Concours de nouvelles 2019

2e Prix catégorie "Adultes"

"L'autre concile de Trente" de Jean Viviès

Les Alpes italiennes. Dans la vallée de l 'Adige, se dresse fièrement la ville de Trente, « Trento » en italien. La ville doit sa notoriété au concile qui s'y tint au XVIe siècle dans le presbytère gothique de la cathédrale San Vigilio. Le Saint-Siège avait compris la nécessité d'engager une grande réforme au sein de l'Église catholique. Ce mouvement prendrait le nom de Contre-Réforme. Mais ce n'est pas la seule histoire du concile de Trente.

Il y eut en effet un autre « concile de Trente ». Un jour, dans une ville imaginaire, dans la grande salle du château, eut lieu une réunion, celle des Chiffres. Ils avaient décidé d'en finir avec la suprématie des Lettres et d'élire leur roi. Ils étaient nombreux. On disait d'ailleurs que leur nombre était infini mais tous n'avaient pu venir. Après plusieurs journées et étapes de sélection, comme dans un conclave, il ne resta que trois candidats et parmi eux, et à leur grand dam, aucun de ceux qui s'estimaient les plus qualifiés, les nombres premiers. Les trois prétendants s'exprimèrent à tour de rôle avant le vote décisif.

Mille était le favori. Vieillard chenu et honorable, il avait, racontait-il, connu Jean-Jacques Rousseau, qui l'appelait l'Émile. « Je vous le donne en mille » était sa phrase favorite mais, trop sûr de lui, il lassa vite l'assistance.

Cent qui vint après était bien plus fringant. Sa devise, dont il était si fier, était « Bon Sang ne saurait mentir ». Il se targuait d'avoir connu Stendhal qui lui avait parlé des Cent Jours, et de Fabrice del Dongo à Waterloo. Il fut applaudi et on le crut un instant favori.

La dernière candidate était Trente, une jeune femme. Elle s'était habilement mise sur son trente et un avant de prendre la parole, histoire de prendre en secret un petit avantage. Quand elle commença son discours, d'une voix juvénile et vibrante, les chiffres surent d'emblée que leur roi serait une reine. Dans sa harangue, elle exalta la Femme de Trente Ans, chère à Honoré de Balzac, qu'elle ne prétendit pas connaître. Elle n'avait pas de devise mais trente était le plus beau des chiffres, plaida-t-elle. Et trente ans, c'est l'âge de la vérité, l'âge où culminent toutes les forces vitales avant le déclin, l'âge où le désir de vivre est le plus intense.

Elle s'éleva aussi contre la tyrannie des Lettres, les rivaux de toujours. « Les lettres ou le néant » ne cessait de clamer l'Empereur des Lettres, un homme érudit, sans calcul mais sans charisme. Mais les chiffres n'ont rien à leur envier, car les chiffres ont des lettres. On peut écrire chaque chiffre en toutes lettres, mais allez écrire une lettre en chiffres !

« Trente zéro ! » lança soudain un chiffre un peu rond, Quarante, surnommé « l'an quarante » en raison de sa désinvolture et partisan de Mille, le patriarche. « Trente-zéro ? Mais c'est un score de tennis ! Nous ne sommes pas à Roland-Garros » rétorqua l'oratrice, qui ne s'en laissait pas compter, sous les vivats. Quarante avait bel et bien, une fois n'est pas coutume, commis un impair. Les rieurs étaient du côté de Trente.

Le vote par acclamations ne fut qu'une formalité. Les deux autres prétendants, Mille et Cent, saluèrent tout de suite et avec élégance la princesse victorieuse, vite surnommée « Trente glorieuse * ». Et les chiffres ne dédaignant pas au fond d'eux-mêmes les jeux de mots, on s'amusa en appelant cette assemblée le concile de Trente.

Elle avait raison, tous les chiffres en convenaient au fond, pairs du royaume comme nombres premiers. Trente ans, entre la flamme des vingt ans et les premières ombres de la quarantaine, est le plus beau des âges. La soif de vivre y est à son sommet, déjà impérieuse mais encore débridée, sûre de sa force et confiante dans sa liberté. Trente est le chiffre idéal, tout compte fait.

Ceci n'est qu'un conte, qu'un vieux Provençal m'a rapporté par une belle soirée d'été. Il n'y a pas matière à se prendre au sérieux ou à convoquer les cardinaux pour un concile. Et encore moins à se faire la guerre entre chiffres et lettres. Encore moins une guerre de Trente Ans.

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* Certains chroniqueurs auraient évoqué aussi la « princesse d'Otrante » mais il s'agit là d'une confusion avec une toute autre histoire encore.