Concours de nouvelles 2013

 

Mention spéciale
du jury

 

JE M’APPELLE ANNA de Chantal BLACHE

Je m’appelle Anna, je suis née au milieu de la première guerre mondiale dans un petit village des Pouilles. La guerre nous avait fait plus pauvres que pauvres, ma mère se battait chaque jour avec la terre pour donner à manger à ses enfants. Mon père reviendrait un jour mais nous ne le savions pas.

Depuis la place de l’église de notre village perché, on apercevait la ligne bleue de la mer du côté de Brindisi, la grande ville où j’irai pour la première fois le jour de mes seize ans me marier à celui qui m’emmènerait à Marseille pour tenter sa chance dans la maçonnerie. C’est pour cela que mes enfants sont nés sur le chemin qui nous emmenait vers la France, le premier à Bari, les deux suivants à Gènes et la dernière, qui porte mon nom mais qu’on a toujours appelée Anita, dans le quartier de la Belle de Mai à Marseille où se regroupaient les « babis » qui venaient tenter leur chance loin de la pauvreté de l’Italie du sud.

Pour autant, mon enfance a été heureuse : j’étais la dernière d’une lignée de six frères et ma mère avait eu ce bonheur d’avoir enfin une fille alors qu’elle avait déjà quarante-deux ans. Cela explique sûrement les privilèges dont j’ai pu bénéficier, petits bonheurs dont les enfants d’aujourd’hui ne voudraient pour rien au monde ! Alors que mes frères, à l’âge de huit ans, devaient s’occuper de la terre pour nous assurer les repas quotidiens, quittant la maison dès le soleil levé en emportant un peu de polenta froide et des olives pour leur repas de midi, moi je restais auprès de ma mère et je regardais, apprenant chaque geste, respirant le parfum de l’origan dont elle saupoudrait les tomates et écoutant l’huile chaude grésiller dans la poêle où elle jetait quelques oignons et de l’ail pour agrémenter la soupe de fèves du soir. L’essentiel du travail des femmes était consacré à utiliser tout ce qui pouvait contribuer à nourrir leur nombreuse famille : ramasser des herbes sauvages à cuire comme des épinards, faire sécher les figues grappillées sur les figuiers sauvages qui poussaient dans la pierraille, faire cuire les tomates pour en faire des bocaux de sauce que l’on étalerait sur la polenta lorsque l’hiver nous aurait privés de légumes frais.

A Marseille, j’ai dû apprendre une autre façon de vivre, il n’y avait pas de terre, les enfants étaient à l’école et mon mari revenait le soir avec l’argent de la journée qui me permettait d’acheter de quoi les nourrir. J’ai du apprendre la valeur de l’argent, aller au marché en fin de matinée quand les paysanes bradaient la marchandise qu’elles ne pouvaient pas remporter car les frigos n’existaient pas encore. Alors, je retrouvais les gestes que ma mère m’avait appris, les raisins que je mettais à sécher sur l’étroit balcon au dessus de la rue, les marmites remplies de tomates pour la sauce, les fèves à écosser pour les soupes d’hiver, mais il n’y avait plus d’herbes sauvages au goût âpre et râpeux et il fallait acheter l’huile d’olive.

J’ai pourtant réussi à nourrir ma famille, et nos enfants ont fait leur trou dans cette ville qui n’a cessé de grandir et de recevoir des familles venues de toute la Méditerranée. Mes fils ont créé leur entreprise de maçonnerie, leurs fils sont ingénieurs, architectes, médecins. Ma fille, ma petite Anita, qui avait toujours été une bonne élève, elle est devenue professeur et pas de n’importe quoi, professeur de Français, c’est ma fierté. C’est elle qui écrit ces pages pour moi, je lui raconte et elle écrit parce que pour moi le français reste une langue difficile, un peu mystérieuse, même si je m’en suis débrouillée rapidement pour le quotidien.

Mon Anita, elle a deux filles, mais elle n’en a appelé aucune Anna, il paraît que c’était dépassé de donner le nom des grand-mères et elle a choisi des prénoms modernes qui n’avaient pas de rapport avec la douce sonorité des prénoms féminins de chez moi.

Aujourd’hui, la plus jeune de ses filles attend un bébé : je souhaite seulement vivre encore quelques mois pour serrer cet enfant dans mes bras, pour lui parler au moins une fois dans ma langue natale, lui dire les collines arides, la ligne bleue de la mer, le goût des herbes sauvages arrosées d’huile d’olive, l’odeur des feuilles de tomates sous le soleil de l’été.

* * * *

Ma mère s’appelait Ana, elle était née en Crète quelques années après la fin de la première guerre mondiale, mais elle disait qu’à ce moment là évidemment on ne disait pas la première puisqu’on ne savait pas qu’il y en aurait une seconde.

Je suis retournée dans son village, il n’a pas changé, juste quelques maisons blanches perdues au milieu d’oliviers grands comme des chênes et qu’on ne trouve que dans cette région. Plus personne pour se souvenir d’elle car elle en est partie à huit ans seulement, mais elle avait gardé en elle la musique du luth et de la lyre que jouaient son père et ses oncles, le soir, quand le village se réunissait après le repas fait de soupe de gros haricots blancs et de fèves arrosés d’huile d’olive. Elle, elle dansait au milieu de la salle, légère comme une nymphe, tournant, virevoltant au rythme de la chousta et du kalamatiano et tout le village enviait les heureux parents de la petite Ana qui dansait si bien. Mais la vie était dure, son père partait au lever du soleil avec son âne pour traire les brebis et les chèvres en haut des collines et ne revenait que lorsque le soleil était trop haut pour travailler. En fin d’après midi, il retournait au jardin s’occuper des légumes et il n’y avait pas de dimanche.

Pendant la guerre, ses parents avaient essayé de gagner leur vie autrement : ils étaient partis à Xania, ville distante de soixante et dix kilomètres, où l’on disait que des officiers venus des quatre coins de l’Europe étaient stationnés et cherchaient parfois du personnel de maison. Effectivement, un amiral français les avait engagés, elle pour la cuisine et le ménage, lui pour s’occuper des chevaux et du jardin. Ça avait été de belles années où ils mangeaient à leur faim et où ma grand-mère avait commencé à apprendre le français. Une fois l’armistice signé, les officiers étaient repartis dans leur pays et mes grands parents étaient rentrés au village où ma mère était née quatre ans après. Mais ils ne voulaient plus de cette vie trop dure et l’amiral les avait fait venir à Marseille à son service. C’est comme cela que ma mère, la petite Ana de huit ans est arrivée dans le quartier de la Belle de Mai et n’a plus entendu les notes de la lyre et du luth que son père ne toucherait plus.

Sa mère avait gardé ses habitudes culinaires que l’amiral adorait : il disait déjà à cette époque que c’était la nourriture la plus saine qu’il ait jamais mangée. Aujourd’hui on appelle cela « le régime crétois » ! Donc, dès que ma mère a été un peu plus grande, elle a appris à dénicher les ingrédients nécessaires à cette cuisine simple et savoureuse. La base, l’huile d’olive, on en trouvait facilement à Marseille, on l’achetait chez un négociant qui livrait à domicile des bidons métalliques carrés d’où coulait l’or liquide. Les tomates, ça allait aussi, même si Ana regrettait de ne plus sentir l’odeur des tiges de tomatiers du jardin de son père, et pour les herbes sauvages, on avait recours à un vieil homme qui arpentait les collines, ramenant pissenlits, doucettes et autres herbes amères qu’on utilisait pour garnir de petits beignets enrichis de brousse qu’on appelait « kartsounia » au village.

Ma mère avait grandi dans ce quartier populaire et ses yeux noirs brillant comme une flamme, sa peau ambrée à une époque où l’on se protégeait du soleil et ses cheveux bouclés attiraient les garçons comme un aimant. Elle savait ce pouvoir sur les hommes et elle s’était juré de trouver un garçon gentil et qui aurait du bien pour fonder sa famille. Elle savait ce qu’elle voulait depuis toujours, la petite Ana, ma mère, et elle n’avait pas tardé à remarquer le beau Georges qui traînait souvent autour de la manufacture de tabac, à l’heure où les ouvrières sortaient, et qui n’avait d’yeux que pour elle. C’était le fils unique d’un commerçant aisé du quartier, il avait un regard d’un bleu limpide et il était timide. Elle n’en fit qu’une bouchée et malgré la désapprobation de ses parents, mon père l’épousa et l’aima toute sa vie comme une idole. Elle a toujours continué à cuisiner comme sa mère lui avait appris, et même après être devenue une dame aisée du quartier, elle ne se faisait jamais aider à la cuisine, faisant elle-même mariner ses olives, mettant les figues et les abricots à sécher sous une moustiquaire et faisant tremper les fèves pour la soupe d’hiver agrémentée d’oignons et d’huile d’olive. Malgré ce régime réputé fabriquer des centenaires, ma mère est morte trop jeune, à soixante quatre ans, et n’a que peu connu mon fils Constantin qui pourtant parle toujours d’elle et des chansons grecques qu’elle lui fredonnait. Il dit qu’il aurait aimé qu’elle puisse tenir son enfant dans ses bras.

* * * *

Je m’appelle Hanna, j’ai soixante-dix neuf ans, je suis née dans un village en banlieue de Sfax en Tunisie. Mon père m’avait mariée très tôt à un homme bien plus âgé qui n’a eu que le temps de me faire un fils et à quinze ans, j’étais veuve.

Je suis retournée vivre chez mes parents dans la grande maison blanche dont toutes les pièces ouvraient sur la cour et j’ai élevé mon fils en même temps que mes plus jeunes frères et sœurs et les premiers nés de mes neveux. J’ai résisté au désir de mon père de me remarier et il a accepté de me garder chez lui avec mon fils, ce qui était très rare à l’époque. Je secondais ma mère, j’aidais mes belles-sœurs à tenir leur maison, je cuisinais pour toute la famille des plaques de gâteaux d’un miel particulièrement parfumé que m’apportait un homme des montagnes. C’était un miel sauvage qu’il allait recueillir dans des parois verticales où, paraît-il, d’étranges dessins apparaissaient depuis le fond des temps. Je fourrais les gâteaux de morceaux d’abricots séchés sous une mousseline sur le toit du four au dessus de la cour. Mon fils adorait ces friandises, toutes petites, juste une bouchée, et il s’en serait rendu malade, incapable qu’il était d’arrêter d’en manger. Je cuisais aussi pour lui une soupe aux herbes sauvages que j’allais ramasser avec les femmes de la maison dans les dunes qui bordent la plage, et qu’on agrémentait de pois chiches et d’huile d’olive. Le petit potager, que j’arrosais chaque soir en charriant les arrosoirs depuis le puits au centre de la cour, donnait d’énormes tomates sans une graine que je faisais également sécher pour les émietter, l’hiver, sur la semoule ou sur les galettes de pois chiches cuites sur la pierre de la cour.

Et puis mon fils a grandi, il travaillait bien à l’école, c’était un bon élève, il aimait apprendre et il est parti étudier à Marseille pour devenir ingénieur. Là- bas il a rencontré Anita, qui allait devenir professeur de Français, et ils se sont mariés. C’est comme cela que je suis arrivée à Marseille, dans le quartier de la Belle de Mai où ils vivaient dans un appartement prêté par l’un des oncles d’Anita. Sur l’arrière du petit immeuble où ils habitaient, il y avait une pièce unique donnant sur la cour et c’est là que je me suis installée et que j’ai dû apprendre une nouvelle façon de vivre.

Heureusement, la mère d’Anita, qui s’appelait Anna comme moi et était arrivée du sud de l’Italie depuis de nombreuses années, m’a appris à trouver les produits nécessaires à la seule cuisine que je savais faire. On aimait bien se mettre en cuisine ensemble, échanger nos petits trucs pour sécher au mieux les fruits de l’été, conserver le goût des tomates, agrémenter les soupes d’hiver. Et au fond, on se comprenait toujours quand on passait de longs moments à éplucher les coings pour en faire une pâte douce et sucrée ou à trier et nettoyer les herbes sauvages. A quelques portes de la maison, il y avait une famille de commerçants aisés qui travaillaient dans le vin et Anna m’a présentée à la patronne qui cherchait parfois du personnel pour l’aider aux travaux de maison. C’est comme cela que j’ai fait la connaissance d’Ana, qui était arrivée de sa lointaine île de Crète lorsqu’elle avait huit ans. Elle avait fait un beau mariage et était devenue une dame aisée du quartier mais elle se souvenait encore de la rude vie de son village, de la préoccupation permanente de sa mère d’utiliser toutes les ressources à sa disposition pour nourrir sa famille. Elle avait la nostalgie des beignets aux herbes amères ramassées dans les fossés et des petites olives noires très sèches et peu charnues mais au goût d’une intensité jamais retrouvée.

Nous trois, on s’est comprises, chacune d’un coin de la Méditerranée, au fond on parlait la même langue : Ana la grecque faisait des « koulourias », l’italienne des « ghiottina » et moi la Tunisienne, des « kisra », mais toujours dans ces biscuits, on retrouvait la farine, l’huile d’olive et les graines de sésame, et nos enfants aimaient sans distinction ces petits gâteaux secs. Un jour Ana est morte, trop jeune, pleine de vie encore, mon fils et Anita se sont séparés et je suis retournée dans mon village, regrettant de perdre la compagnie d’Anna. J’ai repris mes habitudes dans les deux petites pièces ouvertes sur la cour où jouent maintenant mes petits neveux. La semaine dernière, ma petite fille Corinne, la fille de mon fils et d’Anita, m’a téléphoné. Depuis quelques mois elle vit avec Constantin, c’est comme ça que ça se passe il paraît. Constantin, c’est le petit fils d’Ana la grecque, je l’ai vu naître lui aussi et ils vont avoir un bébé, c’est cela qu’elle voulait m’annoncer.

Alors maintenant j’attends cet enfant, ce concentré de Méditerranée, et je suis sûre que ça sera une fille dans la droite lignée des grand-mères qui ont traversé la mer pour qu’un jour elle puisse exister.

* * * *

On va m’appeler Anna… je devrais arriver dans quelques semaines mais j’ai déjà entendu beaucoup de choses. Je sais qu’on a choisi mon prénom parce que c’est celui de trois de mes arrières grand-mères et d’une de mes grand-mères, que mes parents à eux deux concentrent le sang de toute la Méditerranée et qu’ils s’attendent à ce que je sois une petite brunette aux yeux noirs et aux cheveux bouclés. Ça, je ne le sais pas moi-même car je n’ai pas encore eu l’occasion de me voir, mais d’après ce que j’ai entendu dire des unes et des autres, ça semble assez probable. Je suis assez d’accord avec ça, j’ai pas envie d’être blonde, na !

J’ai également entendu que toutes ces Anna, Hanna, Ana, quelles que soient l’orthographe et la prononciation, étaient des cuisinières de talent et qu’on se régalait à leur table ; bon, là, pas d’accord, je vais pas passer ma vie aux fourneaux, va falloir s’y faire ! Ils disent aussi que c’est la mer qui les réunit et qui les sépare, que sans elle, la mer, elles n’auraient pas été ce qu’elles sont devenues. Bon, pour l’instant, j’aime bien l’eau vu que c’est le seul élément que je connaisse, ça tombe bien !

On parle aussi beaucoup, dans ce qui va devenir ma famille, de l’huile d’olive, du goût de celle de cette année par rapport à celle de l’an dernier, ça a l’air important. Ma mère regrette de devoir en mettre moins sur ses salades car le médecin lui a dit qu’elle avait pris trop de poids. Il paraît que je suis un « beau bébé », ça veut dire poids et taille au dessus de la moyenne. Tout le monde s’étonne : ça serait bien la première Anna/Hanna/Ana qui dépasserait le mètre soixante et les cinquante cinq kilos à l’âge adulte !

Mes parents font déjà des projets de voyage avec moi : nous irons en Italie, dans le village perché des Pouilles où est née Anna en 1915, en Crète dans la petite maison blanche que grand-mère Irène a rachetée en souvenir d’Ana qui y était née en 1922, et enfin en Tunisie, près de Sfax, dans le village où Hanna est retournée vivre en 1986 après la mort de son amie.

Ça en fait des racines tout ça, mais ils disent aussi que toutes ces femmes se comprenaient et qu’il suffisait qu’elles parlent cuisine et enfants pour que les barrières de la langue fondent comme neige au soleil. Leurs enfants les appelaient « Mamma, Mana ou Roumi » si j’ai bien entendu et j’écoute parfois mon père fredonner, un peu approximativement, mais avec tout son cœur, une petite ritournelle qu’Ana lui chantait quand il était petit. Ma mère, elle, essaie de retrouver quelques formules tunisiennes pour souhaiter la bienvenue ou pour remercier, elle dit que ça sera important que je les connaisse et ma grand-mère Anita, bien qu’étant professeur de français, d’après ce que j’ai entendu dire, affirme que l’Italien est sans discussion possible la plus belle langue du monde et en profite pour nous chanter des chansons d’amour de Scarlatti entre la poire et le fromage ou plutôt entre la figue et la brousse !

En attendant de vous rejoindre, je vous laisse découvrir mon arbre généalogique…