocrate proprement saigné par mes soins. Vous vous rendez compte ? Le sacrilège ! De la pisse de manant déversée à grands flots sur ma noble paire de godasses !

Un murmure de dégoût parcourut l'assemblée. Après avoir avalé un hoquet Claudius reprit le fil de son histoire :

- Comme disent les humains : la moutarde m'est montée au nez ! Et comme on dit chez nous : son sang n'a fait qu'un tour, dans ma bouche ! C'était trop bon ... Mes dents profondément plantées dans la jugulaire, il n'avait pas fini de vider sa vessie que plus aucune goutte de sang ne circulait dans son corps. Je n'ai pas su m'arrêter à temps. C'est un pantin flasque et livide qui m'est tombé dans les bras. Je l'ai allongé sur le trottoir et c'est alors que j'ai aperçu un des gars du groupe qui venait vers nous. Trop tard pour que je puisse me dissimuler, le gars, les mains dans les poches, était là, devant nous, un sourire béat aux lèvres. « Ben, qu'est-ce que tu fous Marcel ? » qu'il a dit en regardant l'autre allongé par terre. Puis se tournant vers moi, il ajouta : « Il en tient une bonne, hein ? ». Je ne savais pas trop quoi faire. La tête me tournait un peu. Le gars regarda encore le cadavre allongé sur le trottoir et dit : « Arrête de faire le con Marcel, en plus t’a la braguette grande ouverte ! » et il se pencha pour observer de plus près, comme si soudain il avait deviné que l'autre ne jouait pas la comédie mais qu'il était bien raide mort. Je lui sautai au cou, par réflexe, et le vidai cul sec ! Un délice ! Tout ce sang me rendait euphorique, j'en voulais encore. Je sais que j'aurais dû m'arrêter là, mais ce fut plus fort que moi. Un troisième larron arriva pour prendre des nouvelles des deux autres et se retrouva allongé sur eux. Puis un quatrième ... Un cinquième, quel bonheur ! J'ai cédé à la tentation ... Je l'avoue, j'ai péché par gourmandise. Pardonnez-moi Maître ...

- Hors de question que je pardonne quoi que ce soit, rugit le Prince Vladimir, votre comportement est tout simplement inexcusable ! Un vampire doit savoir maîtriser ses pulsions ! Nous ne sommes plus dans les Carpates au temps du comte Dracula ! Il est fini le temps où nous pouvions siphonner à bouche que veux-tu les artères des manants, des paysans, hommes, femmes et enfants ! De nos jours la prudence est de mise si nous ne voulons pas nous retrouver tous avec un pieu de titane ou d'acier inoxydable planté dans le cœur !
- J'ai honte, Maître, pleurnicha Claudius. Je ne sais pas ce qu'il y avait dans l'air ce soir-là mais j'étais insatiable ! Plus j'en buvais plus j'en voulais. Ce sang, avait la saveur du nectar ... Après avoir vidé et allongé le sixième homme, je n'avais plus peur de rien. Plus aucune inhibition. J'ai perdu la tête, je n'étais plus moi-même et je suis allé rejoindre le reste du groupe ...
- Nooonnn ! un murmure incrédule traversa la salle.
- Si, confirma Claudius honteusement. Je suis allé franchement vers eux, prêt à me jeter sur le premier venu, quand celui-ci m'interpelle amicalement. « Qu'est-ce qu'ils font les autres là-bas ? » me demande-t-il tout sourire. « Ils font une petite sieste ! » que je réponds spontanément. « Bah, t'es qui toi ? » m'interpelle un autre. « Un vampire, banane ! » que je rétorque ; « ça ne se voit pas ? » que j'ajoute et tous se mettent à pouffer de rire.

Y en a même un qui me tape sur l'épaule en ajoutant : « Un vampire, tu veux dire ! ». Ils n'ont pas peur de moi, ils me prennent pour un des leurs. Bizarrement ça me fait tout drôle, je les trouve bien sympathiques, je ris avec eux et ma soif de globules se calme un peu. « Bon, si les autres ne tiennent déjà plus debout, dit l'un, eh bien qu'ils cuvent sur place ! Venez, nous on va finir la soirée au caveau ! ». Alors je les ai accompagnés ... Le caveau, je ne savais pas de quoi ils parlaient mais ça me semblait bien. J'avais toujours la tête qui tournait un peu et les jambes un peu molles, mais à part ça j'étais bien. J'avais juste envie d'une dernière tournée de sang frais, avant de rentrer ...

- Je n'arrive pas à y croire, grommela Vladimir.
- Et ce n'est pas fini Prince, ajouta sournoisement Cornélius. Alors que la règle absolue est de nous montrer le plus discret possible, nous pouvons admirer, dans le journal local que voici - édition du lendemain de votre virée nocturne - une photographie prise dans une discothèque - ce fameux caveau ! - où vous avez, apparemment, pris du bon temps !

La photo est titrée : « Le meilleur danseur de la soirée ! » et l'on reconnaît bien votre tête d'abruti, l'air béat, tout sourire, exposant largement et sans complexe vos canines au flash du reporter !

Le journal passa de main en main jusqu'à parvenir entre celles du Prince Vladimir.

- Sacré nom de Diable ! s'écria-t-il, Alors là, c'est le bouquet !

Claudius se ratatinait sur sa chaise, la tête rentrée dans les épaules, regardant fixement la pointe de ses pieds.

- Vous êtes la honte de ce clan Claudius ! rugit-il encore. Mais comment peut-on en arriver là ? Répondez !
- Ce n'est pas ma faute ... Je ... Je suis tombé dans un piège Maître. Ces humains m'ont amené dans ce caveau pour me détruire, et je ne m'en suis pas rendu compte. Ce caveau, c'est aussi grand que là où nous sommes actuellement, mais au lieu d'être plongé dans la pénombre, les parois sont tapissées de petites lumières de toutes les couleurs qui s'allument et s'éteignent sans arrêt. De temps en temps des éclairs de lumière blanche fusent du plafond et vous brûlent les yeux. Et puis il y a tout ce bruit, ce tonnerre continu qu'ils osent appeler « musique » ... Et tous ces humains bizarres, gesticulant et hurlant dans l'arène centrale qu'ils nomment « piste » ... Une fois là-dedans, on me bouscule, me pousse, me tire tant et si bien que je me retrouve au centre de cette piste. Je veux m'enfuir, mes jambes me portent à peine, la tête me tourne de plus en plus. Je lève les bras, je hurle pour leur faire peur, mais ... ça les amuse, ils rient et continuent à me tirailler de droite et de gauche. J'attrape alors un de ces humains par l'épaule avec l'envie folle de le saigner là, sur place. Il se penche vers moi, me sourit et me dit à l'oreille : « je dois aller aux toilettes ! ». Je reste agrippé à son épaule et nous fendons la foule jusqu'à atteindre le local des toilettes qui se trouvent un peu à l'écart. Il n'y a que nous pour l'instant. Dès que le gars se positionne au-dessus de l'urinoir, je le mords. J'effectue une rapide transfusion qui le laisse tout raide, debout le front contre le mur. Un délice que ce sang tout chaud, tout frais. Il a un goût inexplicable, tellement agréable. Il m'en faut encore ! Je reste dans les toilettes et j'attends. Les proies arrivent l'une après l'autre. J'aligne quatre ou cinq gars venus se soulager, il n'y a plus un seul urinoir de disponible. Je suis bien, je n'ai jamais été aussi heureux, je ris tout seul, mais j'ai un peu le vertige, tout tourne autour de moi, je suis obligé de m'appuyer aux murs pour me déplacer. Des étoiles tourbillonnent devant mes yeux et, soudain, je pense au soleil qui va bientôt se lever. Je suis pris de panique. Je m'élance hors des toilettes, je titube vers les danseurs en hurlant qu'on me laisse passer mais je trébuche et m'étale de tout mon long. Je glisse sur le ventre jusqu'au milieu de la piste. Quelques humains m'aident à me relever puis à rester debout, ils rient, me poussent vers l'un, vers l'autre, me font tourner et dans ce brouhaha j'entends que je viens d'être élu le meilleur danseur de la soirée, on applaudit, on me félicite, on me congratule, on me tape dans le dos, un flash crépite plusieurs fois, je suis aveuglé, j'avance sans savoir où je vais, quelqu'un me guide, je me cogne sur une porte, je sens l'air frais, enfin je suis dehors. Le clocher sonne, je compte : six coups ... Vite ! Je dois rejoindre mon cercueil avant que le soleil pointe par-dessus l'horizon. Je risque la combustion spontanée ! Je m'affole, j'essaie de courir, je titube, je tombe me relève et retombe encore. Ensuite ... ensuite, c'est le trou noir, je ne me souviens plus très bien ...

- Vous ne vous souvenez plus très bien, railla Cornélius, eh bien laissez-moi vous rafraîchir la mémoire. Vous avez quasiment mis à sac le cimetière, renversant les croix, brisant les plaques et les pots de fleurs, déplaçant une dizaine de pierre tombale, dérangeant le repos de vos frères, avant d'aller vous abriter dans une tombe qui n'était même pas la vôtre ...
- Je ne sais pas ce qui s'est passé, j'avais complètement perdu l'esprit. Suis-je victime d'un mauvais sort ou d'une étrange maladie ? Je ne sais pas ... Je suis désolé Maître ... Je suis vraiment désolé ...

Le Prince Vladimir, livide, feuilletait le journal en agitant lentement la tête pour marquer son incrédulité.

- La moitié des pages de ce torchon est consacrée à vos exploits, dit-il enfin. Là, c'est la profanation du cimetière ; ici le mystère des cadavres retrouvés sur la route ; là l'énigme de ceux qui sont morts subitement face aux urinoirs ; sans parler de votre photo en roi de la piste ! Et là encore ...

Vladimir s'interrompit quelques minutes, le front plissé, lisant et relisant attentivement un article.

- Dites-moi Claudius, il avait quel goût le sang de ces humains ? reprit-il d'un seul coup.
- Je ne saurais vous le dire exactement Maître, mais en tous cas il était excellent ! Je n'avais jamais connu de telles sensations. D'ailleurs rien que d'y penser, une envie irrésistible me vient de ...
- Cela suffit ! hurla Vladimir. Je viens de comprendre votre problème Claudius ! En lisant ce petit encadré, là ...

Il tendit le journal à Cornélius qui lut à voix haute : « Le Beaujolais Nouveau est arrivé ! La fête a eu un énorme succès et la foule a pu profiter des nombreuses animations organisées dans la ville autour de cet événement … »

- N'avait-il pas des saveurs de fruits rouges, avec des notes de banane ou de vanille, ce sang ? demanda ironiquement Vladimir.