Concours de nouvelles 2018

Grand Prix du Jury

Un capitaine aux dents longues de Julien MORVAN

Le 13 juillet 1915, le 227e régiment d'infanterie fut décimé par une violente contre-attaque de l'armée allemande, quelque part sur le front Est de la Meuse. Sur les grandes cartes d'état-major que l'on accrochait aux murs des salles de commandement improvisées, le régiment martyr n'était plus qu'un minuscule drapeau tricolore, que l'on rangeât avec d'autres, déjà tombés, dans une boîte remplie de craies et de punaises ; mais ce jour-là toucha autrement les brillants dirigeants qui présidaient au destin des milliers de soldats de l'armée française. Une dépêche écrite arriva dans le bureau du colonel Beaulieu ; un petit adjudant aux chaussures sales, essoufflé par sa course, s'avança au-devant du grand homme et de ses médailles :

« Le 227ème a été laminé, mon colonel !
- Je sais. Et alors ?
- 224 morts, 72 disparus et 83 blessés, mon colonel !
- Et alors ?
- C'est tout mon colonel.
- Et c'est pour me dire ça que vous venez salir ma salle à manger ?
- Non, mon colonel, reprit le pauvre émissaire haletant. Mon colonel, le capitaine Launay a été blessé pendant l'attaque.
- C'est très sérieux, mon colonel. On a fait venir un prêtre ! »

Un geste de la main suffit à congédier le soldat. La situation était pénible ; 224 morts, passe encore, mais le capitaine Launay était depuis le début de la guerre un atout précieux pour diriger la piétaille de mobilisés et volontaires qui formaient le plus gros des rangs de l'armée française : 13 victoires franches - en d'autres termes, 13 morceaux de terrain repris à l'ennemi sous un déluge de feu - et de superbes aptitudes à se faire respecter de ses hommes, au mépris du danger ; le port altier d'un honnête petit industriel bourgeois mêlé à un mépris discret de la classe ouvrière ; le regard ferme et l'assurance de ne pas faillir à son devoir lorsqu'il signait l'ordre d'exécution d'un soldat, fusillé pour l'exemple. En somme, un officier irremplaçable et un excellent français. Le colonel se rendit à proximité du champ de bataille et s'y fit photographier pour les journaux. Dans l'hôpital de campagne où Launay était soigné, une rapide conversation avec les médecins confirma la gravité de ses blessures et leurs irrémédiables conséquences. Il ne passerait pas la nuit. Le colonel s'enflamma en vain :

« Deux semaines de permission à celui qui le sauvera et le renverra au front ! »

On tenta l'impossible sans vraiment y croire, le prêtre pria davantage que pour tous les autres mais les heures passèrent, impitoyables. La fin n'était plus qu'une question de minutes, quand un lieutenant d'artillerie, fraîchement nommé dans le secteur, s'adressa à son généreux supérieur.

« J'ai peut-être une idée, mon colonel, mais elle va vous sembler complètement folle.
- Je suis militaire, lieutenant, c'est mon métier que les idées folles !
- Il va mourir, reprit l'intrépide officier sans émotion. La seule solution pour que le capitaine Launay se relève et arrache la position ennemie, c'est de le rendre immortel le plus vite possible ! »

Le colonel Beaulieu avait fait Saint-Cyr et comptait dans ses amis proches nombre de députés influents de la IIIe République ; aussi se croyait-il prêt à écouter sans trembler les plus sombres imbécilités que l'on débitait toujours devant lui avec sérieux. La guerre, jour après jour, lui prouvait que la bêtise peut être scolaire, mondaine ou circonstanciée, elle n'en reste pas moins déconcertante.

« Ne dites rien, colonel, et laissez-moi faire. Dans deux heures, si Launay n'est pas debout sur le champ de bataille, vous pourrez me faire passer en cour martiale ! »

Sidéré, Beaulieu regarda son subordonné sombrer dans la folie et se précipiter au-dehors de la pièce avec son aide de camp. « Hazaie, trouvez-moi au plus vite une voiture ! Prenez aussi un pieu et un crucifix. »

Le jeune soldat marqua un temps de réflexion.

« Je vous demande pardon, mon lieutenant, mais où comptez-vous aller avec tout ça ?
- Chercher un vampire, bien sûr ! »

Les deux hommes arrivèrent moins d'une heure plus tard dans le grand cimetière adjacent à ce qui était encore, quelques semaines auparavant, une vieille cité médiévale fortifiée. Mal éclairés, ils déambulèrent un temps au milieu des allées noires, qu'un vent d'outre-tombe rendait plus sinistres encore.

« Qu'est-ce qu'on cherche, mon lieutenant ?
- Ça ! » s'exclama brusquement l'officier en désignant une petite chapelle éclairée de l'intérieur par une faible lumière.
Avec panache, ils ouvrirent la porte rouillée pour descendre non sans mal les marches qui les menèrent à la crypte. Le lieutenant ne s'était pas trompé : au milieu des sarcophages, un vieil homme à demi courbé dans un cercueil ouvert lisait un journal déchiré en se chuchotant à lui-même, jusqu'à ce que l'irruption des deux visiteurs ne le rende provisoirement silencieux. Le lieutenant chercha à s'imposer d'emblée :

« Pardonnez notre visite si tardive, monsieur, mais les circonstances nous obligent à cette intrusion dans votre … propriété ». Il toussota pour se donner de la prestance et reprit, solennel : « Conformément à l'ordre de mobilisation générale du 2 août 1914, vous êtes appelé au combat avec action d'effet immédiat et placé sous mon commandement. Préparez vos affaires, nous partons dans l'instant ! »

Le vampire ne bougea plus le moindre sourcil et resta prostré sans que l'on ne puisse vraiment savoir s'il avait conscience de l'honneur qu'on lui accordait de pouvoir mourir une deuxième fois pour la patrie. Le lieutenant, clairvoyant sur la brutalité de son introduction à cette heure avancée de la nuit, ne voulut pourtant pas en rester là

« Hazaie, vous parlez hongrois ? Puis s'adressant au mort-vivant : vous ne parlez pas français ? Me comprenez-vous, que diable ? »

Cinq minutes tragi-comiques s'écoulèrent avant que le vampire ne daigne répondre, flegmatique.

« Je m'appelle Villory. Pierre de Villory, comme indiqué au-dessus de la chapelle que vous venez de profaner. Me prendriez-vous pour le comte Dracula, monsieur l'officier ? »

Alors, rassuré d'avoir à deviser avec un gentleman que sa particule rendait d'un coup plus sympathique, le lieutenant lui expliqua sa dramatique situation avec moins de fermeté : la guerre, les allemands, le capitaine Launay, sa promotion, la cour martiale, sa femme, ses enfants, son accident de vélo lorsqu'il était jeune, ses lectures, Bram Stoker et ses excuses.

« Votre récit est touchant mais vous m'en voyez navré, je suis trop âgé pour vos jeux de guerre. Voyez-vous, j'étais encore un jeune officier au service de sa majesté en campagne lorsque le grand roi Louis le quatorzième prit la route des Flandres et nous jura : « Cette fois-ci, messieurs, c'est la dernière ! » Je suis mort de croire en l'Etat, deux siècles plus tard. Je vois que l'Histoire ne vous sert pas de leçon, jeunes gens. »

Le petit caporal, voyant son officier fort éprouvé par ce dithyrambe contre la patrie et résigné à lui offrir sa mort devant un peloton d'exécution, proposa quand même :

« Nous avons du sang, M. de Villory. Beaucoup de sang ! La guerre nous en offre plus que nous ne saurions qu'en faire. Du jeune, qui plus est, de quoi vous faire retrouver une pleine vitalité en quelques heures ! »

Le vieux vampire parut enfin attentif à l'annonce de cette juvénile perspective.

« Que devrais-je faire en contrepartie ?
- Presque rien ! Rendre immortel un de nos plus valeureux héros sur le point de mourir !
- Voulez-vous que ... je morde un homme ?

Le vampire se redressa, insurgé : Pour qui me prenez-vous, messieurs ? Pour un libertin dépravé ? Si ma morale n'est pas celle de votre Eglise, elle n'en est pas moins saine ! »

Bien heureusement pour les deux militaires, un aristocrate reste un patriote, et il ne fallut pas ajouter autre chose que la promesse d'une Légion d'Honneur posthume pour convaincre le buveur de sang de les suivre. On le présenta à Launay agonisant et, quelques instants plus tard, le capitaine sans peur se releva comme par miracle, simplement affublé pour l'éternité de deux petites marques de canines dans le cou. On décora Villory qui s'en fut avant le lever du soleil, l'âme revigorée, finalement amusé par cette petite aventure dans l'antichambre de la mort.

Que n'avait-on pas fait là ! Certes, le capitaine fut debout, plus immortel que jamais, et l'ingénieux lieutenant promu et renvoyé à l'arrière, avec citation pour acte de bravoure ; mais la guerre continuait.

Le lendemain matin, les soldats survivants, galvanisés, incrédules face au miracle annoncé de la nuit, attendaient leur héros qu'ils suivraient désormais au bout du monde, tout au moins jusqu'à la tranchée allemande quelques dizaines de mètres en contrebas. Mais il ne vint pas. Dans leur précipitation nocturne à réveiller les morts, les officiers coupables avaient oublié qu'un vampire ne résiste pas aux rayons du soleil, fussent-ils du Nord de la France. La journée s'écoula sans combats, sans espérances et la nuit retomba. Le bataillon, se croyant à nouveau victime d'une manipulation du haut commandement, commençait déjà à se mutiner dans un vacarme terrible quand le capitaine Launay apparût enfin, livide, vêtu de son uniforme ensanglanté. On ne pouvait en douter, c'était bien lui. Il traversa la tranchée dans un silence glacial, monta les premières marches de l'échelle qui mène au champ de gloire et regarda un temps ses hommes, pétrifiés.

« Allons boire le sang de ces salopards de boches ! »

D'un coup de sifflet qui déchira l'obscurité, les centaines de soldats hurlants du 227ème ressuscité partirent à l'assaut de la position ennemie qui ne résista pas à l'assourdissante violence de ces guerriers, de nouveau fanatisés à en mourir. Du côté allemand, on jura plus tard avoir cédé sans combattre devant ces hordes de morts-vivants que l'on croyait avoir exterminés la veille, véritables fantassins de l'apocalypse.

Les jours qui suivirent apportèrent au capitaine la gloire, l'admiration et un prestige inégalé. Launay organisa autour de lui une redoutable propagande qui fit trembler, selon les dires de cette même propagande, le Kaiser Guillaume II en personne ! De nouvelles images d'Epinal furent imprimées ; partout on racontait la vie dans les tranchées du plus grand héros de l'armée française : il dormait tout le jour dans un cercueil pour se souvenir qu'il n'était qu'un simple mortel, montrant à tous qu'il n'y avait qu'un seul chemin à emprunter pour la victoire finale ; il refusait tout signe religieux, préférant placer les hommes au-dessus des dieux ; il abreuvait véritablement les sillons de ses féroces soldats d'un sang impur dans lequel il aimait à tremper son visage ; enfin, il fit bannir l'ail des rations de ses soldats, sans que l'on ne sache vraiment pourquoi. Toutes les nuits, ses attaques surprises défiaient les lois de la guerre et ses blessures ne semblaient rien au regard de la ferveur nationaliste qu'elles provoquaient dans tout le pays.

Un soir, encore allongé dans sa modeste boîte en sapin, le capitaine-vampire convoqua les deux seuls sous-officiers dans la confidence de son secret.

« Je ne veux plus du sang prélevé sur les cadavres ou les charognes. Désormais, je veux du sang de soldats vivants ! »

Les dernières instructions de l'invincible soldat furent transmises au colonel Beaulieu le soir-même. L'inquiétude grandit soudain en lui qui, seul, pouvait anticiper ce qu'allait devenir la guerre menée par le héros du peuple : on serait obligé de saigner des soldats français bien portants dans de terribles conditions et d'offrir leur sang pour apaiser un fou de guerre si puissant qu'il finirait probablement par vaincre l'armée allemande à lui tout seul ; et de là on porterait en triomphe ce paladin victorieux, adulé par la population ignorante, jusqu'au fauteuil du président de la République, ou pire, jusqu'au trône des rois disparus ! Il fallait en finir au plus vite.

Profitant d'une belle journée ensoleillée - le risque d'un fâcheux réveil étant ainsi tout à fait écarté - deux soldats promis aux travaux forcés furent chargés de planter un pieu en bois dans le cœur du capitaine Launay, lequel fut bien vite décapité pour plus de sécurité et enterré sous une croix anonyme dans un petit cimetière loin du front. A ses hommes, on déclara que leur chef était mort d'avoir trop vécu et les deux soldats meurtriers furent fusillés discrètement pour un motif arbitraire. Plus aucune trace ne devait subsister de cette histoire. On l'oublia même rapidement et la France put se parer des atours de la victoire totale trois années plus tard, sans risquer de voir un officier ambitieux et avide de sang se faire couronner en nouveau César de la République triomphante.

Quant au vieux vampire que l'on avait dérangé une nuit de fête nationale, qu'advint-il de lui ? On sait qu'il fut à nouveau sollicité une nuit de 1916 quand notre lieutenant, devenu colonel, revint le trouver au fond de sa crypte :

« Pardonnez-moi de vous déranger à nouveau, mais il s'agit d'une affaire plus grave cette fois. Le général Pétain, qui commande actuellement nos troupes à Verdun, vient de faire un arrêt cardiaque dans les bras de sa maîtresse. Il faut absolument le remettre sur pied au plus vite. Il en va de l'avenir de la France ! »