Concours de nouvelles 2020

2ème Prix catégorie "Adultes" Ex aequo

"Le jour-boîte" de Mèlanie LUSETTI

Des secondes ou des minutes. Alors je me lève. Grâce à ce rayon de Soleil matin malin. J’ai cligné l’œil droit, quelque peu ébloui, puis j’ai ouvert le gauche. Je suis sur une bonne journée depuis fort longtemps. J’ai rendez-vous avec celui que je convoite depuis des mois. Je sens la guimauve qui chauffe dans le four des émotions. Succulent, se disent mes papilles coronaires. Je prends mon corps de trentenaire et des bretelles par la main, et nous allons poser nos fesses sur la chaise orange du salon. Je ne sais pas pourquoi je déjeune là. Avant c’était dans la cuisine je crois. C’est ma préférée, la orange, parce qu’elle est rebelle comme le citron. Ses homologues sont de bois passé et terne.

Des secondes ou des heures. Café. Je suis une fille à café. N’ai jamais compris le délire du thé au goût de vide. Et personnellement je suis pleine, entière, une envahie des sentiments. Surtout en ce jour d’avril qui va voir se concrétiser des mois de séduction sucrée. Cause de mon passé trouble au pays des amours. Amours mortes, envolées assurément. Crevées même, comme les pneus de leurs voitures. Parce que je suis comme ça, je fais ça. Histoire d’en finir une bonne fois pour toutes, je pulvérise des pneus à coups de cran d’arrêt. Une façon comme une autre de supprimer du répertoire des âmes convoitées. Ils ne m’en ont jamais voulu, au fond. Parce que je préviens de mon futur geste au cas où ça tourne à l’envers. Je suis l’honnête par excellence. Du coup je hais le mensonge. Même que ça me fait péter une durite les gens qui cachent. Biscotte. Je suis une fille à biscotte. N’ai jamais fait partie de la tartine de pain molle en bouche. Je craque de tous les côtés, je fais des bruits et des images violettes. Je lance des croustillants aux vivants malheureux. Pour leur dire qu’ils ne sont plus seuls. Comme moi ce soir, je ne serai plus le ver solitaire. C’était une promesse. C’est une issue heureuse. Enfin.

Des secondes ou des jours. Alors après je vais me laver. Ces fichus escaliers ne me parlent pas. Peut-être ils ont été mis là dans la nuit, pour que je fasse de l’exercice. J’ai dû prendre 10 kilos mais ça ne me fait pas peine, mieux vaut avoir pitié pour ceux qui ne mangent pas ou trop peu. Je me brosse les dents deux fois par jour, matin et soir, et pourquoi la brosse à dents porte ses arrêtes en bleu, alors qu’hier elles étaient orange, comme la chaise. Pas que j’aime cette couleur, que ce soit ma préférée, mais tout de même, orange en jette plus que pervenche, caramel ou anis. Quand je prends la serviette pour m’essuyer la bouche, j’aurais juré qu’elle était blanche, rien à voir avec ces fleurs roses qui ne fleurent pas bon. Ma foi, je les prends pour ce qu’elles sont, étant donné que je n’en verrai pas aujourd’hui pour cause d’habitat citadin. Je me mets des crèmes pour avoir bonne mine et me dis comme chaque matin que je m’auto-arnaque à y croire. On a tous besoin de rituels, depuis l’histoire du soir.

Des secondes ou des mois. Il est l’heure d’aller travailler. Avant j’avais regardé mon téléphone, pour voir s’il avait annulé. Mais non. Etonnée, je suis. On ne se refait pas, et l’optimisme m’a appris à l’éviter à tout prix. Oh, je sais bien que nous avons tous des bons gros traumatismes dans les chevilles. Et parfois ils serrent et coupent la circulation des sanguines. Les jambes ne respirent plus. J’aime à croire que nous avons tous ces merdes en rond-point commun. Autrement ça signifierait que je suis vraiment la fille du loup-garou et ça, ma conscience ne le supporterait pas. Elle a toujours été un super paratonnerre, mais en ce moment elle est à deux doigts de s’effondrer. Faut dire que j’ai tué la famille que je devais construire, et en termes de responsabilité je me place cordialement sur l’échafaud. Prête à crever. Sauf que c’était soit le divorce soit la petite mort du palpitant. La vie est affaire de choix, certes. Juste il y en a qui te marquent au fer rouge sur les poignets, et quitter le mari en fait partie depuis un an. Au fond mes gosses ne vont pas si mal, parce que je vais mieux. Et le divorcé ira mieux, je le sais. On a fini de s’inquiéter l’un pour l’autre. On a terminé la parade du couple marié. Je crois même qu’on peut être fiers, parce qu’on a tout tenté pour maintenir l’équilibre hypocrite que nous ont vendu les histoires du soir.

Des secondes ou des années. Cette semaine ils sont chez leur père, pour ça que je suis un peu paumée dans mes repères de serviette, de salon, de brosse à dents. D’ailleurs au début des séparations et des alternances, je restais couchée en lit douillet, le dehors étant insupportable. On dit un seul être vous manque, mais c’est bien plus compliqué. Ce sont deux êtres, déjà, et puis il y a ces contextes conditionnés. L’identité sociale. L’identité personnelle aussi. La forme de liberté retrouvée qui n’est en fait que poudre aux yeux. Tout n’est pas à construire, mais à reconstruire. C’est plus difficile, parce que les peurs viennent en vieillissant. Alors tu penses bien que j’en ai plein le panier. Bref, je descends du métro et arrive au boulot. J’ose un souhait : que cette journée se passe sans embûche jusqu’à 18 heures, jusqu’au rencard. Je me lance avec toupet rue des espoirs, malgré le mal que j’ai fait en crachant à la gueule du concept famille il y a quelques temps. Je déborde de fragile en ce moment. Personne ne s’en doute. Je fais la fortiche, celle qui assume. Mais torpeur est devenue ma compagne du quotidien. C’est pour cela que ça a pris des mois avant qu’il ne me propose un café. J’avais tout bien verrouillé. Je craignais la déception fatale.

Des secondes ou des siècles. N’ai pas faim du coup. Salade préparée la veille a beau me draguer, bof. Cause de ces papillons au bide. Et toujours pas d’annulation en vue du rencard de ce soir. Torpeur, qui squattait jusqu’à présent sur mes épaules, tente d’envahir mon ventre à coups de ciseaux. On peut être dans le bon stress, l’adrénaline. On peut basculer vers le cortisol et la fête est finie avant d’avoir commencé. Je crois que c’est la panique, et je peux l’apercevoir à la fenêtre de mon bureau qui a changé de couleur au niveau des murs. Ça a dû se passer dans la nuit. La panique essaye d’ouvrir la poignée de la fenêtre, elle a de la force et je crains qu’elle n’y arrive. Je me dirige illico vers les toilettes du bureau, m’y enferme comme j’aurais mis mes émotions dans la boîte. Je mets mes écouteurs et la bande-son de mon téléphone. Méditation. Inspiration. Expiration. Visualisation. Hors de mon corps les mauvais tremblements. Tiens, ils ont repeint aussi le parterre des toilettes.

« Tu devrais peut-être lui mettre un message pour ce soir ? »

Je me retourne et c’est personne. Je crois qu’elle a raison. « Toujours ok pour ce soir ? » sera l’intitulé du reste de ma vie. Pas de réponse d’Alfonse. Comme mon portatif est malin, je vois que monsieur n’a pas lu non plus. En même temps, en même temps il m’a appelée hier pour confirmer. Je ne vois pas ce qui aurait pu se passer pour que ça change. Et lui aussi a un travail qu’il doit accomplir toutes les journées. D’ailleurs, il est presque temps de rentrer chez soi et de se mettre sur son trente et un. J’ai bien dû bosser une heure en tout, tellement je suis stressée euphorique hystérique. Ce soir c’est l’accomplissement de mois de tourne-autour, d’évitement, de bonjour ça va, oui, bonne journée, de minables mots-phrases en cascade parce que l’intimidation. Ce soir on va savoir ce qu’il en est de cette attirance irréfragable. Ce soir on va enfin tenir compte de cette illusion chimique qui nous titille.

Des secondes ou des années. Devant le miroir. Faut jouer des maquillages, pour masquer les années et les tourments. Tellement longtemps que je n’ai plus pratiqué cette activité. Tu mets un fond de musique enjouée. Et c’est parti pour ravaler façade et gagner en fierté. Petite crème petit fond pour le teint. Et le bidule pour les grosses poches de vie qui siègent sous les yeux. Même avec cette mine meilleure je tremble. Certaines de mon entourage me jurent que je n’ai rien à y perdre. En fait si. Je peux quitter définitivement le quartier des songes et tomber plus bas encore. Je peux dire adieu à confiance en moi pour de vrai. Je peux finir aliénée si ça ne se passe pas bien. Je peux ne plus arriver à regarder les miroirs du tout. Ne plus me voir et faire profil usé. Vieilli. Quand le passé gagne, le présent fout le camp. Et toi tu restes, sidérée à vie. Je mets des fards sur les paupières, comme on m’a appris dans les vidéos d’aujourd’hui. Du marron et de l’or, qui feront ressortir mes noisettes d’yeux un tantinet moins dures que d’habitude. Je le suis devenue, de marbre. Pas eu le choix. C’est nos guerres occidentales du XXIe siècle. Brun au-dessous, et puis je rallonge les cils. On dirait quelqu’un d’autre. On dirait une princesse du Soleil. Du rosé sur les lèvres et me voilà parée pour l’avenir. Enfile une robette et des talons moyens. Je risquerai de chuter. Et ça finirait en blagounette.

Des secondes ou des mois. Je suis assise sur le banc du parc où viennent jouer nos enfants respectifs. C’est étrange, comme lieu de rendez-vous. Mais c’est également teinté de chabadabadas, étant donné que nous nous sommes rencontrés ici. Son fils et ma fille ont abordé les choses, en riant et jouant au loup. Visiblement les deux se connaissaient, mais oui, ils sont dans la même classe. J’étais un peu à l’ouest ces temps-ci, puisque que je venais de signer la séparation officielle. Alors je ne voyais pas les gens, quand je menais mes enfants à l’école. Je déposais, reposais, filais au travail, venais récupérer, et mon pilote automatique tournait à plein régime. Le reste, c’était du brouillard. Après il s’est approché, m’a lancé un bonjour qui m’a réveillée mais sans plus. Nos enfants sont dans la même classe. Oui, je sais. Et elle, quel âge a-t-elle ? Deux ans. Elle ne vous lâche pas, dis donc ! Elle est un peu sauvage, oui.

Des secondes ou des jours. Il est en retard. Il reste quelques enfants qui s’amusent, descendent le toboggan. Il ne peut pas me poser de lapin, tout de même. Il m’avait interpelée, à la rentrée. Dites, nous avons besoin de parents d’élèves délégués, ça vous dirait de vous joindre à nous ? Après il avait expliqué que ça ne me prendrait pas de temps, et il m’avait regardé droit dans les mirettes. A ce moment j’étais cuite. Ça avait été comme un coup de tonnerre et j’avais rien compris. J’étais cuite. Il m’avait dit réfléchis, on peut se tutoyer, non ? Et oui, j’avais dû balbutier. C’est à partir de là que j’ai commencé à penser à lui toute la journée, et même les nuits. J’avais de plus en plus le trac des matins, où je le croiserai, où il me poserait une question et je répondrai de la merde. A chaque fois que j’amenais mes filles au parc et qu’il était là, il venait me voir. Me faisait confiance. Me racontait son divorce, à lui, qui ne se passait pas très bien. Me parlait de tombolas, de vente de gâteaux, de projets à financer pour l’école, de la prochaine sortie au cinéma. Sans le savoir il me remettait dans la vie et y foutait du bleu. C’était chouette. Je me détendais. Des mois durant il fut mon seul lien social. J’avais refermé les autres boîtes, laissé de côté les gens qui jugent, qui ne te comprennent pas, ceux qui te jalousent aussi. A croire qu’il est difficile de comprendre que tu te sépares justement pour tes enfants. Pour leur montrer qu’on ne se laisse pas faire. Mais par lui, je me suis laissé complètement faire. Pour l’heure, je crois que la nuit commence à tomber. Ça n’est plus un retard, il a dû se passer un truc. Comme d’habitude je pense au pire, l’accident, la mort, tout ça. De lui-même ou de ceux qui l’entourent. Pourvu que non. Contre toute attente, je me mets à prier.

Des secondes ou des heures. Mais il fait jour. Je ne peux plus bouger. Je n’ai sûrement pas bougé depuis des heures. Je ne veux pas vivre ce moment. Je ne veux pas vivre ceux d’après. Personne me tape sur l’épaule. S’il vous plaît, je hurle en silence, laissez-moi dans cette boîte. Laisse-moi dans cette histoire. Je suis belle aujourd’hui, j’ai mis une robe et du fard à paupières. Je veux rester ici. Je ne veux pas l’après. Je ne peux pas. Personne me prend par le bras et me dit des phrases que je n’entends pas. Ça m’amène doucement mais sûrement vers les escaliers de ce matin, et je passe devant la chaise orange à laquelle je souris. Tu es mon amie, tu sais. Après Personne m’allonge sur ce lit étrange et me dit que ça va aller. Le vent est en colère, j’arrive à dire. Et puis, sans savoir pourquoi, je pleure à chaudes larmes alors que j’ai froid. Je bois un verre d’eau au goût d’acidité. Après je dors je crois.

Des secondes ou des secondes. Oh, ne me regardez pas comme ça, Clarisse. Je sais très bien ce que je fais avec cette patiente. Racontez-moi plutôt cette journée.

– Oui, docteur. Alors, et bien, comme toutes les autres depuis un mois. Elle s’est levée, a déjeuné au réfectoire, sur la chaise orange. Elle n’a pas dit un mot. Elle était dans son monde, complètement ailleurs. Ensuite elle est retournée dans sa chambre, et y est restée toute la journée. Comme depuis un mois. Elle n’a pas bougé de son lit. Elle était assise au bord. Après elle s’est mise sur son 31, franchement elle était belle. Son visage s’est illuminé, comme tous les jours. Alors elle est descendue, et s’est assise sur le banc, à l’attendre. Toujours le sourire. Jusqu’à ce que je la ramène dans sa chambre. Voilà.

– Et c’est tout ? Je veux dire, rien de plus aujourd’hui ?

– Attendez que je réfléchisse… Ah, si ! Elle a pleuré ! Elle a pleuré quand elle s’est couchée !

– Ah ! Vous voyez, Clarisse, ça, c’est une avancée ! Un sacré progrès, même ! Vous vous rendez compte ? C’est peut-être le signe qu’elle va sortir de ce jour qu’elle vit et revit depuis un mois !

– Oui, effectivement.

– Qu’est-ce qu’il y a, Clarisse ? Vous semblez inquiète, c’est pourtant une bonne nouvelle…

– Oui, c’est sûr, docteur. C’est juste que… ça fait quand même trente et un jours que ça dure. C’est long. Je pense à ses filles.

– Je sais. Mais vous venez de me dire qu’elle a pleuré. Son bouclier inconscient commence à fendre. Quelle sordide histoire… Mais bon ça aurait pu être pire. Il aurait pu ne pas se faire arrêter ce jour-là. Elle aurait pu ne pas entendre des mères en parler au parc. Vous imaginez ? Elle aurait pu prendre ce café avec lui et s’embarquer dans la gueule du loup. Elle aurait pu exposer ses filles à ce malade. Heureusement qu’il a été arrêté avant. Et c’est la seule bonne nouvelle qu’elle va découvrir en se réveillant. N’oubliez pas qu’elle ne sait pas encore qu’il n’a pas eu le temps de les toucher. Et mon hypothèse est qu’elle croit qu’il l’a fait. Et que c’est pour ça aujourd’hui qu’elle est dans cet état. C’est pour ça que les pompiers ont été appelés le lendemain matin alors qu’elle avait passé la nuit sur ce banc. Elle croit qu’il a abusé de ses filles. Et c’est cette pensée insupportable qui l’a figée jusqu’à nouvel ordre. Le jour-boîte est la seule solution pour rester en vie.