Concours de nouvelles 2015

Mention spéciale

DANS LE MONDE DU SILENCE de Nicole ROCTON

 

Orion, inerte, flottait dans un espace depuis longtemps désert. Au-delà des murs blancs s’étendait l’ample Rien. Le Rien hostile, le Rien glacé. Nul son, nulle image, et nulle aspérité n’occupaient le lieu nu dans lequel il voguait. Peu à peu grossissait un cercle étrange, lointain, tout noir, luisant et fixe. Un œil, peut-être. Le silence hérissé de néant paraissait faire obstacle, tel un mur invisible. Mais que voulait l'œil noir ?

Orion marchait. Comme en un lieu où l’on perdrait la pesanteur, Orion errait, sans but, sans destin. Pourtant c’était vers l’Est, vers le soleil, et droit devant, qu’en aveugle il marchait. Le vide le frôlait sur le bord du chemin. Là-haut, l’œil effrayant cherchait, semblait-il, un semblable. Unique en son espace, silencieux, mystérieux. Parfois, des bruits lointains, étouffés, froids et durs, croisaient le sillage de ce globe, dans la brume de nuit ou la clarté de neige. Orion cherchait sa trajectoire, poursuivant une mémoire qui porterait sa sphère vers du vivant, du cohérent, du palpable. Un rendez-vous. Il lui fallait un rendez-vous. Mais où avaient donc fui la lumière du soleil, la voix tendue des hommes ? Seul un croissant lointain ondulait quelque part et attirait ses yeux. Orion voyait si peu, et se heurtait au vide. Un cri voilé le précédait, ou l’entourait, déroulait sa spirale tout autour de son corps. Ce cri l’accompagnait, le guidant sur sa route. Déployé dans l’espace, il le masquait parfois. Silencieux ou bruyant, il le paralysait, ou lui donnait des forces. Tantôt l’un, tantôt l’autre. Un monde étrange bruissait aux alentours ombreux. Orion marchait sur place. Orion immense, et le cri minuscule, et strident, infini, continu, à présent. Posté sur son épaule. Car Orion ne pouvait se mouvoir sans ce cri. Ce cri vivant, qui grossissait, masquant par intervalles l’immensité muette. Un événement se préparait, exceptionnel, unique, dont le monde parlerait. Orion allait. A grands pas saccadés, il marchait dans la mer. Sa tête et ses épaules se mouvaient hors de l’eau, cherchant un signe, quelque chose, de la vie, des paroles, un regard, une main. Un bruit. Mais rien. Dans sa pensée, solitaires et muettes, bruissaient des phrases qu’il ne pouvait offrir, dans son désert cruel, univers oublieux : « Où vont les rêves, dans quel espace sans bords, sans trace, sans une ligne à l’horizon ? Où meurent les mots, incrustés effacés, en volutes noués ? Où vivent les phrases, gravées, si douces, sur des chemins qui s’évaporent, loin de nos corps ? Plus rien ne reste de leur parfum ni de la force, à pleines mains, qui les portait. Mais leur odeur et leur douleur, et leur douceur et leur couleur, et leur beauté, suivent nos pas. Où vont les rêves, dans quelle prairie d’espoir, dans quel réservoir de vouloirs, si drus, si denses, si rauques, si durs ? A pleines mains nous les tenons, et les serrons pour qu’ils étouffent ou bien qu’ils vivent, malgré l’impossible avenir qui va résonner comme un glas. Où vont les rêves quand le soir tombe ? La nuit s’élève comme un avion, le nez pointé vers les étoiles qui brillent, qui cillent, et disparaissent. Que vont les rêves devenir, eux qui ont tant vécu, pesé, compté ? Où vont les rêves, brodés sans trêve, malgré, soudain, cette ombre sombre qui songe, et ronge, et puis s’allonge, morte ? Où pleurent les rêves, dans quel fossé creusé par les mains de la nuit qui leur murmurait des berceuses ? Et qui viendra border les rêves, chanter les danses enivrantes des elfes fous qui croient aux hommes et leur murmurent des « oui » qui chantent ? Où vont les rêves ? Où vont les mots qui brûlent et qui dessinent à l’encre vive les instants impossibles ? Les retenir… Les serrer ferme, les ancrer vifs au port si fort de nos espoirs… »

Ainsi monologuait Orion, au regard étonné de la mer. C’était son cri qui se mouvait, qui brodait des paroles, et ces paroles étaient les siennes, pour qui, pour quoi ? Le silence seul leur répondait. Et si l’œil le voyait, cet œil noir silencieux, sur le mur de la nuit ? Si peu de lumière subsistait.

Le cri reprit sa litanie sur l’épaule obstinée : « Où vont les rêves qui n’ont d’espace que de désir, de nouage, de frissons, les mots vivants qui s’effilochent de ne naître jamais de réel, de chair, de sang, de fusion, de volcans ? Les rêves ainsi écartelés, démembrés, dépecés, délirants, pantelants, effondrés, avides, errants, revenants, mendiants criant grâce, suppliant ? Prenant corps. Corps de rêves à jamais enterrés dans le tombeau scellé de nos renoncements. Où vont les rêves, et qui saura les ranimer, les relever, les revêtir du vêtement doré, brodé, serré, de l’éternel retour du recréé, du très puissant nectar de ces mots pantelants, saisissants, vivants, obsédants, quand ils étranglent de leurs mains noueuses, tortueuses, tentatrices, au détour des chemins où ils vivent cachés ? Qui les écoute promettre, démettre, paraître, disparaître, renaître, haleter, soupirer, hurler, frémir, durer, dessiner, affoler, parfumer, vibrer, gémir, assassiner tous les possibles, tordre le cou aux arguments qui les défendent, ardents, violents, violant les lois qui les dérangent ? Habillés de contours éblouis, entourés de murailles, hissés sur les montagnes, au-delà des regards, où vont les rêves, quand le réel aux jambes insatiables, tout hérissé de pointes, les rattrape à pas sûrs au petit jour pâli, grandi, durci, sourd comme la porte verrouillée de la nuit ? Où vont les rêves, quand le réveil frissonne au matin frêle, à la mort de la vie ? Ils se souviennent de l’autre monde, les pauvres rêves, et dans l’immensité, leurs merveilles nous étreignent. »

Ainsi parlait le cri. Orion marchait à contre vagues, le cri perché sur son épaule. A l’assaut de ces mots proférés par sa bouche, Orion tremblait. Il faudrait bien qu’ils meurent, ces mots, et que plus jamais trace de la douleur tenace ne paraisse au matin : « Buée, triple buée, disparais à jamais. Espoir écartelé, pantelant, ahanant, immobile, retourné comme la crêpe dans la poêle brûlante, tombé dans l’encre un jour de deuil, débats-toi comme un ver ! Tu te tortilles et puis t’enroules autour d’un cou sans air. Torrents de sable au fond des gorges, fondez sur moi pour m’étouffer. Qui vit encore, palpite, halète, lutte âprement pour s’abreuver aux larmes sèches, figées dans les goulots escarpés au couteau ? Torrents gelés, suintement sourd d’un hurlement hachuré, effacé, découpé dans la chair pantelante des mots tremblés, glacés, effarés, refoulés, adieu ! L’espoir s’effondre, inutile, béant, derrière le soir découpé au scalpel.» Alors, au plus profond de la mer du Silence, la tête haute soudain, voici qu’Orion trébuche sur son espoir perdu. Il chancelle, il frémit. Tremblant, vibrant sur son épaule, le cri le guide. Il glisse des mots dans son oreille. Mais le soleil s’enfuit et se cache peu à peu. A la droite d’Orion, au détour d’un sillage, la traversée du Temps s’étale. Soudain Orion se fige. Là, sous ses yeux aigus en piolets de silence, des siècles disparus découpent des tronçons de colonnes ébréchées, des souterrains emplis de débris obscurcis, des têtes de statues délestées de leur corps. La nature obstinée déverse sur les vagues, en des monceaux d’éternité, des corbeilles rouges et roses de fleurs inébranlables accrochées à des ruines.

Les yeux d’Orion se voilent et la fièvre est en lui. Des souterrains s’enfuient vers de lointains replis, et leur bouche béante, profonde, noire et vide, s’ouvre sur l’infini. Saisi, hypnotisé par les pas des absents, Orion entend soudain tous les siècles figés, les mots brûlants des sages, et leur vie à jamais cousue dans le linceul. Un vent puissant et chaud déroule sa tornade entre les bras des vagues. Et puis se tait soudain l’immortel tourbillon des lames écumeuses. Orion marche sur des rocs où des pas sont gravés en lettres invisibles, où des frissons muets sont inscrits tout brûlants sur des roseaux brisés. Il voudrait leur parler des cris noirs des escales, du fracas des paroles enroulées sous les algues. Son souffle puissamment a réveillé un phare. Un souvenir se pose sur ses mains écartées. Sa brûlure creuse encore, il ne sait la panser. Un vent coupant a dévasté son île, sur la frontière fantôme d’un pays pantelant. Sur l’épaule d’Orion, le cri attrape au vol quelques mots effacés en un pays soufflé de la carte du monde, quelques sons sourds et sombres d’une ville égorgée, d’une frontière bloquée, d’une ligne brisée, d’une terre dévastée, gravée, creusée dans le rocher, assassinée, quelques lignes de fuite, tordues, croisées, encastrées au couteau dans les algues fumantes, géométrie hurlante d’un massacre incrusté dans les fonds sous-marins, pierres grises éraflées, nuit aveugle, étouffée, et bâillonnée soudain en un silence hurlant. Lune en congé, obscurité, douleur. Figé, absent, muet, parti, Orion voudrait s’enfuir loin de tout horizon. Il se tient presque droit, accroché à un vide qu’il est le seul à voir. Son corps maigre penche un peu vers cette nuit étale où nulle lune ne luit. Aucun cœur n’y palpite. Il reste ainsi sculpté dans un instant de plomb dont il ne peut s’enfuir, où il frappe sans bruit pour quitter sa mémoire, insupportable livre où chaque ligne de sang lui dit qui a tiré, qui a frappé, qui a broyé les os dans des corps fracassés. Il ne sait plus parler, il ne peut plus rêver, mais son âme sait encore un discours qui par bribes, par mots, par virgules s’écrit, se grave sur le soleil qui se noircit soudain. La sueur baigne son front, sa mémoire hurle et vainc le vide, l’horreur insupportable, le désespoir infâme, ennemi de son âme. Et des mots de beauté, d’honneur, d’espoir, de matins et de soirs, s’inscrivent sur ses yeux. Car ils vivent en lui, écartelés et pantelants, mais ranimés, debout, et de chair et de sang. Vibrants.

Le désert infini ourle les bords du ciel. L’œil s’y perd dans le vide, le loin, l’assourdissant, le rude. Un silence bruissant s’accroche à des amas d’écume. Des bêtes inconnues, que ne saisiront pas les pupilles humaines, s’y dévorent entre elles, en toute intimité. Huis clos. Cette scène est désert que nul chameau ne foule. On ne voit ni naissance ni fin à cette route folle, improbable, impensable : un mirage persistant, construction insensée dans un décor de vagues installé sous le ciel. La peur ancrée aux pieds, Orion n’ose affronter l’espace jeté au vide, qui le lie au présent. L’angoisse vient le saisir, le broyer, l’étrangler, pousser vers lui la chute impitoyable et muette qui guette au prochain pas. Au fond de lui hurle, brûle, une absence installée qui ne veut le quitter. Et il fuit droit devant, pour se dégager d’elle, s’étourdir de vent, se boucher les oreilles, reconstituer l’instant sans ce cri persistant qui se moque du temps. Avancer, vivre, naître, au tout autre, au nouveau jour qui fuit sans lui, l’arrêter, l’étrangler, le stocker, déguster. Mais souvent le cri hurle et recouvre la route, envahit les oreilles, pétrit le corps, le déguise en statue. Et souvent le sol bouge, ondule sous les pieds, mouvant tapis tissé de larges trous profonds, tapis traître par où Orion disparaîtrait si ses mains n’accrochaient rudement le rempart de son cri qui l’emporte. Il avance apeuré, revient à son parcours, délaissant le passé pour trouver l’à venir. Libre. De trébucher, de rêver d’un ailleurs, de se reprendre, d’habiter chaque instant, de se dresser, fragile, devant l’immensité où il craint de se fondre. Il veut tisser ses mains aux contours d’une corde, s’assurer ce soutien dans sa fuite en tourmente. Son regard égaré le transporte très loin, à l’autre bout du ciel, à la lisière de sable. Et ainsi suspendu dans le filet tremblant, voyageur fugitif, Orion sent les nuages guider sa marche folle, l’entourer de leur ouate, réchauffer ses frissons, obturer les fissures de son itinéraire. Il se souvient alors des élans de son âme, de son corps, de la vie qui soudain venait à s’élargir en un feu d’artifice, des instants qui comptaient, s’envolaient, revenaient, se gravaient dans son être en une mémoire unique, inégalée, cachée. Il sait qu’il aurait pu garder ces morceaux d’or, ne pas laisser couler son trésor sous la mer, l’éloigner quelque part, s’en réjouir à l’écart. Et soudain face au gouffre aux deux bords de ses mains, ciselé en statue, dépossédé de souffle, Orion enficelé par la douleur secrète, les lendemains barrés, le vide en place des mots, s’arrête et se craquelle, suspendu à ses larmes. La mer, au vent furieux, soulevée par le cri étranglé, semble ouvrir ses espaces, ses vides entre les vagues, et précipite Orion d’un côté et de l’autre de la nuit affolée. Toutes les routes s’enfuient, la tempête bouscule, rugit, plaque autour de ses jambes des griffes déchaînées, les attire vers le bas, le non-sens, le rien. Orion voudrait retrouver l’équilibre, les mots qui nouent, réchauffent, éclairent. Mais c’est l’absence, le ciel, le vent, fermés à double tour, qui font cingler les lettres du mot « renoncement ». « Impossible » clignote comme un néon félon tout autour de la mer, et fait pencher soudain la raison dans les cordes où elle est encerclée. Au-dessus, le ciel froid semble ignorer Orion. Au-dessous, la mer danse, s’envole, retombe, plane, tient bon, durcit, portée par d’invisibles mains noueuses, tortueuses, qui la retiennent et puis la lancent. Enlisé dans le ciel, projeté vers le sable, comme un enfant qui tremble, comme un équilibriste, sans cesse au bord du vide, puis soudain sur ses pieds, ses deux mains écorchées étreignant l’impossible, étranglant son espoir, Orion halète de peur, d’angoisse, et sa voix se remplit de cailloux, de silence, et ses pleurs sèchent, et son attente s’effondre, inutile, pantelante, plaquée au sol de sable par le vent sourd et sec. Pour stopper ce voyage au fin fond de l’absence, Orion dessine en lui des lieux de paix, de renaissance, de baume et de soleil. Mais il est projeté soudain, comme un boxeur vaincu qui mâche son dentier. Sorti du rêve, remis debout par des mains rudes, invisibles, implacables, il contemple le vide, l’immensité, et puis ses doigts, et puis ses pieds, si frêles, si incapables de lutter sous les cris de la foule de ses propres pensées installées au spectacle, et qui le jugent, et qui le huent. Il avance tout droit, recherchant le soleil. La lumière disparaît.

Vendredi 20 mars 2015, dix heures trente, Hôpital Psychiatrique Les Kariatides, Pavillon des Adolescents. Le soleil ne luit plus qu’en infime croissant. Immangeable. Orion Martin distingue à peine dans la pénombre le lit de fer fixé au sol, la chambre nue, l’œil fixe et dur d’une caméra. Vêtu d’un slip et d’un tee shirt, des cachets blancs dans la main gauche, Orion se rue sur la porte fermée. De son épaule brisée tombe soudain le cri aveugle. La porte reste verrouillée.