Concours de nouvelles 2014

2ème prix "Adultes"

« des traces dans la neige » Coleen ZUNP

Il avait neigé toute la nuit. Mes deux patients du matin avaient annulé leur rendez-vous. J’avais devant moi une matinée blanche à meubler, au gré de mes pas.

Je regardais par la fenêtre du salon : le ciel avait sa mine blafarde des mauvais jours, même s’il ne neigeait plus. Dans ce petit matin tout semblait figé dans un équilibre fragile, il n’y avait pas âme qui vive à la ronde. Ma rue ressemblait à ces petites cartes de vœux dentelées que j’écrivais dans mon enfance pour la nouvelle année et que je ne lui postais jamais. Comme tous les lundis, je m’étais levée très tôt. Je décidai de sortir, juste pour éprouver le plaisir d’entendre le craquement sourd de la neige sous mes pas, et pour écouter ce silence qui avait enfoui tous les bruits, toutes les rumeurs de la ville sous son manteau blanc. Emmitouflée comme une Esquimau qui sort de son igloo, je fis mes premiers pas sur le trottoir qui longeait mon jardin.

Je remarquai tout de suite des traces de pas qui venaient du bas de ma rue et qui se dirigeaient vers la haute ville. A quelques mètres de mon portillon, deux mégots de cigarettes avaient formé des petits cratères jaunes dans la blancheur de la neige. Quelqu’un avait enlevé un peu de cette neige pour s’asseoir sur mon muret en fumant, en m’attendant, en m’espionnant peut-être ? Non, cela n’allait pas recommencer. Je venais de déménager pour fuir un patient psychotique qui me harcelait jour et nuit de ses déclarations amoureuses. Un malaise glacial et familier dont je croyais m’être débarrassée me saisit immédiatement : non, il n’avait pas pu retrouver ma nouvelle adresse ! Je m’étais mise sur liste rouge, mon nom ne figurait pas sur ma boîte aux lettres, je me garais toujours un peu plus haut dans la rue pour qu’il ne puisse pas me retrouver. Comment avait-il fait ? Je fixai ces pas : il fallait que je choisisse. Prendre à droite, là d’où ils venaient ou prendre à gauche, là où ils allaient ? Je sortis de ce dilemme en optant pour la gauche, question de logique et d’hygiène personnelles.

Je ne sais quelle force me poussa à mettre mes pas dans ces pas. Les enjambées étaient bien trop grandes pour moi, cela ne fit que confirmer mon idée qu’il s’agissait bien d’un homme que j’imaginais plutôt très grand, sec, chaussant du quarante-quatre ou quarante-cinq…Je me rendis compte rapidement que les pas à gauche s’enfonçaient plus profondément dans l’épaisseur de la neige. Je cherchai à qui cela pouvait correspondre dans ma clientèle mais en vain car mon travail consistait à fouiller les recoins boiteux de l’âme humaine, pas ceux du corps. Chaque pas, de géant pour moi, m’obligeait à faire le grand écart, à me déhancher et à utiliser mes bras en balancier. Mais au fil de mes pas je réglai naturellement mon tempo sur celui de mon inconnu, il suffisait de me laisser glisser dans son sillage, de me fondre dans ses traces. J’entrai dans son intimité comme dans une double peau, sans son consentement bien sûr mais je m’y sentais étrangement bien, ni tout à fait moi-même ni tout à fait une autre. Nous marchions à l’unisson ! Je n’aurais su dire pourquoi, mais je ne devais absolument pas perdre ces traces. Quelque chose en elles m’attirait, une petite voix tenace, enfouie depuis si longtemps et qui me faisait toujours espérer qu’un jour je n’aurais plus à chercher.

Le ciel se plombait de plus en plus, menaçait de recouvrir mes traces à tout jamais. Je venais juste de trouver mon rythme de croisière en accélérant la cadence quand je croisai mon voisin dont l’air perplexe me fit soudain comprendre l’incongruité de ma posture.

- C’est un mouvement de Tai Chi, improvisai-je honteusement avant qu’il n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche.

Comment aurais-je pu lui expliquer qu’à plus de trente ans, je jouais encore dans la neige à mettre mes pas dans ceux d’un parfait inconnu ?

- Et ça vous fait du bien ? me demanda-t-il presqu’inquiet.

- Oui, ça détend et ça fait travailler les adducteurs !

Là, pour le coup, je ne mentais même pas. Il sembla me croire mais je n’en attendis pas la confirmation. Je m’arrêtai à peine, le temps pressait et menaçait. En arrivant à un carrefour, je perdis les traces, des voitures les avaient déjà toutes effacées ! Je ne pouvais pas m’arrêter comme cela, en si bon chemin, il fallait que j’aille au bout de ma quête, au bout de mon chemin de lumière. Mais je ne mis pas longtemps à retrouver mes traces, elles étaient là sur le trottoir d’en face : elles m’avaient attendue et je les récupérai comme un trésor perdu, mon fil d’Ariane, mon étoile polaire.

Juste avant le Pont Firmin, nous fîmes encore une pause. Mon inconnu s’était appuyé au parapet, ou bien avait-il eu envie de se jeter dans les eaux glaciales de la rivière ? Les deux mégots dans la neige me disaient encore qu’il était resté là quelques minutes, le temps de se reposer peut-être. Mais où allait-il ? Le savait-il lui-même ? Il fallait que moi, je le sache.

J’essayai de réprimer un espoir fou, une intuition intime que je ne pouvais taire et qui s’imposait à moi malgré toutes mes peurs d’être à nouveau déçue. Je repris mon chemin, son chemin, nous traversâmes le pont Max Jacob pour entrer ensemble dans les rues piétonnes au cœur de la vieille ville. D’autres traces commençaient à se mêler aux nôtres que je crus perdre définitivement. Mon espoir secret s’envola quand je compris que nous étions en train de nous diriger vers la rue Kéréon où se trouvait mon cabinet de thérapeute. C’était donc bien un des patients du cabinet ! Mais que me voulait-il à la fin ? Et où se trouvait-il à cet instant précis ? Quand nous arrivâmes au trente-six B, au niveau de ma plaque où figuraient mon nom et celui de ma collègue, la neige avait été piétinée, salie. Il était resté là le temps de fumer une autre cigarette. J’enlevai un gant pour ramasser délicatement le mégot qu’il avait jeté. Une émotion étrange me submergea lorsque j’eus entre mes doigts ce reste de cigarette que cette bouche avait…

Non, il ne fallait pas que j’en rêve, j’en avais déjà trop rêvé, trop pleuré, j’allais encore me faire mal, je devais revenir à la raison ! Je mis le mégot dans ma poche, je n’avais pu le rejeter, l’abandonner là, seul, dans la neige et le froid. Les traces continuaient, alors peut-être n’était-ce pas un patient ? Nous nous remîmes en marche, lui et moi et la neige, elle, se mit à tomber en petits flocons légers qui me chatouillaient le visage. C’était une sensation très agréable, comme un micro massage mais la peur de perdre mes traces venait gâcher ce petit plaisir. Il fallait faire vite, courir peut-être. Mais je n’eus pas très longtemps à marcher après ce qui serait ma dernière halte : les pas s’arrêtaient au seuil du Bar des Amis, l’unique café ouvert à cette heure encore matinale.

Je franchis les trois marches et poussai la porte, le cœur battant plus que de raison. Il n’y avait que cinq personnes dans le bar : deux jeunes couples fatigués qui finissaient leur nuit devant un café aussi crème que leurs visages et, sur un haut tabouret de comptoir, un homme très grand, d’une soixante d’années qui me faisait face.

Ce fut un moment hors du temps, suspendu à nos retrouvailles et dont la réalité semblait m’échapper. Ni lui ni moi ne pouvions bouger, parler, de peur peut-être de briser le charme de cet instant indicible. Il me dévisageait avec la tendresse du premier regard que l’on pose sur un enfant qui vient de naître. Je sus tout de suite que c’était lui mon miroir, mon double, ma source, lui que je n’avais fait que chercher et attendre depuis plus de trente ans, à qui je ressemblais et qui me ressemblait, lui dont le bleu de ses yeux se noyait déjà dans le même bleu de mes yeux. Il était encore plus beau que dans mes rêves puisqu’il était vivant, là devant moi et qu’il allait me donner la vie pour la deuxième fois.

Je finis par m’approcher timidement du comptoir, sans que jamais nos regards ne se détournent l’un de l’autre. Qui allait rompre la magie de notre silence ? Les mots n’allaient-ils pas tout gâcher ?

Ce fut lui qui eut ce courage.

Vous avez suivi mes traces ?