Concours de nouvelles 2019

1er Prix catégorie "Adultes"

" La Soirée de Madame Trente " de Carla Monserin

« Ding dong »

Voilà déjà la trentième fois que les portes du luxueux loft parisien de Mme Lily Trente et de son mari s'ouvraient, accueillant dans le lieu de vie du couple des invités, toujours plus apprêtés les uns que les autres, dans des vêtements aux prix toujours plus exorbitants.

Chaque année, le 30 décembre, le couple invitait tout le gratin mondain de la ville dans leur lieu de vie pour des causes toujours aussi nobles et jamais semblables. Trois ans auparavant, en 2005, l'événement était organisé en l'honneur d'une association pour les enfants vivant dans des maisons de moins de 130m2, l'année suivante, pour sauver les ours polaires d'Afrique du Sud et cette année, une nouvelle vocation s'était déclarée dans le cœur de Mr et Mme Trente : mettre à l'honneur la bonne qui s'occupait de leur luxueuse demeure. Car oui, lorsque l'on s'appelle Lily Trente, on développe un besoin tout naturel : les bonnes. À quoi bon vernir ses escarpins soi-même ou encore ouvrir une bouteille de champagne lorsque quelqu'un pourrait s'en occuper pour nous ? Néanmoins, il ne fallait pas oublier de rendre grâce au petit personnel.

Les derniers arrivés à l'événement furent le couple Rougier. Elisa, la bonne, s'empressa de récupérer les manteaux et les gants de cuir des invités afin de les placer sur un cintre, dans le vestiaire tandis que les Rougier la regardèrent à peine et lui jetèrent leurs vêtements au visage sans le moindre geste de remerciement. Tandis que Lily saluait le couple d'une bise, elle lança un regard désapprobateur à Élisa, comme si l'impolitesse et l'ingratitude du couple eussent été de sa faute.

Madame et Monsieur Rougier félicitèrent grandement la cause choisie par le couple Trente cette année-là. L'hôtesse de maison accepta les compliments qui lui furent faits et remercia ses invités en ajoutant qu'elle devait tout à Élisa car « cette jeune femme est une perle rare ». Lily rejoignait les festivités en soufflant et en haussant les sourcils, c'était vraiment dur pour elle de féliciter une femme qui n'avait même pas de Prada dans sa garde-robe. Le couple Rougier se rendit alors au buffet, c'était une longue table, ornée d'une multitude de petits délices qui attendaient les convives des Trente.

Elisa tâchait de surveiller l'ensemble de la soirée et guettait le moindre moment durant lequel un invité aurait pu nécessiter ses services. Le buffet était l'endroit où les trente convives se retrouvaient et discutaient de leurs incomparables empires financiers.

La bonne remarqua le manque de deux bouteilles de champagne sur la table. En effet, Lily avait prévenu Élisa, trente bouteilles de champagne devaient être disposées de manière parfaitement symétrique sur le buffet.

Le manque de ces deux bouteilles aurait été une erreur que sa patronne ne lui aurait jamais pardonnée. Alors Elisa marcha d'un pas rapide dans tout le loft en prenant garde à ne pas brusquer les convives, car oui, une tranche de foie gras étalée sur une paire de Louboutin flambant neuves aurait été le pire des scandales et lui aurait valu un licenciement. Finalement, Elisa accéda aux caves où étaient stockées les précieuses bouteilles. Elle saisit alors délicatement deux d'entre elles et les ramena à la soirée.

Dès son retour aux festivités, Mme Trente, qui avait remarqué son absence, l'attrapa violemment par le poignet et lui murmura d'un ton très sec en arborant son habituel large et faux sourire qui n'était destiné qu'à ses invités :

« Heureusement pour vous que vous êtes revenue. Il est déjà 00h30, c'est l'heure du discours, donnez-moi ça. »

La femme arracha alors de la main d'Elisa une des bouteilles qu'elle avait récupérée à la cave, et se dirigea au centre de la pièce. Lily saisit alors une cuillère d'argent qu'elle fit tinter sur un verre de cristal afin d'attirer l'attention de ses invités. Tout le monde se retournait alors vers elle, prêt à écouter son charmant et honnête discours.

« Premièrement, j'aimerais vous remercier toutes et tous d'être venus en l'honneur de cette noble cause qui me tenait particulièrement à cœur. Comme vous le savez, j'accorde une importance toute particulière au bonheur des personnes qui travaillent pour moi comme peut le témoigner Elisa ici présente ».

Mme Trente montra Elisa d'un geste de la main comme pour la présenter à son audience. La bonne fit mine de sourire pendant que le public applaudissait. Cependant, l'employée n'était focalisée que sur un seul détail : puisque Mme Trente avait une bouteille de champagne à la main, une bouteille manquait au buffet ! La bonne connaissait les conséquences que cela pourrait avoir sur son emploi, sa patronne ne lui laissait jamais passer aucune erreur sous peine d'être punie d'une manière ou d'une autre, et cette fois-ci, elle savait que le licenciement était la seule issue possible pour une telle erreur. Ça n'aurait pas été la première fois que Lily se serait énervée de manière injustifiée ; en effet, son obsession pour le chiffre Trente avait déjà été une menace pour Elisa.

« J'aimerais également vous remercier pour vos dons qui seront bien évidemment utilisés dans l'intérêt du bonheur d'Elisa qui travaille pour moi. » On aperçut alors un clin d'œil de l'hôtesse de maison qui fut certainement destiné à son mari situé au fond de la salle. L'homme hocha la tête.

« Je vais maintenant appeler Elisa, ma précieuse bonne, cette jeune fille merveilleuse à qui je dois toute cette prestigieuse soirée - sans elle, rien de tout cela ne serait possible - afin qu'elle ouvre cette délicieuse bouteille de champagne et que la fête puisse enfin commencer. Elisa ? » Elisa n'entendait plus le discours.

La femme répéta cette fois-ci un peu plus fort : « Elisa ? » répéta-t-elle d'air agacé.

Elisa ne recouvrait toujours pas ses esprits, après tous les efforts qu'elle avait produits au fil des années pour lesquelles elle avait travaillé pour Mme Trente, elle en avait vu de toutes les couleurs, elle ne pouvait pas être renvoyée.

Mme Trente, agacée, fit tinter sa cuillère d'argent sur son verre de cristal une nouvelle fois. Le bruit fut strident.

Le bruit sortit la bonne de ses pensées, elle regarda sa patronne qui continuait de sourire bien que tout le monde dans la salle eût compris que celui-ci transpirait d'hypocrisie.

La bonne s'avança, saisit une serviette en tissu puis attrapa le bouchon de la bouteille qu'elle fit sauter. Le bouchon ne prit pas alors la trajectoire initialement prévue, il rebondit une première fois sur le mur, puis sur le plafond, puis sur le sol de marbre. Le bouchon de liège rebondit trente fois sur toutes les surfaces possibles et imaginables, les trente rebonds furent suivis par le regard insistant des invités, sans dire un mot, comme s'ils eussent regardé un match à Roland Garros.

Les hôtes de la maison et Elisa regardèrent également le spectacle, Lily avait la bouche grande ouverte comme si elle ne parvenait plus à la fermer.

Le trentième rebond fut fatal, le bouchon arrivait à toute vitesse dans la direction de Mme Trente qui avait toujours la bouche ouverte. Le bouchon de liège s'arrêta finalement dans la trachée de son hôtesse. Elle tomba alors comme une masse sur le sol de marbre. Les invités regardant la scène sans un mouvement.

Mais pourquoi virent-ils alors un grand sourire se dessiner sur les lèvres de la si bien heureuse bonne de Madame Trente ?