Concours de nouvelles 2015

2e Prix "Juniors"

D’UNE ÉCLIPSE A L'AUTRE… de Sophie DIOULOUFET

Le grand-père s’assit dans le fauteuil et les conversations moururent, reportant l’attention de la famille sur le vieil homme. Il était de haute stature, au physique un peu sec. Ses cheveux, blanchis par l’âge, portaient encore les vestiges de sa jeunesse où ils étaient noir ébène. Son nez et sa bouche étaient fins. On aurait pu le trouver impressionnant, écrasant d’autorité, mais pour cela, il eût fallu ne pas remarquer ses yeux. Or ses yeux étaient remarquables. Cachés derrière une paire de lunettes aux verres épais, trahissant une vue défaillante, ses yeux bleus, clairs en longeant la pupille et dont le dégradé faisait échouer l’iris sur un cercle indigo évoquant les fonds marins, dissimulaient mal un grand cœur généreux et une immense bonté.

Paul était assis sur un coussin, le même depuis toujours : celui par terre, en face du fauteuil. Il se réjouit, il adorait les histoires de son grand-père. Il ne s’en était jamais lassé et écoutait toujours avec la même attention teintée d’admiration le grave bourdonnement de la voix de son aïeul. Ses histoires ne s’apparentaient pas aux contes que racontent les mamans à leur petite fille pour les aider à s’endormir. Ceux-là sont peuplés de petits êtres fictifs et de créatures fantastiques. Non, il ne les avait pas imaginées, son grand-père : il les avait vécues et c’était d’ailleurs cela qui les rendait intéressantes. Il lança un regard à son ami Jean, assis à côté de lui. Il ne le connaissait que depuis quelques mois, et pourtant, ils s’entendaient déjà à merveille et partageaient tout ou presque, comme des frères. De ces deux caractères à la fois opposés et tout à fait complémentaires était née une amitié indélébile et s’étaient tissés des liens incassables. Aussi avaient-ils été enchantés lorsque Mathilde, la maman de Paul, avait proposé qu’ils aillent en vacances tous ensemble. Surtout Paul qui trouvait les voyages en voiture particulièrement ennuyants, d’autant plus qu’il ne devait pas faire de bruit parce que sa grande sœur, une jeune fille calme, posée et pensive, de trois ans son aînée, écoutait de la musique.

D’ailleurs, cette dernière était remontée dans sa chambre tout de suite après le repas. Elle trouvait les histoires de son grand-père trop enfantines et reprochait par la même occasion à Paul d’y prendre encore goût, mais celui-ci n’y prêtait pas attention. Elle était de plus particulièrement énervée à cause d’une de ses boucles d’oreilles vertes qu’elle ne parvenait pas à retrouver, bien qu’elle l’ait cherchée partout. Ce n’étaient pas n’importe quelles boucles d’oreilles, c’étaient celles que lui avait offertes Félicien, les seules de cette couleur qu’elle ait. Félicien, le beau garçon de terminale. Il était venu la voir le lendemain de la rentrée et lui avait donné le bijou en lui disant : « Tiens, je pensais que ça pourrait te faire plaisir. Elles sont de la même couleur que tes yeux. » Elle avait tendu la main timidement sentant ses joues et son front s’empourprer. Elle avait hâte qu’il l’appelle, qu’elle puisse entendre le son de sa voix. Au diable ces vacances insupportables qui l’éloignaient de son bien-aimé ! Pourquoi fallait-il toujours les passer en plein milieu de la diagonale du vide ? Et puis son grand-père et ses histoires idiotes… Il était à mille lieues d’égaler Félicien. Il parlait si bien, lui…

Par terre, dans le salon, Paul songeait avec un haussement d’épaule : « Tant pis pour elle si elle ne veut pas venir ; elle ne sait pas ce qu’elle manque ! »

Jean, son ami, faisait partie de ces personnes qui s’adaptent parfaitement quels que soient le lieu, le contexte, les interlocuteurs, tout en restant très discrètes. Il ne parlait jamais de lui et répondait toujours aux questions qu’on lui posait de manière évasive, de sorte que nul ne savait vraiment où il habitait, qui étaient ses parents ou s’il avait des frères ou des sœurs. Il était de taille moyenne, mince. Ses cheveux étaient bruns, lisses, coupés courts ; son visage était bien proportionné. Il eût pu être un garçon tout à fait normal si ses yeux ne l’avaient pas trahi. En effet, ses iris dorés variaient sensiblement d’aspect selon ses émotions, son humeur ou, tout simplement, la luminosité ambiante. Parfois étaient-ils or, parfois étaient-ils marron clair, subtilement zébrés d’ocre. Il avait compris que le grand-père allait parler. Alors il se tenait bien droit, tout ouïe.

Ce dernier laissa planer le calme quelques instants, davantage pour se remémorer chaque détail que dans le souci de se ménager un effet. On entendit une bûche craquer dans la cheminée, une chouette hulula, puis il prit la parole. Sa voix grave était chantante, certaines consonnes appuyées par quelque accent. Elle emplit chaque coin de la pièce, chaque parcelle des corps de ses auditeurs qui ne tardèrent pas à s’immerger dans le récit.

« Voyez-vous, je vais vous raconter une histoire assez curieuse qui m’est arrivée alors que j’avais une douzaine d’années.

« À cette époque, j’allais travailler tous les matins au village voisin pour aider ma famille et je rentrais, le soir, vers dix-huit heures. Ce n’était pas loin, mais je devais traverser un petit bois. Je m’en souviens très bien. Petit, j’allais souvent y jouer à cache-cache ou à chat-perché, et j’en connaissais chaque recoin. Je savais que derrière ce chêne, on découvrait de magnifiques mûriers ; que sous ce hêtre, on trouvait un terrier de lapin, que ce chemin allait jusqu’à une vieille cabane abandonnée de garde forestier. La forêt n’a pas besoin de garde, voyons, elle sait bien se défendre toute seule…

« Bref, j’allais travailler au village. Là-bas, j’aidais tour à tour un cordonnier à clouer une semelle, l’épicier à décharger un arrivage trop tardif, le postier à terminer une tournée à temps… Ma petite sœur, Annie, allait sur ses quatre ans.

« C’était donc un jour d’hiver glacial. Pendant toute la matinée, il avait neigé et le vent soufflait par grosses rafales, menaçant à tout instant d’emporter avec lui le pauvre étal du petit maraîcher ou de déraciner le vieux sapin centenaire dont les branches s’élançaient jusqu’au ciel. Puis, au beau milieu de l’après-midi, le soleil était apparu, chassant vent et neige. N’avait persisté qu’un mistral frigorifiant qui s’infiltrait sous vos vêtements, se riant de leurs multiples épaisseurs. Ne restaient que quelques flocons solitaires qui descendaient du ciel en virevoltant doucement jusqu’à venir s’échouer à vos pieds dans un gracieux ballet. La ville s’était recouverte de son manteau d’hiver, blanc, éclatant de pureté, incrusté de milliers de fragments de diamants qui scintillaient de mille feux au soleil. Le silence régnait là, à peine troublé par le rire d’un enfant dans une maison joyeuse ou par le hennissement d’un cheval, quelque part dans une écurie… C’était l’anniversaire de ma sœur.

« J’avais travaillé dur pendant toute la journée, bravant froid et tempête. Alors que le marchand payait mes services, je songeai subitement à Annie. Je n’avais pas de cadeau et si je n’en trouvais pas un rapidement, elle allait être très déçue. J’avisai alors une boutique, de l’autre côté de la rue. Dans la vitrine, une jolie petite poupée était assise. Elle portait une robe blanche à fleurs roses et jetait sur la rue son regard fixe dénué d’expression. Ravalant ma honte d’acquérir un objet aussi enfantin, je l’achetai, songeant, heureux, à la mine réjouie de ma petite Annie lorsqu’elle le découvrirait. Je dépensai, par cet achat, la totalité de ma paie.

« Je pris le chemin du retour, tenant la poupée contre mon cœur afin que ni le vent, ni la neige ne l’abîment. Les derniers rayons du soleil, filtrés par les feuilles du bois éclaboussaient le sol de lumière dorée. M’eût-on dit que j’étais entré par mégarde dans un conte de fées, je l’eusse cru.

« Soudain, comme dans mes cauchemars les plus fous, l’obscurité se fit totale, trop brutale pour qu’il s’agisse d’un simple coucher de soleil. C’était la nuit, une nuit diurne. Je trébuchai, bien qu’il n’y ait jamais rien eu à cet endroit-là. Je me retrouvai au sol. Je m’enfonçai dans la poudreuse du bas-côté. Tous mes repères volèrent en éclats. Je fus gagné par l’affolement. La neige s’infiltrait dans tous les interstices de ma tenue. Je ne comprenais pas ces ténèbres qui s’abattaient sur moi.

« J’eus peur. Cette peur que l’on éprouve lorsque l’on sent que les choses nous échappent, cette peur qui étreint l’homme qui se sent glisser vers l’inconnu, cette peur qui noue le ventre de celui qui est perdu, cette peur, enfin, qui paralyse la personne qui est privée de toute maîtrise des événements. Cette peur-là, je l’ai ressentie, dans tout mon être, dans chaque partie de mon corps. Elle était là, présente, toujours plus.

« Je levai vers le ciel un regard chargé d’incompréhension dans le vain espoir d’y lire une explication. Alors je vis, je vis ce qu’il n’était pas permis de voir. Je devrais d’ailleurs en payer le lourd tribut… Le soleil n’était plus soleil. Non, il était boule de feu, pas exactement, boule de feu. Il était disque noir cerné de flammes. Mais ce spectacle me brûlait les yeux, et, même si je détournai le plus rapidement possible le regard, je ne verrais plus jamais.

« Je me retrouvai face contre terre, contre neige devrais-je dire, transi de froid, glacé d’effroi, paralysé par la peur, tremblant dans le noir, pleurant dans ma solitude. Au bout de plusieurs minutes, la lumière reprit ses droits. Je pus retrouver quelques repères, mais je ne voyais pas, ou plutôt, je distinguais vaguement un camaïeu de couleurs vagues qui avaient tendance à se mélanger. Je mis cela sur le compte des larmes. Mais c’était surtout pour me rassurer, car au fond de moi, je sentais que quelque chose de profond avait changé.

« Je me relevai, encore désorienté, titubai, repris pied. Je rentrai à la maison, posant mécaniquement un pied devant l’autre. Mes yeux me faisaient atrocement souffrir et j’étais obligé de les garder fermés. Heureusement, je connaissais le chemin par cœur et je n’avais pas besoin de le voir pour me repérer. Ainsi, je ne me perdis pas.

« Lorsque, enfin, j’arrivai à la maison, lorsque je poussai la porte, je fus assailli par une multitude de sensations accaparant tous mes sens, tous, ou presque. Je ressentis la chaleur du foyer, humai l’odeur du gâteau dans le four, j’entendis le doux babillage d’Annie, une comptine que lui fredonnait maman, celle qu’elle me chantait quand, tout petit, elle me prenait dans ses bras. Mais je ne vis pas la petite silhouette s’avancer vers moi, de sa démarche parfois encore chancelante. Je ne vis pas ses grands yeux bleus empreints de simplicité et d’admiration dont seuls les enfants en bas âge ont le secret. Je ne les vis pas, je les devinai. Alors je fermai la porte, pris ma candide Annie dans mes bras, avançai à tâtons. Je pris brusquement conscience que j’avais égaré la poupée. Seulement, avec la nuit qui était tombée et mes yeux qui ne voyaient plus, je compris qu’il me serait impossible d’aller la chercher. »

Il se tut un instant. Chacun était immobile. Tous sauf Jean qui ne cessait de jouer avec un petit objet dans sa poche. Mais tous étaient trop concentrés pour y prêter attention.

« Bien plus tard, trop tard, je comprendrai qu’il s’agissait d’une éclipse solaire. À présent, avec des lunettes, j’arrive à distinguer les contours. Mais ce soir-là j’ai perdu le cadeau de ma sœur, une ingénue petite fille encore pleine de rêves enfantins, une journée de travail farouche et ma vue.

« Si je vous raconte cela, mes enfants, c’est que demain, à nouveau, la lune passera devant le soleil et il y aura une éclipse.»

Lorsqu’il se tut, chacun était suspendu à ses lèvres et le silence qui succéda prouvait qu’il avait reçu toute l’attention de son auditoire. Ses yeux fixaient la cheminée sans la voir, plongés dans les abîmes de la réflexion. Le feu était éteint dans l’âtre et nul n’avait songé à le rallumer. Les dernières braises rougeoyaient encore, diffusant une lumière douce et chaleureuse.

Plus tard, dans son lit, Paul entendit Jean se retourner, à côté de lui. Il ne dormait pas, Paul en était sûr. Il faillit lui demander ce qui n’allait pas, mais il se retint au dernier moment. Jean était trop réservé pour lui permettre de se faire du souci. Ce n’était pas la peine de lui infliger le chagrin de devoir mentir à son ami. Paul décida donc de le laisser tranquille et quelques instants plus tard, il dormait profondément.

Jean, ainsi que l’avait deviné Paul, ne trouvait pas le sommeil. Il était triste, affligé. Il entendait la respiration régulière de celui qui lui avait fait découvrir la vraie amitié, celle qui reste intacte quelles que soient la distance, les épreuves et les années qui les séparent, celle qui ne s’efface jamais. Il entendait également, en bas, le grand-père qui allait se coucher, après avoir versé de l’eau sur les braises.

Mais ce que ni Paul ni son grand-père ne savaient, ce que ni Paul ni son grand-père ne sauraient, c’est la vraie nature de Jean. Plusieurs siècles auparavant, lorsque la lune masqua le soleil, il était venu au monde, tigre. A l’instant précis où les trois astres étaient alignés, il avait ouvert les yeux. Et cela n’avait pas été anodin. Cela lui avait conféré un étrange pouvoir : celui, à chaque éclipse, de se métamorphoser en n’importe quel être vivant dont il posséderait un objet. Ainsi, s’il avait une plume d’oisillon, il pouvait se transformer en petit oiseau, mais il ne pourrait jamais grandir, ni vieillir. Ainsi, un soir, il s’était glissé dans un bois, avait surpris un petit garçon. Il l’avait fait trébucher pour s’emparer de la poupée qu’il tenait serrée contre son cœur et s’était enfui, lâchement. Alors ce soir-là, il avait volé le cadeau d’une ingénue petite fille, encore pleine de rêves enfantins, une journée de travail farouche et la vue d’un jeune garçonnet, d’une douzaine d’années.

Mais ce que ni Paul ni son grand-père ne savaient, ce que ni Paul ni son grand-père ne sauraient, c’est que le lendemain, il se transformerait en une jeune fille calme, posée et pensive de quinze ans, et que jamais plus ils ne le reverraient…