Concours de nouvelles 2011

Catégorie Juniors

 

1er prix : "La lettre à Ana" de Emma LOIGNON

Elle ouvrit violemment les battants de la vieille fenêtre, et s'installa à son secrétaire en ébène. Elle attrapa un cahier, parcourut rapidement sa couverture de ses mains fébriles et l'ouvrit, se confrontant à la blancheur froide des pages. Alors, elle prit un stylo et se mit à écrire, vite, très vite.

«Ana, tu me manques, petite sœur. Ton sourire me manque. Cela fait si longtemps qu'on ne s'est pas vues ! Je n'arrive même pas à me rappeler la dernière fois que je t'ai prise dans mes bras, la dernière fois que ton parfum m'a envoûtée. Un an, deux ans ? J'ai perdu la notion du temps.

Tu sais, ici, la vie est triste sans toi, dans cette petite ville. Je m'ennuie à mourir, au milieu de tous ces gens qui ne me comprennent pas. Il n'y a que toi, Ana, que toi qui un jour as pu ressentir toutes mes émotions. Et je sais que même si la distance nous sépare, même si l'éloignement est là, tu comprends. N'est-ce pas ?

Cela fait si longtemps que je n'ai pas vu tes yeux. Sont-ils toujours aussi noirs ? Elles me manquent, tu sais, ces deux abysses. Ils me manquent, ces yeux dans lesquels je me perdais. Je veux revoir ces étoiles, ces nuits d'encre dans tes iris. Il me reste des photos, mais tu sais bien que ces images de papier glacé ne sont que de pâles imitations de la réalité. Je veux te voir, là, devant moi, je voudrais matérialiser mes songes pour que ton visage d'ange apparaisse. Je veux sentir le parfum sucré dans ton cou, je veux laisser mes doigts se noyer dans tes cheveux de miel. Je veux te revoir, c'est juste cela.

Hier, j'ai regardé les films de famille qu'il me reste, nos derniers souvenirs d'été avant que tu ne partes si loin. On se ressemblait tellement, toutes les deux, quand les rayons du soleil paraient d'or nos cheveux clairs. Que cela me semble loin, tout ça ! Tu t'en souviens, toi ? Les après-midi sur le sable, les cornets de glace qui fondaient dans nos paumes, le sel de la mer sur nos peaux brûlantes... Tu t'en souviens, Ana ? C'était il y a peu de temps, et pourtant cela me paraît tellement lointain maintenant. Comme un horizon rêvé que j'ai laissé derrière moi. Un passé plein de rires, de joies, un passé parti en fumée.

Je rêve beaucoup de toi, tu sais. Souvent, ce sont des souvenirs qui surgissent, comme une créature qui aux heures de la nuit me saute au visage et ne me quitte plus. C'est comme des flots d'images qui se déversent dans mon crâne, des millions de sourires, de rires, de larmes, de couleurs. Et toujours, dans ce tableau bigarré qui sème en moi un trouble indescriptible, ton visage se détache. Tu occupes mes nuits, mes heures sans sommeil, mes songes agités. Parfois même, je me réveille en criant, quand j'ai un peu trop pensé à toi et que la réalité de ton absence m'apparaît avec violence. Cette froide réalité qui me rattrape toujours.

Tu me manques. Constamment. Bien sûr que la vie continue, bien sûr que le temps tourne, les gens passent. Bien sûr. Mais à chaque seconde qui s'égrène, il y a ce manque qui me ronge, qui arrive par vagues, comme un océan noir qui m'engloutit. C'est stupide, peut-être. Je devrais savoir qu'on ne peut pas garder près de soi les personnes à qui l'on tient. Et pourtant, je n'y arrive pas. A laisser le temps passer, à t'oublier un peu. A cesser tous les jours un peu plus d'espérer ton retour. C'est stupide, vraiment.

Ne crois pas que je t'en veux. Oh, non, surtout pas. Ce n'est pas de ta faute. C'est la vie qui va et qui vient, et ce n'est que moi qui ne parviens pas à prendre ce train. Je t'ai depuis longtemps pardonné ton départ, ton absence. Même ton silence. C'est vrai que j'ai toujours espéré un jour recevoir de tes nouvelles. Juste avoir quelque chose de toi. Une lettre, une photographie, rien qu'un mot. Rien que quelques lettres tracées à l'encre, cela me suffirait. Juste quelque chose de toi, quelque chose qui me rappelle le temps où tu étais là. Un souvenir de plus pour supporter le quotidien. J'ai souvent espéré cela. Je sais que c'est impossible, mais il faut croire que je rêve un peu trop.

Je te dirais simplement que sinon, je vais bien. Je crois. J'ai un travail, une maison. Tous les jours je m'engouffre dans la masse sombre de la foule du métro. Je croise des gens, des inconnus, des visages que j'oublie. Je me laisse porter par le vent, par le temps. J'ai des objectifs à atteindre, des horaires à respecter, des consignes à appliquer. Une vie à mener. Je me laisse aller. Je termine tous les jours exténuée, j'éteins la lumière et j'attends que le sommeil cesse de me fuir. Je suis comme tous les autres. Je ne suis pas grand-chose. Simplement un corps de plus dans la foule grouillante, simplement une âme de plus qui erre infiniment. Pas meilleure, pas pire non plus.
En bref, la vie continue. »

Elle s'interrompit un instant. Sa respiration se faisait plus saccadée, et dans sa main moite, le stylo tremblait légèrement. Elle leva la tête vers la fenêtre ouverte. Dehors, il faisait beau. C'était les prémices du printemps, mais déjà le soleil noyait la nature de sa lumière d'or. Elle observait distraitement la rue pleine de vie. Des bars, des commerçants. Des hommes qui brûlaient une dernière cigarette avant de repartir dans les bureaux. Des échos de klaxons, des crissements de pneus, des bruits urbains qui venaient rebondir sur les façades infinies des immeubles. Son regard pâle se posa sur la terrasse noire de monde d'un café. Elle aperçut deux jeunes filles devant des verres de jus de fruits. Leur regard brillait. Alors, elle pencha la tête, et se remit à écrire, avec toujours cette légère frénésie qui s'emparait de ses doigts.

« Et si tu revenais ? Pas toute une vie, pas même une année, juste un instant. Juste pour se revoir un moment. Qu'en dis-tu ? Je sais que tu es loin, je sais que c'est difficile. Mais après tout, est-ce que la distance importe vraiment ? Ce n'est pas elle qui brisera nos liens. Alors, bravons-là, cette distance. Rejoins-moi.

J'en ai déjà rêvé mille fois, tu sais. Il suffira que nos regards se croisent pour faire battre nos cœurs plus rapidement. Peut être avons-nous changé, peu importe. On se rapprochera, un peu timidement peut-être, et puis enfin je pourrais te prendre dans mes bras, comme avant. Je te ferai tournoyer dans les airs, comme lorsque nous étions enfants. Les années sont passées, mais tu sais, au fond, je suis certaine que nous n'avons pas grandi. On marchera le long du port, côte à côte. On ira s'asseoir au bord de la mer, laisser l'air du large emmêler nos cheveux. Tu me parleras de tout, de rien, de n'importe quoi. On éclatera de rire pour une absurdité, comme ça, sans raison. C'était tellement bon de rire sans limites, sans contraintes. Sans craindre les regards, les interrogations dans les pupilles. Parce qu'après tout, nous n'en avions rien à faire, de tous ces gens. Alors, on fera comme avant. On rira dès que l'envie nous prendra. Ensemble.

On gardera nos silences, parce que nous savons toutes les deux que parfois les mots ne servent à rien. On gardera nos secrets, nos libertés. On gardera tout ce que l'on ne veut pas partager. Tu ne seras pas obligée de tout me dire, tu sais. Tu n'auras pas besoin de t'expliquer. Je me contenterai d'un regard, d'un sourire. Même d'un haussement d'épaules ou d'une lèvre mordue. Je n'ai besoin de rien, hormis de toi.

Et puis on ira à la terrasse de ce café. Et on laissera s'allumer dans nos yeux les étoiles, comme ces milliers de gens qui passent sur ces sièges en plastique. On s'installera devant une boisson. Avec des pailles, comme avant. On se moquera des gens qui trébuchent sur les rebords des trottoirs, des querelles de rue entre automobilistes trop pressés. On s'enfoncera dans nos sièges et on fera ce jeu qui rythmait nos temps libres : observer les gens. C'était notre passe-temps favori, tu te souviens ? Les adolescents et leurs casques audio. Les grand-mères et leurs caddies à la sortie des supermarchés. Les familles nombreuses dans les monospaces familiaux. Les commerçants pleins de joie, les employés de la ville, les petites filles endimanchées, c'étaient dans nos observations des milliers de portraits qu'on avait faits, détaillés, précisés, imaginés, et puis rapidement oubliés. C'était ça, le côté merveilleux de ces récréations ; imaginer des vies à des inconnus sans passé, leur créer un avenir, des projets, et puis laisser ainsi nos divagations et choisir une autre cible à notre jeu.

Alors, on recommencera, comme avant. On retournera dix ans en arrière, avec nos tresses et nos sourires amusés, et on jouera comme deux enfants. Oui, comme avant.

Allez, je t'en prie, reviens. Et puis, si ça te plaît ici, tu pourrais rester. Remettre de la couleur dans ma vie en noir et blanc. Ça ne te dirait pas, que tout redevienne comme avant ? Qu'on soit à nouveau ensemble, à nouveau réunies. Qu'on puisse compter l'une sur l'autre, rire pour des bêtises, observer les gens à la terrasse des cafés, se taire, observer la mer, laisser les étoiles gagner nos pupilles. Retrouver cette époque, retrouver ce passé. Retrouver toutes ces joies. Se retrouver.

Ensemble, comme avant. Reviens-moi, Ana, je t'en prie. »

Le stylo glissa de sa main. Elle resta là, les paupières closes, se rendant à peine compte des larmes qui trempaient ses joues. Les secondes s'égrenèrent, muettes, pesantes. Alors, elle rouvrit les yeux, se leva de sa chaise et, dans un cri rauque et plein de sanglots, elle déchira la lettre en mille morceaux qui vinrent finir leur chute sur le parquet.
Tout cela ne servait à rien. Ana, elle était morte.