CONCOURS DE NOUVELLES 2010

"Les onze coups de minuit "

Catégorie Adultes

 

1er prix Adultes : CETTE NUIT LA par Bernadette THUMERELLE

La lumière blafarde des réverbères éclaboussait les pavés gras et luisants des rues glauques de la ville. Sous un imperméable trop grand, une ombre à la dégaine fort inquiétante claudiquait sur un large trottoir défoncé. Le onzième coup de minuit sonna au clocher de l’église. La silhouette disloquée se profilait déjà au bout de la rue pour disparaitre dans la noirceur collante d’un quartier industriel.

Les mots avaient entièrement noirci la page blanche. Erich était épuisé. Il partageait ses journées entre ses cours, l’écriture et un petit boulot dans une librairie de son quartier coincée entre des bâtiments imposants au gris terne rayé de rouge brique.

Chaque soir et le dimanche après-midi, à bicyclette, Erich rejoignait Katrin, sa fiancée. Elle habitait dans un secteur de la ville où la population profitait d’une qualité de vie supérieure, de salaires décents, de rues colorées et de vitrines gorgées de marchandises.

En ce début des années 60, le jeune citadin finissait ses études à l’université pour se préparer une vie meilleure. Il allait se marier, avait programmé de travailler quelques années dans les quartiers ouest comme le faisaient ses copains de faculté. Ses voisins plus âgés exerçaient également leur métier loin de leur quartier  d’habitation ; la paie valait le sacrifice. Cependant beaucoup quittaient leur logement pour s’installer définitivement près de leur usine ou bureau. Erich était pourtant intimement persuadé que tous les quartiers de la ville ressembleraient bientôt à celui de Katrin ; les détenteurs du pouvoir ne pouvaient continuer à fermer les yeux. Confiant en son avenir et en celui de la capitale historique, il projetait donc de rester dans l’immeuble où logeaient sa mère et les jumeaux, deux jeunes frères à sa charge. Son père était décédé deux ans auparavant rongé par une longue maladie due à l’inhalation quotidienne de produits toxiques.

Pour exorciser ses démons, Erich aimait évoluer dans les ambiances de thrillers. Avec une écriture fluide, un suspens haletant, il amorçait chez le lecteur un subtil remue-méninges pour démêler ou emmêler l’écheveau des indices liés au meurtre sordide ou au sale coup commis juste avant que minuit ne sonne. Son héros pouvait être étudiant, « serial killer » ou policier menant deux vies parallèles, l’une dans laquelle il obéissait précisément aux ordres, l’autre où il transgressait, en toute conscience et en toute liberté, des lois trop strictes. Ce dernier fréquentait des endroits louches où travaillait, très sobrement vêtue, une de ses indicatrices, Hannah Stasi. Il planait toujours un pâle reflet de liberté sur les décors gris et pauvres des polars inventés par Erich. Les protagonistes aux profils ambigus naviguaient prudemment dans une démocratie populaire à l’appareil d’Etat très développé ; opposition réprimée, dirigisme voilé, population encadrée pour le bien du pays et de ses habitants évidemment !

Erich était souvent lui-même effrayé par son imagination. Dans les moiteurs de ce jour d’août, assis dans sa chambre éclairée par une unique ampoule à la clarté douteuse, Erich sentit des froideurs presque hivernales le transpercer comme autant de coups de poignard. Cela lui rappelait les soirées sans chauffage au terme de longues journées froides, studieuses et éprouvantes où malgré les pulls tricotés par sa mère, il grelottait. Lors de soirées tempétueuses ou neigeuses, ses doigts engourdis, devenaient si douloureux que les touches de sa vieille Remington restaient muettes. Le sommeil l’enveloppait alors sournoisement mais il devait résister, écrire pour gagner quelques marks.

Dans la semaine, Erich tapait à la machine la nuit lorsque le silence tombait sur les appartements de l’immeuble car les artistes n’étaient pas très bien compris de ce côté de la ville. Il ne fallait surtout pas attiser la curiosité de certains voisins pleins de zèle. Erich devait rester pour tous l’étudiant courageux, le fils aîné généreux et uniquement cela. Habituellement, il écrivait pendant que sa mère mangeait dans la cuisine auprès des jumeaux en regardant machinalement la télé qui diffusait la propagande du gouvernement. Des relents de lignite, ce mauvais charbon, s’exhalaient des murs, même en été et l’odeur écœurante de la mie ferme et compacte des pains ovales que cuisaient les boulangeries du quartier lui donnaient la nausée. Plus tard, lorsqu’il sortait de chez lui, il s’offrait un sandwich avec Katrin.

Un rayon de soleil de cette fin d’après-midi d’août dorait le métal écaillé de sa machine à écrire. Erich glissa une feuille blanche dans le très ancien modèle récupéré. Le samedi, les plus proches voisins étaient absents, partis vers d’autres secteurs de la capitale, visiter leurs familles. Erich en profitait pour gagner du temps. Il avançait dans son thriller avec excitation. Le cliquetis vieillot des touches de la machine résonnait dans l’appartement aux meubles rares. A son retour, vers minuit, il taperait tranquillement la suite de son roman noir dans les effluves du parfum que sa chemise aura volés à la peau douce de Katrin. La jeune femme avait été choyée dans un appartement spacieux et généreusement décoré mais vivre dans un confort minimal ne la rebutait pas. Elle aussi avait confiance en l’amélioration de leur vie, en la réunion des quartiers éclatés, en la réunification de la ville ; le sens de l’histoire ne pouvait être que celui-là ! Katrin avait promis à son fiancé de le rejoindre dès la fin prochaine de ses études. Ils obtiendraient très rapidement un appartement dans ce même bâtiment. Le mariage était prévu au début du mois de septembre. Ils se connaissaient depuis trois ans et partageaient de nombreux points communs malgré une enfance et un environnement extrêmement différents.

Le jeune homme, amoureux, plein d’entrain, rempli d’espoir en l’avenir sortit de l’immeuble au gris tenace, enfourcha son vélo d’occasion pour un trajet quotidien mais toujours agréable. Le sport lui procurait des sensations fortes ; pousser les limites de son corps toujours plus loin était devenu un véritable jeu pour lui. Erich se sentait léger dans les rues baignées par la clarté de cette soirée de mi-août et désertées par les voitures identiques au moteur deux temps produisant un fracas de scie sauteuse et lâchant des relents d’huile brûlée mêlée aux effluves de désinfectant proche du méthanol. Cette odeur indéfinissable collait aux quartiers est de la ville malgré l’absence saisonnière d’automobiles. Il accéléra vers les rues très éclairées du quartier de Katrin. Erich venait de passer deux heures lumineuses, douces, parfumées dans les bras de sa fiancée. Il sifflotait, serein, lâcha le guidon de sa bicyclette, traversa le quartier sud en souriant béatement puis s’engagea dans les rues sombres à l’odeur âcre qu’il connaissait par cœur, celle de la fumée épaisse et lourde du vieux poêle à charbon de chaque appartement où venait de mijoter le plus souvent un plat de pommes de terre ou de légumes bon marché. Comme chaque soir, Erich arriva dans son quartier autour de minuit. Mais le silence habituel résonnait, ce soir, d’une sorte d’agitation que l’étudiant ressentait plus qu’il ne la percevait vraiment. « La fatigue ! » pensa-t-il.

Il ralentit son allure car des sons métalliques, des chuchotements confus parvenaient maintenant jusqu’à lui. Il se questionna. Les scenarii de ses nouvelles policières les plus horribles se mêlaient-ils à la réalité ? Il secoua la tête en se traitant d’idiot et pédala de plus belle. La nuit sombre restait empreinte d’une douceur estivale. Pourtant, vraiment mal à l’aise, Erich freina et mit pied à terre. Il longea le trottoir et pressa le pas alors que murmures vifs et chocs de métal se rapprochaient. Avant de tourner le coin de la rue, il resta aux aguets, retint son souffle, se plaqua contre le béton d’un immeuble puis, lentement, pencha la tête vers la rue qui conduisait sur la grande place et ce qu’il découvrit lui glaça le sang.

A intervalles réguliers, des flashs fulgurants de lampe torche zébraient la nuit. Erich, épouvanté, découvrait à chaque lueur l’avenue coupée dans sa largeur, obstruée par des rouleaux de fil de fer dont les pointes acérées griffaient l’obscurité jusqu’à l’horizon. Hypnotisé par cette armée de piques guerrières, il essayait d’imaginer un scénario logique qui se révéla bientôt dément et tragique ; ce barrage agressif de barbelés séparait les immeubles d’un même quartier ! Des hommes en uniforme, très affairés, agissaient pourtant dans la plus grande discrétion. Les halètements de chiens énervés et contenus par des laisses trop courtes lui donnèrent des frissons. L’incompréhension le fit tituber. Le désespoir mouilla ses yeux, lui fit baisser la tête mais la colère le redressa. « C’est de la folie, ce n’est pas possible, pas ça, plus aujourd’hui ! » murmura-t-il.

Des images de sa fiancée, de sa mère, de ses amis tournoyaient précipitamment dans sa tête comme dans un cyclone dévastateur. Erich répétait des mots remplis d’espoir aussitôt suivis de pensées désespérées : «  ce n’est qu’un exercice ! Demain, il n’y aura plus rien, la rue sera libre et puis l’ouest ne nous laissera pas tomber… » mais l’angoisse noua sa gorge, il bredouilla : «  c’est un cauchemar, ils sont devenus fous ! Pourquoi ne pas construire un mur aussi ? » Au petit jour, les habitants allaient-ils découvrir la désolation d’une ville coupée en deux ? Le futur prit, dans le cerveau du jeune homme, la forme d’une cellule de prison où l’air serait encore plus lourd, où le soleil n’aurait plus jamais d’éclat ! Alors que le premier coup de minuit sonnait, un violent faisceau de lumière éblouit son visage et une main se crispa sur son épaule. L’étudiant voulait seulement rentrer chez lui mais la réponse était un ordre : « Vos papiers ! ». Il s’exécuta, pensa à sa mère affolée qui surveillait son retour chaque nuit pour ne s’endormir qu’après les premiers claquements familiers des touches de la machine à écrire. Erich était certain maintenant d’être retenu là jusqu’au petit matin ; pour rien, répondant à des questions inutiles martelées par des policiers méticuleux, pointilleux et, cette nuit-là, particulièrement nerveux.

Le onzième coup de minuit venait de sonner ; c’est à cet instant que sa vie bascula. Erich venait de choisir son camp.

Il supporta malgré lui, mais pour la dernière fois, les brimades des policiers dignes d’un mauvais polar. Il eut le temps de comprendre avec horreur que le sol tremblait sous les chenilles des blindés, aperçut plus tard des gens désespérés qui sautaient par les fenêtres de leur immeuble encerclé, d’autres en sang, récupérés violemment du piège sournois de métal hérissé par des soldats hurlants ! Il oublia sa peur et vomit ces visions d’enfer. Sa décision était prise. Il fuirait l’enfermement du corps et de la pensée ; plus de contraintes, de soumissions : jamais ! Sportif, résistant, déterminé, courageux et imaginatif, Erich préparerait avec minutie sa fuite vers l’ouest avec sa famille et rejoindrait Katrin une nuit prochaine. Cette fois, l’étudiant n’aurait pas à écrire un thriller, il vivrait l’Histoire, son histoire, aussi dangereuse fut-elle ! Il lui faudrait agir vite, très vite mais ces méthodes inhumaines, inacceptables décuplaient ses potentialités, son espérance de devenir un berlinois libre !

Son projet bien en tête, Erich avança d’un pas rapide vers l’immeuble où sa mère l’attendait. On était déjà dimanche matin. Impossible de rejoindre Katrin pour une après-midi en amoureux ! Mais bientôt… En ce treize août 1961, dans ce moment surréaliste, incroyable, longeant cette frontière de fils de fer enchevêtrés, un trait d’humour, une pensée dérisoire traversa son esprit affecté mais plein de ressources : « Même dans mes histoires les plus diaboliques, je n’aurais jamais pu imaginer une telle chute ! »

 

 

 


2ème prix Adultes : VOL DE NUIT par Emmanuelle Cart-Tanneur

Le coup rêvé. Rapidité, efficacité. Du bon boulot en perspective. Jamais ils n'auraient pensé rencontrer un plan aussi facile dans toute leur carrière.
Le renseignement était bon : la vieille habite seule, une dame de compagnie passe la journée avec elle mais la quitte chaque soir vers vingt-deux heures. Ils ont décidé de tenter le coup ce soir.

Ce soir, un soir comme un autre dans la vie de Jeanne. Un soir encore plus semblable aux autres depuis qu'il ne s'y passe plus grand-chose, dans sa vie, à Jeanne.

Je me demande quelle heure il est. Midi ?
Il fait nuit ? Ah oui.
Cécile est partie … Je vais me coucher bientôt.
Je ne trouve plus ma chambre … elle n'était pas au bout du couloir ??
… Ah ! La voilà ...

Il y a de quoi s'en mettre plein les poches, c'est ce qu'on leur a dit : la vieille est riche, très riche. Veuve d' un bourgeois bordelais, et fille d'un collectionneur de toiles – si tout se passe bien, le plan sera aussi profitable que facile. Dommage qu'on soit pas amateurs d'art, hein Max? On aurait pu s'offrir une visite de musée privée ! ricane le premier. Max crache au sol en lui jetant un regard méprisant. Il y a du boulot, faut pas l'oublier. Un plan comme ça, ça ne s'improvise pas. Pas de place pour la rigolade. On se marrera après. Quand tout sera fini.

Mais où est mon châle ? Je l'avais tout l'heure. On me l'a pris !
Oh : il est là, dans l'évier...
J'ai faim … Est-ce qu'il reste du pain au frigidaire ?
Oh ! des œufs en gelée ! Je ne me rappelle pas d'où ils sortent mais j'ai faim.
Cécile débarrassera demain.

Max a de la bouteille. Un vieux de la vieille de la cambriole. Les appartements de Bordeaux, c'est son rayon. Son fief. Sa spécialité même, il est fier de le prétendre. Pas un casse foireux en vingt ans de métier. Quelques alarmes dans les esgourdes et quelques poulets aux trousses de temps à autre, histoire de pimenter un peu le métier, à part ça que de la belle ouvrage. Avec finition main. Jamais de trace, jamais d'indice. Et jamais de sang ! Pour ça, Max est réglo : il est détrousseur, pas assassin. Il a toujours refusé les coups dangereux, avec présence des proprios. Une bonne maison est une maison vide - de ses habitants. Pas de ses trésors !

La camionnette démarre, du fond d'un parking désert. Le halo des phares éclaire la route qui mène chez Jeanne V.

Tic-tac … toujours vaillante, ma belle pendule, hein ?
Je me souviens bien de toi, tu sais – tu étais chez nous, cours de l'Intendance,
Papa t'avait rapportée de Hollande, un souvenir de l'Ambassade …
Je sais très bien qu'on ne croit pas qu'il y a des choses encore dans ma mémoire.
Mais je m'en fiche.
Ce qu'il y reste, ce sont les beaux moments de ma vie.

Bon, il n'est pas vide, cet appartement-là. Mais c'est tout comme. Max s'est renseigné : la vieille a quatre-vingt-dix-huit ans. Et elle sera seule quand ils arriveront. Il n'a pas encore de plan précis, mais quelque chose lui dit que sur ce coup-là, l'impro sera le meilleur choix. A priori, on jouera la surprise, mais s'il y a un hic, il ne sera pas compliqué de bâillonner mémé en attendant que le job soit fait. Pas de coup, encore moins de sang, elle en sera quitte pour une bonne frousse. Max se veut moins Mesrine que Lupin. Avec l'âge, on n'a plus envie de certaines choses.

Je ne sais plus si Cécile est partie – mais si, je ne l'entends plus.
Il faut que j'aille au lit. Quelle heure est-il ? Je me trompe souvent entre les chiffres de la pendule …
le X c'est onze, je crois ? Peut-être bien … Peut-être pas …
Mais il fait nuit, je devrais bientôt avoir sommeil.

Onze heures : la bonne a dégagé, mamie doit être en train de se coucher. Il faut y aller. L'estafette s'est garée devant le porche d'entrée de l'immeuble. M.V., sur la sonnette, on le leur a précisé : c'est là. Il presse le bouton, se racle la gorge. La première impression est primordiale !

- Oui ? répond une voix fluette.
- Police de quartier, Madame, veuillez nous ouvrir.
- Oh … Tout de suite !

Max sourit en entendant l'ouverture automatique de la porte se déclencher. Une poussée, et les voilà dans la place. Deuxième étage … Et mémé est là, qui les attend devant sa porte ouverte ! Du gâteau … du tout cuit !

Je ne me rappelle pas que j'avais des invités … Ma foi, ils ont l'air charmant …
Et puis, je n'avais pas sommeil.

Bonsoir Messieurs, entrez, je vous en prie … L'alarme? Elle est ici – oui, on la déconnecte comme cela, c'est ça. Et … mon coffre ? Oh ! Il faut que je le retrouve … vous savez, mon fils dit que je n'ai plus toute ma tête !
Ah, je sais, il est là … Suivez-moi !

Bizarre comme parfois on a envie de tout arrêter. Cette petite vieille est touchante … et si coopérative ! C'en est gênant. Heureusement que tous les clients ne sont pas comme elle … Ça tuerait le métier. Max soupire, puis se reprend : il n'est pas venu jouer les visiteurs sociaux - il y a de la marchandise à emporter, et sans traîner. Ce serait dommage de foirer un coup pareil pour avoir fait trop d'amabilités. La combinaison du coffre est rapidement trouvée, sous le regard mi-étonné, mi-intéressé de Jeanne. Les deux hommes jettent dans un sac de sport les lingots, les liasses de billets, et ses bijoux. Le collier de perles de sa mère. Sa bague de fiançailles. La gourmette de la naissance de son premier fils.

Les deux hommes se consultent du regard : la vieille a un diam' énorme au doigt. Mais il serait mal élevé de profiter de la situation : la pêche a déjà été si bonne ! Ils n'en reviennent pas. Pas le temps de s'attarder; la fuite est facile. Tout juste s'ils n'ont pas eu envie d'embrasser Jeanne avant de la laisser, seule, debout dans son dressing tendu de velours crème, immobile devant la porte béante du coffre vide.

Il y avait quelqu'un ? Oui ! Ces deux messieurs … Qui déjà ?
Ils ne sont pas restés pour le café … Oh. Dommage. J'avais aussi du thé.
On ne voit plus de nos jours de gens aussi bien élevés.
Mais quelle heure est-il ? Ah ! Voilà ma pendule qui sonne les onze coups de minuit.
Il est tard, sans doute. Il faut vraiment que j'aille me coucher.

 

à Jeanne V.

 

 



Prix spécial : L’ETRE MINUIT par Claire Pasquié

Pendant que midi siège en un lieu énigmatique du temps, minuit s’éveille et c’est à lui d’agir. Il ne connaît pas la rigueur chronométrique que les hommes lui imposent. Il ne sait rien de lui. Il avance. Minuit en soi n’est rien. Il porte un nom et c’est l’esprit des hommes qui le prononce.
Quelque part sur la Terre, un certain temps avance dans la nuit, véritable minuterie du cosmos. Il va toucher la nuit en son centre. Et donc, des respirations s’épuisent sur l’oreiller, des paupières voyagent, des insomnies se perdent dans la solitude. Mais le temps s’en fiche, il patine ou martèle selon les lieux où il passe. Le milieu de la nuit habite la conscience du monde et les épais papillons empruntent des atomes aux heures sombres.
Le silence prend de la place. Rien ne s’attache plus à rien, tout semble seul. Les choses se regardent, se font signe dans un mouvement de tendresse puis s’égarent lamentablement.
Le premier coup de minuit ne va pas tarder. Il doit taper quelque part. Alors il cherche sans savoir qu’il cherche. Son premier coup sera léger. On le croirait marqué par l’inquiétude et l’interrogation. Mais son indifférence a repéré la porte d’une maison de village. Trois petits pots de terre cuite agrémentent les escaliers du perron. Minuit frappe un coup contre la porte mais rien ne répond, juste un frémissement de drap, un frôlement de peau froissée qui se retourne. Minuit n’a pas le droit d’hésiter. Jamais.
Le deuxième coup rencontre un volet de la même maison. De minuscules écailles de peinture gris bleu rejoignent le sol. Un murmure se fait entendre, venu du fond de la maison, un de ces murmures que seuls les rêves expriment
Le troisième coup de minuit tombe sur une tuile, le quatrième et le cinquième tambourinent contre le mur. L’être qui sommeille s’égare dans ses draps. Puis minuit touche le tronc d’un peuplier : sixième coup. Il vient alors au temps comme une lueur d’épousailles avec la pensée. Il se met à éprouver des sensations. Violemment, subitement, à ce sixième coup. Coup de massue dans le temps. Une odeur de terre, une odeur d’herbe et de bois, odeur de vernis, de pierre taillée et de campagne. Puis la matière invisible du temps rencontre la peau rêche de l’arbre et quelque chose de minuit s’enroule autour du peuplier. La saveur du bois, sa robustesse particulière, son bouquet de senteurs, tout cela donne naissance à l’âme de minuit.
Au début, elle est petite, surtout troublée, enfouie dans les serres du vide. Dessous, pourtant, c’est grand. L’âme de minuit, au septième coup, tressaute, heurtant le carreau glacé d’une fenêtre. Elle glisse et s’étend sur la vitre. Elle la prend tout entière et découvre la transparence du verre. C’est alors une ivresse qui s’empare du temps. Il n’a pas de langage, pas de mots pour dire, mais il ressent si fort de savoir qu’il voit et de voir tant de choses nouvelles, qu’il voudrait en crier, pousser les étoiles dans tous les sens. Il conjugue en lui la joie et la douleur, l’immensité de ses désirs et la désespérance.
Huitième coup. Toujours contre la vitre. Le temps voudrait la traverser. Il voit avec autre chose que des yeux. Il voit avec la faculté de voir, la conscience de voir, et sa force. Il voit la pénombre, les éclats discrets de la galaxie qui miroitent sur le lit blanc. Il voit le corps endormi d’un être qui vit, qui respire, qui cherche le creux d’un oreiller et qui sourit à ses rêves.

Au neuvième coup, minuit sait qu’il n’est pas de la même nature que l’être qui dort. Il comprend qu’il est un maillon du temps qui passe. Il regarde le corps laiteux. Sa pensée neuve est amassée contre la vitre, et c’est la brume qui lui fait des larmes.
Personne ne croirait aux pleurs du temps. Pourtant, dans son invisibilité, ça se déchire, sa capacité nouvelle à aimer l’étouffe. Il voudrait parler, étreindre, sentir et donner. Là, sur ce corps, poser un baiser, un peu de soi.

Minuit est ce qu’il est. Force impalpable, fil conducteur des histoires. C’est son passé qui se pose, mais lui il avance toujours.
Ici, il tourne sur la vitre, passe les angles, regarde encore à sa façon une dernière fois, puis s’en va, s’éloigne, file un peu dans les airs. Il est temps que minuit frappe le dixième coup. Dixième coup sur un amas de particules de poussière. Il va enfin toucher le centre de la nuit. Là, comme une main tendue, d’abord le onzième coup, dans du vide, presque au cœur de la nuit. Minuit pleure à mourir parce qu’il meurt. Il sait que dans un instant il ne sera plus rien, et qu’il arrive au bout. Ne plus savoir, et ne plus être avec, l’épouvantent. Il perdra le bref miracle de sa conscience et ne pourra plus apprécier le monde.
Au douzième coup ce n’est déjà plus lui. Il n’est même plus. Il y a juste des hommes pour dire qu’il est minuit.