Concours de nouvelles 2019

Prix Spécial du Jury

"La Marche" de Nathalie Marinier

Un. Deux. Trois ...

Dans ma tête, le ciel a le bleu d'un océan.

C'est fou ce que je pourrais y faire rentrer dans ce bleu. Ce que j'aurais envie d'y inscrire en grandes lettres blanches. Mais il n'y a pas un nuage pour que j'en détricote les volutes et que j'en reconstruise autre chose avec. Une cathédrale. Un palais. Je ne sais pas.

Quelque chose d'immense.

Ça me fait penser à ce qui m'amusait, gamin, quand je m'allongeais dans l'herbe chez mes grands-parents, que ça sentait la terre, la prairie, que ça remontait du sol en vapeurs sucrées tout en me dessinant des sourires de ravi sur les lèvres tellement c'était bon. Là-haut, les moutons du ciel prenaient l'apparence de ce que mes rêves avaient envie de vivre et j'ai imaginé des histoires dont j'étais le héros absolu, le corps soudé à la terre et la pensée légère, sauvage, aussi libre que l'est mon esprit en ce moment.

Sept. Huit. Neuf ...

Je respire mes pas.

Ils s'allongent et je les prolonge.

Je les étire pour geler le temps et l'espace. Un mouvement au ralenti que je peux véritablement percevoir dans le sang qui pulse sous ma peau en milliers de petites rivières de vie. Un arbre gigantesque en moi. Intérieur. Profond. Que j'ai oublié si longtemps de ressentir en dedans.

J'entends mon corps battre.

A moins que ce ne soit mon cœur.

Je pense que ce sont les deux qui battent. L'union de ces compagnons d'existence qui s'ouvrent un jour ensemble et se fermeront de la même façon, enlacés comme deux amants fébriles, jamais rassasiés par leur étreinte.

Je les redécouvre. Fidèles. Présents. Comme je voudrais redécouvrir intensément la chaleur de Léa. En cet instant, elle est partout. Son parfum délicat vient inonder mes narines et se blottir quelque part en moi, aux confins de mon âme, comme un trésor inestimable.

Léa et la douceur de sa voix qui vient me murmurer le monde à l'oreille.

Les mots que j'entends d'elle font éclore un bouquet de bulles de souvenirs dans ma mémoire, délicates et brillantes, sur lesquelles j'ai plus que tout le désir de m'attarder.

M'égarer dans les mots et le corps de Léa.

Me fondre au plus doux de sa soie.

M'y noyer et m'y endormir pour que le jour suivant ne me réveille pas.

Pas encore ... Pas tout de suite ...

Prendre le temps de laisser s'évanouir les tissages de l'aube, lorsque les reliefs s'élèvent doucement des ombres et que les couleurs émergent lentement, à la faveur des lumières encore grises ...

Je n'ai jamais autant souhaité découvrir la saveur du retard. Le sel de la lenteur à qui l'urgence a si souvent volé la place dans ma vie. J'ai le désir fou de le déguster comme le rouge des vins qui s'allongent au fond du rond des verres, profonds et lumineux, avec leur discret arôme de fruits rouges mélangés aux odeurs de sous-bois tatouant le palais.

Treize. Quatorze. Quinze ....

Rien ne s'oublie. Bien au contraire.

Cette marche, je l'ai déjà faite depuis six mois. Dans un sens et dans l'autre.

De nombreuses fois, au creux des mêmes pas que je compte aujourd'hui.

Tous les autres moments, le temps prend une largeur que je ne mesure plus mais qui m'ouvre la porte sacrée de la voie des songes.

Je m'y engouffre à la vitesse de la lumière.

Là, au cœur du souffle intime des pensées que personne ne pourra jamais me prendre, je suis en apesanteur.

Et l'univers est mien. Mon histoire.

Ma naissance.

Mes parents.

Mes amis.

Léa.

Les mille et un petits instantanés qui saupoudrent mes rêves éveillés de toute la douceur des émotions d'avant, celles des caresses et des sourires, celles des longues conversations d'été et d'hiver, des soirées multicolores qui laissent les empreintes du partage tendre à l'intérieur du ventre. Celles qui me remuent les tripes certaines nuits lorsque je voudrais pouvoir m'en goinfrer jusqu'à la sève, m'en imprégner le corps à nouveau pour contraindre le temps, lui implorer de me rendre ce qui n'est plus et de me donner ce qui n'est pas encore. Et que je voudrais vivre.

Dix-neuf. Vingt ...

Des enfants.

Des petits bouts de Léa et de moi.

Des reflets de nos âmes tout mélangés. Tout emplis de cette odeur de peau nouvelle, chaude et sucrée, presque transparente, qui nous ressemblerait et que l'on pourrait voir grandir lentement entre nos bras. Je les visualise ces enfants. Je les imagine vivants. Si présents dans mon monde que je connais par cœur les expressions familières de leur visage et l'éclat cristallin de leur rire.

A les imaginer, mes paupières en frémissent mais je ne les ouvre pas malgré la marée d'eau salée qui déborde et roule en perles sages sur la crasse de mes joues.

En dehors des trente pas, rien ne sert de regarder. Il n'y a rien à voir.

Ici tout est noir. Etroit. Profond.

Lorsque je reviendrai de ces lieux, je veux que la lumière pénètre chaque espace de ma maison.

Je veux de grandes baies vitrées ouvertes sur la mer. Je veux un horizon de paix.

Du soleil.

Des ampoules colorées tout autour des fenêtres.

Des rideaux blancs et le souffle du vent sur ma peau. Je veux les frissons du bonheur.

Léa.

Des regards et des mots.

Les fleurs d'un peau-à-peau en couleurs. De celles qui protègent et rassurent. Enveloppantes. Caressantes.

Comme peuvent l'être les promesses de l'éternité ...

Vingt-quatre. Vingt-cinq. Vingt-six ...

Et puis de la musique ...

Que ça résonne et que ça vibre partout dans les airs.

Qu'il y ait de la joie fébrile qui rentre du dehors et noie tout l'intérieur.

Les chansons de ma mère ...

La main dans les cheveux qui laisse des empreintes invisibles d'amour qui s'attardent loin, loin dans le temps ...

Maman, ta main est là.

Vingt-neuf. Trente ...

Trente. Un nombre de pas identique à mon âge. Comme un effet miroir ...

Mes genoux orange tombent sur le sable ocre devant la caméra plantée sur son trépied au milieu du désert.

Pour la énième fois depuis six mois, la lame d'acier de l'homme en noir debout derrière moi, aux côtés de tous les autres, vient enserrer ma gorge. La dernière fois peut-être.

Je ne sais pas si elle viendra perforer ma chair pour me voler la vie. Je ne sais pas si l'obscurité de cette ombre tentera définitivement de me défaire de ma lumière.

Ce que je sais, c'est que dans ma tête, le ciel a le bleu d'un océan ...

Je m'avance pieds nus vers les baies vitrées ouvertes sur la mer.

Nos enfants sont dans l'eau.

J'entends leurs rires et je plonge dans l'intensité joyeuse de leurs regards.

Ils ont la beauté et l'infinie douceur des yeux de Léa ...