" FEES ET MAGICIENS D'HIER ET DE DEMAIN "
Catégorie "Adultes" 1er Prix

Une petite Musique de Marjorie TALHOUET




Larry était aide-ménagère. Un drôle de métier pour une drôle de jeune femme. Solitaire et rêveuse, elle passait son temps perdue dans des romans à quatre sous où se battaient sans fin preux chevaliers et fées éthérées, lutins malicieux et brownies farceurs. Elle n'aimait pas son époque. Elle n'aimait pas sa vie. Si elle passait une seconde de trop à y réfléchir quand elle avait fini d'aider ses petits vieux, elle concluait immanquablement qu'elle donnerait tout pour changer de peau et de temps. Elle soupirait alors en se disant qu'elle lisait trop, puis se servait un thé brûlant et ouvrait un nouveau livre qu'elle dévorait aussi voracement que les précédents.

Pour commencer sa tournée, Larry passait tous les matins devant une bâtisse massive et sans âge, au jardin délaissé et aux fenêtres aveugles. La façade semblait ruminer de sombres sentiments d'abandon qui chaque fois la faisaient frissonner. Elle aurait pu changer d'itinéraire, mais curieusement cette vision quotidienne, pour lugubre qu'elle soit, lui donnait le sentiment d'être moins seule. La surprise fut de taille le jour où l'agence qui l'employait lui communiqua l'adresse de la vieille maison. Jamais elle n'aurait cru que quelqu'un pouvait y vivre, encore moins qu'elle serait un jour appelée à y entrer. Cette nouvelle lui ôta le sommeil pour la nuit. Ses romans ne lui furent d'aucun secours, insufflant au contraire une énergie débridée à sa trop grande imagination. Le nom de l'habitante, Maureen O'farlane, était déjà en soi une invitation aux rêveries exotiques : l'île verte, la patrie des fées, du malheur et du romantisme le plus exalté. De quoi mettre Larry en transe !

Le jour se leva enfin et la fébrilité de la jeune femme s'accrut. Elle n'avala rien et partit travailler le ventre vide. Grave erreur !

Devant la grille familière son courage se déroba. Etait-ce la fatigue ou la faim, ses pensées prenaient à présent le tour d'un sinistre pressentiment. A l'instant où elle fut franchement tentée de faire demi-tour, le volet du premier étage s'ouvrit violemment, la clouant sur place de surprise. Plus étrange encore était la fenêtre close. Derrière le carreau, une vieille femme aux yeux clairs la fixait intensément. Un regard auquel on ne refusait rien. Larry poussa la grille et avança jusqu'à la porte. Déjà le battant massif s'ouvrait sur un couloir obscur aux relents de moisissure. Une vague silhouette se tapissait dans l'ombre. La jeune femme entra, tremblante, le cœur glacé et les joues brûlantes. Elle balbutia un bonjour inaudible. Maureen O'farlane se tenait devant elle, souriante et silencieuse. Elle la conduisit dans une cuisine gigantesque en lui expliquant la place de chaque chose avec un délicieux accent, puis elle passa dans un salon tout aussi disproportionné où elle lui montra une pile impressionnante de repassage ; enfin elle arriva dans une chambre aux dimensions délirantes et s'enfonça confortablement dans un énorme fauteuil d'où elle observa fixement Larry.

Son visage froissé de mille rides lui donnait l'air d'avoir mille ans, mais ses yeux pétillants paraissaient infiniment plus jeunes. L'ensemble dégageait l'impression dérangeante d'une petite fille perdue dans le corps d'une très vieille femme.

- Je pense qu'en vous y mettant rapidement vous finirez plus vite que vous ne croyez. Peut-être aurons-nous alors le temps de faire un peu connaissance. Je n'ai pas d'enfant, mais je connais des tas d'histoires que vous allez adorer. Je sens que vous êtes celle qu'il me faut. Dans mon pays les fées ne sont pas des personnages de fictions…et je crois que vous vous en doutiez déjà. La jeune femme resta sans voix. Elle fut bien obligée de reconnaître la clairvoyance de cette drôle de bonne femme : elle brûlait d'envie d'entendre les vérités du monde des créatures féeriques. Quelque chose au plus profond de son âme comprit que sa vie allait changer. Elle travailla dur et Madame O'farlane la régala de ce qu'elle affirmait être ses propres souvenirs. Ainsi fut fait chaque jour et la fascination de la jeune femme grandit de façon alarmante avec le temps. Sa vie tournait autour de ces quelques heures où elle oubliait tout, son esprit vibrait à l'unisson d'une île qu'elle ne connaissait pas, et ne connaîtrait peut-être jamais.
- Comme j'aimerais avoir votre vie, soupirait-elle.
- Tu souhaites ce que tu ne connais pas, cela ne t'effraie-t-il pas ?
- Non ! Vous avez vécu ces …ces choses si exaltantes, si…incroyables!
- C'est vrai. Mais il ne tiendrait qu'à toi d'en vivre d'aussi surprenantes.
- Oh, non ! Ma vie est si terne. Contez-moi encore votre rencontre avec la reine des elfes.
- J'étais comme toi, si jeune. Une nuit en passant par la lande, j'entendis une petite musique.

Ainsi commençait-elle son récit et la magie opérait, abolissant le temps et l'espace.

Larry voulut plus de temps pour assouvir sa passion dévorante. D'abord elle passa le soir. Puis elle s'attarda tant qu'elle resta dormir. Peu à peu elle n'alla plus chez elle que pour changer d'affaires. Sa propre vie commença à lui paraître irréelle, comme si son passé n'était que le vague souvenir d'une autre. Seule comptait l'intimité qu'elle liait avec la vieille dame. Une vie singulièrement réglée et pourtant étrangement romanesque.

Une nuit elle fut réveillée par une petite musique. Se glissant silencieusement dans le sinistre couloir de la vieille maison, elle vit son amie déambuler en boitant. Elle se cacha aussitôt dans l'ombre d'un recoin et l'observa. La vieille femme se dirigeait vers la grande porte en chêne qui était toujours fermée. Depuis son arrivée, c'était la seule pièce qu'elle n'avait jamais ni ouverte, ni nettoyée. Larry la croyait condamnée mais Maureen lui prouva cette nuit-là qu'il n'en était rien. Elle l'ouvrit avec une énorme clé argentée. Une violente odeur de moisi s'en échappa avec les notes hypnotiques de la petite musique, puis la porte se referma aussitôt derrière elle. Larry au comble de l'excitation ne savait que faire et resta une éternité dans le couloir glacé. En vain. Elle attrapa un gros rhume mais aucune réponse à ses questions. Les jours suivants furent un supplice pour sa curiosité. La vieille femme mit une malice cruelle à éluder ses interrogations, si bien qu'elle finit par ne penser qu'à ça. Elle veillait toutes les nuits sans résultat et maigrissait à vue d'œil. Elle suppliait Maureen de lui raconter toujours la même histoire espérant comprendre le sens caché de la petite musique. " C'était il y a bien longtemps, j'étais jeune comme toi. Une nuit, en passant par la lande, j'entendis une petite musique… " Elle l'écoutait comme on se noie cherchant l'indice qui la délivrerait de sa curiosité.

Vint enfin la nuit où elle entendit à nouveau la petite musique. Cette fois-ci, elle n'envisagea pas une seconde de rester à s'enrhumer, elle poussa la lourde porte qui s'ouvrit sans difficulté. Maureen l'attendait, un sourire gourmand sur les lèvres et un livre sur les genoux. La petite musique s'était tue. Le silence les enveloppait de ses mains douces.

- Tu en as mis du temps ! J'ai bien cru que jamais tu ne me rejoindrais.
- Quel est cet endroit ? C'est…incroyable ! Je n'ai jamais vu autant de livres !
Larry explorait les rayonnages de ses yeux avides et intimidés. Il y en avait partout, du sol au plafond, tous chargés d'ouvrages extraordinaires, enluminés d'or et d'argent, reliés de cuirs rares, décorés de plumes et d'encres multicolores comme des trésors de contes de fées.
- Toutes les histoires que tu as entendues sont consignées ici.
- Même celles de la reine des elfes ? Comment est-ce possible ?
- Tu oublies ce que je t'ai raconté ? Je l'ai personnellement connue, rappelle-toi … Une nuit, en passant par la lande, j'entendis une petite musique, j'étais si jeune…
- Vous me l'avez dit des milliers de fois ! cria Larry soudain enragée de frustration. Que lui importait ses histoires et ses livres, et même sa maison ! Malgré sa soif dévorante de magie, elle n'était restée tout ce temps qu'une petite auditrice. Elle ne serait donc jamais qu'une spectatrice ! Une grosse larme d'amertume coula sur sa joue, que les doigts noueux de Maureen effacèrent prestement.
- Ce soir c'est ton tour d'entendre la petite musique. Comme pour moi autrefois, ta jeunesse t'offre cette chance. Si tu es sûre de le vouloir plus que tout au monde, je te montrerais le visage de la reine des elfes. Une aventure si extraordinaire que jamais personne ne pourra te croire…Sauf peut-être une autre toi-même.
- C'est vrai ? demanda-t-elle pleine d'espoir.
- T'ais-je jamais menti ? Larry secoua la tête à travers ses larmes, la gorge trop nouée pour parler. Toute son âme avait toujours attendu ce moment, l'instant merveilleux où elle serait enfin l'héroïne de l'histoire. Elle acceptait d'avance tout ce que voulait la vieille femme, sans peur ni remord. Maureen sortit une étrange boîte et d'une phrase mystérieuse lui fit jouer la petite musique des landes. Les notes les emportèrent mêlant leur esprit et leur chair, transportant leurs âmes enchevêtrées au-delà du temps et de l'espace…Alors Larry comprit tout. Trop tard !

A présent elle use ses forces à rester debout derrière la fenêtre. En bas, loin dehors, la mince silhouette d'une jeune femme s'éloigne sous la pluie. Tout est effroyable depuis qu'elle a ouvert les yeux. Son propre corps l'a quittée, emporté par Maureen, riant et jubilant de sa nouvelle enveloppe si fraîche. Une aventure impossible, et pourtant ! Larry pousse un soupir entre ses lèvres fripées. Elle s'arrache à sa contemplation et claudique douloureusement vers la lourde porte de chêne. Quelque part dans les milliers d'ouvrages se cache le secret de la phrase qui libère la petite musique. Dès qu'elle l'aura trouvée elle appellera l'agence. Une vieille femme comme elle aura bien besoin d'une aide-ménagère !

De préférence jeune et fraîche !