Concours de nouvelles 2012

3ème prix Adultes : "La fille du poète" de Francine Couturier

C’est l’heure du coup de feu, l’appel aigu des sirènes, le ballet strident des véhicules qui rentrent et sortent de la cour, le flash des gyrophares, les gémissements des blessés, les cavalcades dans les couloirs encombrés de brancards, de chariots, de potences. Jusque là, rien d’anormal. Jusqu'à ce qu’elle croise l’homme allongé là, sur la civière.

Alors Léna se souvient.

La salle de classe, chaleureuse malgré la vétusté des lieux, les pupitres en bois patinés par le temps bien alignés sur quatre rangées, l’encrier borgne sous le couvercle, la phrase de morale en lettres déliées sur le haut d’un tableau plus gris que noir d’avoir été trop effacé, la carte de géographie écornée aux couleurs criardes, le poêle en fonte près des patères à hauteur d’enfants où sont accrochés les manteaux, la mine sévère de Mr Rambert accentuée par le gris anthracite de sa blouse en coton, l’odeur de la brillantine, de la craie, du papier cartonné et du bois de chauffage qui achève de se consumer…

Jeanne est assise près de la fenêtre à côté d’un garçon aux cheveux coupés en brosse ; elle a rassemblé ses longues tresses noires en catogan par un nœud de velours rouge qui contraste avec la blancheur du col Claudine de sa robe de rentrée, la plus neuve parmi celles que sa maman a pu dénicher dans les cartons du fripier Au Bon Génie, fournisseur agréé du quartier en vieilles nippes ; lorsqu’elle tourne la tête vers la porte et que ses yeux rencontrent ceux de Léna, un sourire éclate sur ses lèvres comme un fruit d’été.

Léna pense que ce devait être ainsi quand le soleil a éclairé le monde pour la première fois.

A la récréation, elles se trouvent sans se chercher et partagent leur goûter, du beurre saupoudré de cacao dans du pain pour Jeanne, une pâte de fruit et une banane pour Léna ; elles croisent et décroisent leurs jambes, bavardent comme des pies, vont faire pipi et se laver les mains sous le préau, courent jouer à la marelle, sautent chacune à son tour à cloche pied de la terre au ciel, puis se mettent en rang quand la sonnerie retentit.

Côte à côte, main dans la main, Jeanne murmure à l’oreille de Léna qu’elle a un secret mais qu’il ne faut pas le dire aux autres.

Le soir, elles rejoignent les habitants de la colline du bout de la ville, ce champ de personne les gens de bien ne s’aventurent pas par crainte des gens de peu. C’est une rumeur à l’écart de tout, une cité de mystères et de drames, des immeubles qu’on voit de loin et qui dominent la rade, impossible, même si on fait semblant, de ne pas les remarquer lorsqu’on emprunte le chemin du littoral. C’est un coin de colère que le mistral débarbouille de ses odeurs de pauvreté et dont le soleil de midi sèche les larmes de révolte, un sphinx de béton armé qui affronte le vent du large et surveille l’horizon, avec au premier rang ses soldats besogneux, l’alignement coloré des containers rouillés, les vieilles coques au mouillage, les hangars aux toits de tôle où midi fait au ciel des effets de miroir, tandis que sur les quais grisâtres, surplombés par les grues de chantier, s’agite une foule de gnomes aux bras tatoués, aux muscles saillants et au verbe haut.

Léna a vue sur les docks depuis le douzième étage du bâtiment B et par chance elle peut apercevoir de sa fenêtre les façades du bâtiment D. Face à son lit, elle a cloué une grande ardoise qu’elle couvre de hiéroglyphes car elle est particulièrement douée pour les mathématiques. C’est son père, Ladislas Dubrowicz, ex-ingénieur aux usines Ciegilski, qui lui a tout appris des chiffres et des formules chimiques, il dit que c’est comme la musique, un langage universel qui permet d’expliquer l’univers jusque dans ses fondements les plus intimes, mais avec un gros avantage : pas de surprises avec les chiffres, c’est juste ou c’est faux, sans saveur, sans couleur, sans fausse note, rien ne vaut l’indifférence d’une valeur qui s’aligne, s’ajoute et se retranche, les chiffres n’ont pas la liberté des mots ou des notes ; et c’est tant mieux, car la liberté, rabâche Ladislas dans ses moments lyriques, c’est au mieux un excès de romantisme, au pire, une supercherie. Il suffit de quelques chars et d’un interrogatoire musclé pour préférer les mathématiques aux grandes idées.

Voilà trois ans que ses parents ont quitté la Pologne après la révolution de Poznan et qu’ils rêvent de neige à Noël. Sofia a beau chantonner « Sto Lat » pour son anniversaire et cuisiner des mazurek pour Pâques, Ladislas a beau s’évertuer à beugler « Pije Kuba do Jakuba » pour dire sa fierté d’être ce qu’il est et noyer son chagrin dans la vodka bas de gamme, ni l’un ni l’autre n’arrivent à effacer l’amertume de l’exil et la nostalgie de la mère patrie.

Jeanne habite au sixième étage du bâtiment D ; elle aussi fait face à la mer à qui elle parle de jour comme de nuit en français et quelquefois dans une langue connue d’elle seule. Elle joue avec les mots comme avec des dominos, elle amarre des lettres sur des bouts de papier, sculpte des phrases dans le marbre de ses pensées et traduit ses rêves en chansons de paroles. Elle appelle cela faire de la poésie et tient sûrement ça de sa maman.

Solène était institutrice avant de quitter précipitamment son pays de désert et de sel, ce pays où le père de Jeanne dort sous deux mètres de terre dans un coin du cimetière de Maison Carrée à Alger.

La mère de Jeanne dit que le  langage est la peinture de nos idées, qu’il ne faut pas parler pour ne rien dire car les mots sont précieux, ils doivent être le reflet de l’âme et non le support du mensonge. Cela rappelle d’ailleurs à Jeanne le joli conte que lui racontait son père quand elle était toute petite et qu’elle avait du mal à s’endormir à cause du bruit des explosions, ce conte où la princesse, à chaque parole prononcée, expulsait un diamant tant son cœur était pur.

Le soir, dès qu’elles sont rentrées chacune dans leur cage, elles se font un petit signe de la main pour s’avouer combien c’est difficile de se séparer, avant de s’en aller retrouver l’une ses chiffres et l’autre ses mots. Et quand la nuit tombée s’empare des silhouettes pour s’habiller d’ombres chinoises, Léna devine, malgré la distance, celle de Jeanne nimbée du halo de sa lampe de chevet.

Accoudée sur la caisse surélevée qui lui sert de bureau, penchée au dessus de la page grège d’un cahier de brouillon bon marché, Jeanne convoque son imagination pour broder ses dentelles d’encre et de papier et faire jaillir de la pénombre l’étincelle capable d’émerveiller son univers de songes et de fantasmagories. Les mots, écrit-elle, sont des papillons. Ils se posent sur les lignes pour faire d’une page un jardin d’idées fleuries. Car Jeanne ne sait pas encore que certains mots peuvent tout saccager.

Des années plus loin, l’évasion du dimanche les conduit vers les criques où l’eau claire frissonne sous la brise ; tôt le matin, elles s’en vont caracoler à travers les massifs de kermès et suivent, comme on s’enfonce au Paradis, les sentiers caillouteux qui fleurent bon le romarin. Et puis, au terme d’une longue balade, elles se jettent à l’eau, étourdies de chaleur, le corps dépouillé, l’esprit paisible…et puis les rires et les farces, et puis le casse croûte englouti, et enfin la grande pause, lovées dans l’ombre protectrice d’un pin sans âge.

Point d’orgue au cœur du temps qui passe, c’est l’instant des confidences festonnées au fil de l’écume, des pensées aveuglées de soleil, des rires qui ricochent sur les galets et des délires innocents qui font le secret des pinèdes…

Jeanne pose sa main sur ses yeux, écarte un peu les doigts pour toiser le soleil et parle comme un livre. Léna aime bien ces longs monologues qu’elle écoute sans broncher pour ne pas briser la magie des mots qui coulent comme un ruisseau au milieu des prés. Sans broncher jusqu’à ce que le rire prenne le dessus.

Jeanne dit que nous sommes des petits soldats de plomb au service de la vie, des papillons ivres qui dansent dans la lumière et se laissent surprendre par la nuit, des insectes besogneux qui remisent des souvenirs dans les greniers de l’éternité.

Elle dit qu’on ignore où se trouve la limite entre l’avant et l’après, qu’on cherche toute sa vie des certitudes sans jamais trouver le filon de la vérité…que peut être (on n’a pas la science infuse acquiesce Léna d’un air entendu), tout cela est inutile parce que la vie est un mirage…

Jeanne n’a pas son pareil pour inventer des histoires : elle imagine derrière le grand moucharabieh des illusions humaines un être aux âmes multiples, (non, rien à voir avec Dieu, Allah ou Bouddha, tu plaisantes ! C’est trop commode pour s’absoudre des pires méfaits et se promettre un Paradis !!).

Selon sa théorie, c’est un magicien qui choisit ses destinées au jour le jour et y met fin à sa guise lorsque l’existence inventée lui déplaît ou n’est pas à la hauteur de ses espérances. Evidemment, il oublie souvent ce qu’il a déjà fait et recommence inlassablement la même vie d’une autre manière, ailleurs…. et cette fois ça marche. Les gens appellent ce phénomène avoir de la chance.

Elle est persuadée que son père l’attend de l’autre côté du moucharabieh où vont se nicher les rêves et qui sert de paravent à l’inconnu tant redouté.

- Sais-tu pourquoi on l’appelle aussi jalousie demande-t-elle ?

- Non dit Léna pour la taquiner

- Parce que le Temps, déçu par les hommes qui le gaspille, est devenu avare de ses secrets ; c’est pourquoi il distille les signes d’un monde supérieur au nôtre avec parcimonie.

- Je suis sidérée ! s’exclame Léna.

C’est ainsi que les idées folles dégénèrent en franche partie de rigolade :

- Léna, comment expliques-tu cette lumière intérieure qui met de la couleur à nos rêves ?

- Sûrement un groupe électrogène non identifié…

Vingt ans, le bac en poche, poing levé au-dessus des foules, ensemble au cœur d’un printemps au goût de révolution, rien ne leur semble insurmontable. C’est l’heure des choix, des serments et des convictions qu’on croit inébranlables. Jeanne sera professeur de littérature et Léna chirurgienne. Pour tout le reste, elles sont restées les mêmes, à peine troublées par quelque aventure sans lendemain qui ne peut rivaliser avec une telle gémellité.

Pour célébrer leur majorité, Ladislas leur offre un voyage aux frontières du Sahara. Depuis qu’elle a lu Terre des Hommes, Jeanne est amoureuse d’Antoine de St Exupéry dont elle a peint la phrase fétiche sur le mur de sa chambre : Être homme, c'est précisément être responsable. C'est sentir, en posant sa pierre, que l'on contribue à bâtir le monde.

C’est là, près de Tamanrasset que la photo a été prise, celle que Léna porte depuis 10 ans dans un médaillon pendu autour du cou, Jeanne aux portes du désert, visage droit sur l’objectif avec le regard de ceux qui en savent assez, et le sourire (oh ! cette fossette enfantine à la commissure des lèvres….) , le sourire de la première fois dans la salle de classe.

Contre sa cuisse, la besace de coton kaki qu’elle appelle pour blaguer « ma maison », indescriptible fouillis qu’elle brasse énergiquement et finit par vider complètement avant d’y trouver ce qu’elle cherche. C’est la même besace qu’on a retrouvée un soir au coin du Bâtiment D avec, sur le rabat, écrit à la peinture rouge dans une autre langue, « fille du traître ».

Jeanne a disparu sans laisser de trace à la sortie du Centre Social où, après l’école, elle donnait des cours d’alphabétisation aux enfants d’immigrés. Avant ça, elle n’avait jamais parlé à Léna des lettres anonymes qu’elle recevait depuis des mois et qu’elle cachait dans le tiroir de son bureau.

L’homme qui gît sur un brancard a le bassin fracturé et une large plaie sur le thorax. Il a perdu beaucoup de sang et, malgré la dose de morphine qu’on lui a administrée pour atténuer la douleur, il est conscient. A voir l’état de ses radios, Léna peut affirmer qu’il ne marchera plus jamais.

Elle se penche vers lui.

L’homme la fixe et subitement, se met à suffoquer : au dessus du col de la blouse entrouverte pend une lettre en or accrochée au médaillon de Léna. Une lettre stylisée fabriquée sur commande par un ami de Ladislas dont il n’existe que deux exemplaires, deux médailles gravées à leur prénom, échangées le jour du bac pour se souhaiter bonne chance.

Léna en porte une, en forme de L comme Leïla.

Alias Jeanne, fille d’Aden Nouraoui, poète kabyle né à Tizi-Ouzou, jugé coupable d’avoir aimé une française et assassiné à Alger le 12 novembre 1958.

L’autre médaille, c’est l’homme qui la porte et Léna n’a pas besoin d’y lire le prénom gravé. Elle sait que c’est le sien.

« Je vais m’occuper personnellement de vous, dit-elle à l’inconnu en lui tapotant l’avant bras, …. Vous vivrez. »

Oui, se répète-t-elle en lui tournant le dos, tu vivras parce que tu dois payer ta faute. Et parce que je dois savoir si Leïla m’attend derrière le moucharabieh. Elle s’éloigne en pensant que cette fois, le magicien a fait du bon travail.

Ce soir, pour la énième fois, elle racontera à Macha son conte préféré, celui d’une princesse aux longues tresses noires qui danse dans les Palais de la Mémoire et observe l’infiniment petit à travers une jalousie. Quelquefois, si on sait descendre jusqu’au cœur du silence, on peut même entendre sa voix ....On ne peut pas se tromper : à chaque parole prononcée, elle expulse un diamant tant son cœur est pur…un diamant qui brille à travers le moucharabieh.